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— Vous avez perdu, jetez votre révolver et plaquez-vous contre le mur, lança le preneur d’otage sur un ton mal assuré.
— Pour l’amour de Dieu, capitaine, obéissez ! implora sa victime, d’une voix tout aussi blanche.
— Dü wìrsch[1], éructa-t-il en pointant son arme vers Charlotte...
Un tir vint ponctuer sa phrase. Entrainée par les rayures du canon, la balle sortit en tournoyant sur elle-même et fusa vers la racine du nez. Elle entra pile entre les deux yeux, traversa l’os puis le cerveau avant de ressortir par l’occiput, entraînant un flot de matière dans son sillage et projetant des éclaboussures sur le mobilier. Entraîné par le projectile, le corps vacilla puis tomba en arrière. Choquée, le corps tremblant, Ambroisine tomba sur les genoux et se rattrapa avec sa main droite. De l’autre, elle pressait son oreille endolorie. Alors que Tribois déboulait carabine à la hanche, Charlotte se précipita vers elle :
— Mademoiselle, vous allez bien ?
— Je… je suis sourde de l’oreille gauche !
— C’est rien, ça ! Ça va passer.
L’officière tourna la tête en direction de son compagnon et, du regard, lui reprocha son manque de compassion. Mais l’ancien militaire restait dans son monde d’automatismes et faisait le tour des cadavres, s’assurant de leur trépas et récupérant leurs armes. L’aristocrate l’observait également d’un œil mauvais, le visage encore marqué par la douleur et les émotions fortes. Elle sanglotait et reniflait, comme une enfant qui a eu très peur. Charlotte, l’attira contre elle et lui passa la main dans dos. Ambroisine s’abandonna alors dans son étreinte et éclata en sanglot.
— Il va falloir qu’on trouve une bonne excuse pour justifier tout ça, reprit l’ancien légionnaire.
— Tu crois qu’c’est l’moment, toi ? Agade dans quel état est ta patronne !
— D’la ! Elle s’en r’metttra ben ! Faut qu’ça sorte, c’est tout.
— C’que tu peux êt’ froid, Marcel ! J’te comprend pas.
— Si c’était ton rafiot, Marinette, tu f’rais comme moi. On a r’trouvé Mad’moiselle, al va finir par s’amaiser et on va d’voir rentrer. La question, c’sont comment qu’on justifie tous ces morts ? Et m’dis pas qu’on va s’ensauver dans les bois comme des quiaulins.
— Mais nan ! Si les autres arsouilles y nous ont laissé en vie, on a p’t-être une chance.
— Sacré Loup-garou ! Tu crois à ton boniment ? T’oublies qu’j’en ont tué deux !
— Sauvez-vous ! sanglota Ambroisine.
— Pardon, mademoiselle ? Hors de question qu’on vous quitte encore une fois. Et kik vous allez faire, toute seule en Inini ? Z’allez quand même pas écrire les faux qu’ce fallu[2] vous a soufflés !
— Non, je dirai que nous avons été agressés, que j’ai réussi à me sauver grâce au sacrifice de ces hommes, expliqua l’aristocrate en reniflant. Cachez-vous dans la forêt, près du placer que nous avons visité. J’enverrais Abigisio notre guide, vous chercher. Nous rentrerons à Saint-Laurent par le dernier convoi.
— Et si personne y vous croit ?
— C’est la seule solution, chouina la blonde. Allez, fuyez !
Les deux compagnons se regardèrent, dubitatifs. Ils n’avaient pas de meilleure idée et traverser l’exploitation restait aussi hasardeux que dangereux. Tenter de s’échapper en secret, l’était tout autant. Pourquoi ne pas essayer la solution de l’aristocrate ? Charlotte l’aida à se lever et tous les trois sortirent du cabanon. L’atmosphère étouffante du climat équatorial semblait enfin relâcher son emprise. Un poids s’étaient envolé même si l’inquiétude et la prudence restaient de mise. Tous trois se séparèrent avec l’espoir de proches retrouvailles. Mais une fois les effets de l’adrénaline retombés, la capitaine se sentit bien lasse. Alors que Tribois guettait, caché par la végétation basse de l’orée du bois, elle se laissa glisser le long d’un tronc et rassembla ses genoux contre sa poitrine. Le baroudeur la remarqua et vint s’asseoir à côté d’elle.
— Qu’est-ce qu’y a qui va pas ?
— N’n’ai vu des horreurs, tu sais, mon p’tit puma. Des mâtons sadiques quand’ j’étais encagée à Belle-Île, des abordages qui s’finissaient aux corps-à-corps, à la lame… mais tout c’qu’est arrivé, c’est… c’est trop d’un coup.
— D’la ! Si j’te racontais tout qu’est-ce que j’ont vu. La soirée y suffirait pas.
— Comment qu’tu fais ?
— Ben, j’sais pas. À force d’trop en voir, j’ai dû m’habituer. Mais tu sais qu’ça me hante la nuit. C’est qu’partie remise comme on dit.
— Moi itou, j’en dors pas la nuit. Je r’vois tout ! Les Oyacoulets qui f’saient leur boucherie, le massacre, la lutte… et c’te statuette avec le sang partout ! C’est horrible, sanglota-t-elle.
— C’ sont normal, ça, tenta Tribois en passant son bras par-dessus son épaule. Ça va pas partir comme ça. Y faut un peu d’ temps. Mais, tu verras. On va rentrer, tu vas r’prendre ton bateau, r’trouver ton équipage et tout rentrera dans l’ordre p’tit à p’tit.
— Déjà, si j’avais ma pipe et mon tabac… ou une bouteille eud gnôle... ou si j’ chavais préparer le yagé[3] qu’on a r’trouvé sur les indiens !
Tous deux restèrent l’un contre l’autre un bon moment, bercés par les soubresauts de Charlotte et les cris lointains de la faune sauvage. L’homme de main ne savait que dire. Entre soldats, on ne parlait pas de ses choses-là. Et il sentait que ce n’était pas le moment d’être maladroit. Ce petit bout de femme espiègle qui l’agaçait, il avait fini par s’y faire, par l’apprécier même ! Et sans doute un peu plus. Pour la première fois, il sentait qu’il ne voulait pas la perdre. Alors il se tut et se contenta d’être présent. C’est elle qui rompit le silence qui commençait à lui peser.
— Kik tu feras, rentré à Saint-Laurent, mon capucin rusé ?
— D’la ! Ça dépend de c’que décidera mad’moiselle ! J’reste attaché à son service… enfin, j’crois.
— Elle rentrera sans doute en France, tu sais ?
— Si al décide de rentrer, j’verrai ben avec.
— Tu m’laisserais pas seule ici avec mes fantômes !
— J’veux pas, non.
[1] Tu deviens...
[2] Terme normand pour désigner un individu qui se donne de l’importance, un frimeur.
[3] Ou ayahuasca, une décoction hallucinogène préparée à partir d’une liane du genre banisteriopsis.
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