Chapitre 1
Tiana avait vu beaucoup de choses étranges dans sa vie. D'abord, elle avait vu sa mère tenter d'enfiler une chaussette en sautant à cloche pied dans le salon, sa brosse à dents dans la main gauche, son téléphone dans la main droite, un matin où son réveil n'avait pas sonné. Ensuite, il y avait le chat de sa vieille voisine, Mme Binouche, qui avait une face aplatie, comme s'il avait foncé dans un mur étant chaton et était resté coincé en l'état depuis. Enfin, il y avait son professeur d'économie internationale qui était incapable de retenir son prénom. Tina, Tiara, et même Thiméa, elle était passée par tous les noms sauf le sien. Tiana semblait être un prénom trop compliqué – probablement à cause de sa longueur phénoménale de deux syllabes - pour son crâne dégarni. Ah, il y avait aussi les interactions entre la plupart des adolescents. Ça, c'était jusque-là le summum de l'étrangeté. Elle ne les comprenait déjà pas quand elle était elle-même ado, et les comprenait d'autant moins maintenant qu'elle était une jeune adulte.
Mais il fallait bien avouer que "la jeune femme qui sortait soudainement de son mur pour venir atterrir dans son panier à linge tête la première", allait rapidement se hisser en haut de son podium. Derrière les interactions entre adolescents, peut-être, il ne fallait pas abuser.
Ne sachant comment réagir, complétement tétanisée, la jeune femme était restée sur son lit, son livre entre les mains. La scène était tellement surréaliste que l'idée de demander à l'intruse si elle allait bien ne lui traversa même pas l'esprit. Ou bien à hurler à l'aide – ce qui aurait été une réaction normale, il faut bien en convenir. Elle hésitait même en réalité à se convaincre que ce qui venait de se passer ne pouvait être qu'une hallucination et à retourner à la palpitante aventure dont elle avait été brutalement tirée.
Le problème, c'était que pour une hallucination, la jeune femme était particulièrement bruyante. Après s'être battue et débattue pour s'extirper du panier à linge, se tortillant dans des angles fort peu recommandés pour le corps humain, elle avait entamé une série de jurons tous plus inventifs les uns que les autres.
- Au nom de Merlin et toute autre incarnation de sage à barbe blanche, QUI est l'abruti qui a écrit ce sort que je l'étripe de mes mains ?
Ah non, il n'y avait pas à dire. Soit son cerveau était en plein craquage en plus d'avoir une imagination débordante. Soit on l'avait droguée à son insu – elle toisait du coin de l'œil la tasse de thé qui trônait sur sa table de chevet. L'hypothèse la plus improbable étant évidemment qu'il y ait réellement dans sa chambre à l'instant T une jeune femme sortie du mur qui proférait des jurons ridicules.
Enfin, l'hallucination sembla se remettre de son atterrissage peu délicat et enfin remarquer sa présence. Le visage de l'inconnue passa alors du tout au tout : de traits tirés et mécontents, il s'illumina d'un sourire de ravie de la crèche.
- Enfin te voilà ! S'était-elle exclamée.
Tiana fut presque tentée de se retourner pour vérifier qu'un trou ne s'était pas formé derrière elle. Un trou où se cacherait la personne à qui s'adressait cette phrase. Mais elle était assez cartésienne pour savoir que rien n'était apparu derrière elle. Et à la façon dont cette étrangère s'approchait d'elle, elle se doutait assez bien que cette phrase ne pouvait que lui être destinée.
- Tu sais combien de temps je t'ai attendue ? Une éternité. Mais qu'est-ce qui s'est passé pour que tu ne viennes pas me voir ?
Son cœur se mit à battre à la chamade. La jeune femme s'approchait, les bras tendus, prête à l'enserrer dans ses bras.
- Si tu savais combien je suis conten...
L'inconnue ne put finir sa phrase. Retrouvant soudain l'usage de ses membres, Tiana venait de lui asséner un violent coup de livre sur le visage. Sonnée, l'étrangère recula de quelques pas, le regard hagard, tenant sa joue où venait de s'abattre 800 pages de fantasy.
À ce moment-là, la jeune femme eut deux pensées :
1. Si elle avait toujours su que les livres constituaient une excellente arme de défense contre la bêtise, elle ignorait qu'il pouvait s'agir d'une aussi bonne arme au corps-à-corps.
2. Il y avait vraiment une femme dans sa chambre. Là. Maintenant.
Ni une ni deux, elle s'était précipitée vers la salle de bain où elle s'était enfermée à double tour. Pourquoi cette pièce plutôt qu'une autre ? C'était une évidence : c'était toujours ce que faisaient les personnages principaux des films et des livres dans ce genre de situations. C'était pourtant si bête. Elle aurait pu se ruer vers le bureau qui avait une large fenêtre. Ou bien la chambre de sa mère qui bénéficiait du même avantage. Mais non, comme une idiote elle s'était jetée sur la première porte avec un loquet qui lui était venue à l'esprit. Une pièce à la fenêtre étroite et haute où elle ne pourrait jamais se faufiler.
Et comme tout personnage de roman, elle avait laissé son téléphone branché dans sa chambre. C'était terrible, d'avoir lu et vu toutes ces fictions, d'avoir pensé tant de fois que ces erreurs étaient stupides, que jamais elle ne réagirait de cette façon, pour finir finalement bloquée de la même manière. Inconsciemment, dans l'émotion, elle devait avoir reproduit un schéma qu'elle avait vu bien trop de fois dans ses histoires.
Elle avait soupiré et était restée auprès de la porte, l'oreille collée au panneau en bois. Au travers, elle n'entendait qu'un souffle saccadé et lointain. Des pleurs, à n'en pas douter. Elle connaissait bien ce son. Il hantait sa maison parfois. Cette inconnue pleurait comme sa mère, sur un rythme lent et régulier, sans trop faire trop de bruit, par peur de déranger, mais suffisamment fort, dans l'espoir que les autres y prêtent attention. Ces larmes, sans qu'elle ne sache pourquoi, attendrirent son cœur.
Elle avait déverrouillé la porte le plus doucement possible. L'inconnue s'était assise dans le couloir, à même le plancher. Elle était recroquevillée sur elle-même, vulnérable. Mais surtout, dans cette position, elle verrait forcément Tiana si elle tentait de rejoindre une autre pièce. Son cœur avait raté un battement. Et maintenant ? Qu'est-ce qu'elle était censée faire ?
La femme s'était soudain relevée. Elle avait reniflé, essuyant son nez dans sa manche et avait claqué des doigts deux fois en marmonnant quelque chose que Tiana n'avait pas entendu. Rien ne s'était produit. Curieuse, Tiana avait continué d'épier contre toute prudence cette étrange jeune femme qui continuait de claquer des doigts dans son couloir comme si ce geste allait déclencher quoi que ce soit.
- Par les ailes de Morgan ! avait-elle fini par jurer – du moins à son ton on aurait cru un juron.
Les yeux de l'inconnue s'étaient détachés de ses doigts pour rencontrer ceux de Tiana au travers l'interstice de la porte. Cette dernière avait émis un glapissement. L'inconnue l'avait vue. Elle voulut refermer la porte, mais c'était trop tard : la femme avait réussi à caler son pied dans l'ouverture.
- Ecoute moi s'il te plaît ! avait imploré la femme. Dis-moi juste si la maison des Hautcourt est loin d'ici !
- Je... Je ne sais pas de quoi vous parlez ! avait répondu la jeune femme, terrifiée, en tirant du plus fort qu'elle le pouvait sur la poignée tout en tentant de repousser le pied de l'autre.
- Les Hautcourt, la famille la plus puissante de Clairbois, tu ne peux pas ne pas les connaître ! Une grande maison, avec des vitres rondes aux mille couleurs, des portes en bois énormes et ornée de cuivre, des murs dont la blancheur rivalise avec celle des nuages !
Voyant que ses efforts pour la repousser était vain, Tiana avait rendu un regard furieux à celui suppliant de son interlocutrice.
- La maison abandonnée vous voulez dire ? Celle de la rue de Courcheveau ? avait-elle demandé d'un ton impassible. Si je vous montre la direction, vous me laissez tranquille ?
- A... Abandonnée ? avait balbutié l'autre sur un ton meurtri.
- Si je vous montre la direction me laiss... était-elle revenue à la charge.
- Oui ! l'avait interrompu l'étrangère semblant tenter de reprendre ses esprits. Oui, avait-elle repris sur un ton plus calme, mais où s'entendait toujours ses pleurs. Je te laisserai tranquille.
- Alors allez m'attendre sous le porche. Claquez la porte derrière vous. Et je vous montre depuis la petite fenêtre à côté de la porte d'entrée.
- Mais je... avait tenté de négocier la jeune femme.
- Maintenant ! avait hurlé Tiana. Maintenant sinon j'appelle les flics !
La porte de la salle de bain s'était refermée avec un claquement. La jeune femme faillit s'écrouler contre le panneau de bois. L'inconnue avait cédé. Elle avait retiré son pied. Un soupir avait résonné dans le couloir. Puis des pas, qui s'éloignaient vers la porte d'entrée qui n'avait pas tardé à claquer elle aussi.
Tiana avait poussé un soupir de soulagement à son tour et s'était affaissée un instant contre le panneau. Qu'est-ce que c'était que cette situation absurdement surréaliste ?
Annotations
Versions