L'oiseau en cage
Le tintement d'une épée contre une armure retentissait aux oreilles d'Alma.
Elle ne l'aimait pas trop. Trop brutal, trop guerrier. Elle, elle préférait le bruissement des feuilles et le doux murmure inaudible pour la plupart des arbres qui poussaient.
Mais elle aimait bien voir les duels, alors elle entra dans l'arène du terrain d'entraînement. Elle se figea.
Akkai !
C'était bien lui. Akkai, si calme et pacifique, sanglotait en frappant de toutes ses forces un sac de frappe vêtu d'une cotte de mailles. Il virevoltait dans l'air, roulait, bondissait, esquivait, parait, encaissait, attaquait d'un coup droit ou de côté. Mais ce n'était pas ce qui la stupéfiait le plus.
Disparue, sa belle armure de métal bleu, souple, léger, mais figurant sur la liste des dix matériaux les plus solides du monde ; disparue, l'épée du Contrôle dont il était si fier, qu'il avait gagnée à la sueur de son front. À la place, un pantalon de toile et une ceinture de tissu, une simple tunique rouge – couleur qu'il détestait. À la place, une dague courbe – un fikkchen, se souvint-elle – d'acier premier prix, sans aucune pierre au pommeau. Alma la sonda. Aucun pouvoir.
Incroyable. Son Akkai, qui aimait tant les objets ensorcelés, s'entraînant sans aucun artefact ?
Le pire était qu'il était plus beau comme ça. Le rouge lui allait à merveille, s'accordant avec ses cheveux aubrun ; le sable écarlate se reflétait dans ses yeux marron, lui donnant un air belliqueux qu'elle ne pouvait aimer que chez lui ; sa tenue simple faisait ressortir sa magnificence – du point de vue d'Alma, en tous cas –, il semblait simplement plus vrai ainsi.
Mais Alma ne s'accorda qu'une demi-seconde pour l'observer.
« Akkai, qu'est-ce qu'il se passe ? » cria-t-elle.
Il ne répondit pas. La sueur se mêlait aux larmes sur ses joues...
Alma fit jaillir une liane de sa main. Elle alla s'enrouler autour de la dague, qui la sectionna d'un mouvement. Mais Alma avait réussi.
« Alma ! Ça va ? » s'exclama Akkai en scrutant ses yeux d'un air effrayé. Il la rattrapa juste à temps quand elle s'effondra.
« Est-ce qu'ils deviennent verts ?
— Non, ça va, souffla Akkai. Enfin, un peu l'iris. Mais la pupille est toujours noire. »
Alma sourit intérieurement. Elle avait eu ce qu'elle voulait. Elle n'était pas assez puissante pour retenir une épée avec des plantes et elle s'épuisait et risquait toujours un peu plus la transformation quand elle en créait à partir d'elle-même, mais elle pouvait toujours arrêter son meilleur ami.
« Qu'est-ce que tu faisais, Akkai ? Pourquoi tu pleures ? »
Le visage d'Akkai se ferma.
« Je vais y aller. J'ai un cours.
— Non ! Je connais ton emploi du temps par cœur, crétin. »
Le jeune homme sourit et Alma aussi. S'il souriait, tout allait bien. Mais il reprit bien vite un air sombre et ramassa son fikkchen. Alma remarqua que sa main était couverte d'ampoules – ce qui ne risquait pas d'arriver avec les gants de combat qu'elle lui avait offerts pour son anniversaire.
« Ça fait combien de temps que tu te bats, Akkai ?
— Sais pas.
— C'est quoi, le problème ? Et pourquoi tu veux pas m'en parler ?... » La voix d'Alma se brisa. Elle avait mal, terriblement mal. S'il y avait un problème, pourquoi Akkai n'était-il pas tout de suite venu la trouver ? Avait-il une autre personne qui comptait autant pour lui que lui pour elle ? Oui, ce devait être ça. Et même une petite amie. À cette pensée, son cœur se serra et elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Comme toujours.
« D'accord, je t'explique », dit Akkai en lâchant son arme, et le soulagement envahit le cœur d'Alma, qui ne fut toutefois pas trompée par son air désinvolte. « C'est... eux.
— Leonidas ? supposa la jeune fille.
— Non, Leonidas ça va, depuis que tu lui as mis ton poing dans la gueule il me fiche la paix. Non, c'est... ta sœur... avoua-t-il tout bas.
— Quoi ?? Liijai ?
— Non... Elkka... »
Elkka ? Alma n'en crut pas ses oreilles.
La douce Elkka. La petite Elkka. Il faut la protéger, Elkka, ses pouvoirs sont trop imprévisibles.
Elle avait entendu ça toute son enfance, et maintenant c'étaient les autres qui étaient à protéger d'Elkka ?
« Elkka. » Alma ne reconnut pas sa voix. Emplie de colère froide. « Et elle a dit quoi, Elkka ?
— Comme d'hab', tu sais, répondit Akkai d'un ton badin. J'ai aucun mérite, j'ai eu qu'à tendre la main pour avoir mon épée, et viens te battre sans objets ensorcelés pour voit comment tu t'en sors...
— Tu t'en sors très bien, Akkai, rétorqua Alma d'un ton cinglant car elle ne savait pas quoi dire d'autre, et si elle savait la moitié de ce que tu as enduré pour obtenir ton épée elle s'enfuirait en courant ! Je connais quelqu'un qui va s'en prendre une, ce soir...
— Non, Alma ! Déjà, t'aurais pas dû intervenir avec Leonidas, ça...
— Il a arrêté, non ?
— ... ne fait qu'empirer les choses ! Ensuite, tu vas rien dire à ta sœur parce que je vais régler ça seul ! » À présent, les larmes envahissaient le visage d'Akkai. Alma voulait le consoler, mais elle s'emporta elle aussi.
« Crétin ! Si vous vous battez, elle peut te tuer sans même le faire exprès en claquant des doigts !
— Et alors ? Ça sert à quoi de vivre si on ne me reconnaît pas comme je suis ?
— Il y a moi, peut-être ! Arrête d'être aussi égoïste ! » Alma sut qu'elle était allée trop loin. Akkai blêmit.
« Bah oui, pour toi c'est facile, Alma ! T'arrives, tu fais pousser un potager en trois minutes et on t'admire ! Moi je gagne le tournoi de l'école et on dit que c'est grâce à mon putain de père qui me passe tout ! Toi, Alma, on est certain que le mérite te revient. Mais moi non. Moi, je suis juste un gosse de riches qui a tout pour lui. Si je gagne haut la main, c'est parce qu'on m'a légué l'épée du Contrôle. J'ai pas risqué ma vie pour avoir mon baptême de quatorze ans. Moi, je suis juste un bon à rien qui a de la chance. » Il avait débité tout cela presque sans respirer, d'un ton haché. Même sa voix semblait au bord des larmes.
Alma fixait les lèvres fines d'Akkai et son cœur s'agitait dans sa poitrine comme un oiseau en cage. Il y avait quelque chose qui le calmerait. Immédiatement. Sa dernière carte. Elle s'était souvent amusée à imaginer la situation si elle sortait son joker, il rougirait, se confondrait en excuses, dirait qu'il était désolé, mais ce n'était pas réciproque, pardonne-moi...
Elle se décida finalement. Pas aujourd'hui. Un jour, peut-être. Ou pas...
« Tu n'es pas un bon à rien, Akkai. Je suis la seule qui te connaît vraiment. C'est moi qui t'ai accompagné pour obtenir ton épée. Et je sais que tu es à la hauteur. Même sans ton épée, tu me battrais, Akkai. Tu battrais n'importe qui si ça en valait le coup. »
Akkai baissa les yeux.
« Je me suis énervé pour rien. Désolé...
— Tu es incroyable, Akkai, d'accord ? Tu es incroyable, et moi je... » Sa voix mourut dans sa gorge. Toujours. Lâche. « Vraiment, Akkai, t'es un crétin. » Elle inspira profondément pour se calmer. Ne pas pleurer. « ... Je t'aime. » C'était sorti tout seul. Peut-être que traiter son ami de crétin aidait au confidences.
« Moi aussi, Alma. T'es ma meilleure amie. Je suis désolé de m'être emporté. T'y pouvais rien. Mais, s'il te plaît, n'en parle pas à ta sœur... Je ne prendrai aucun risque contre elle, mais je veux faire mes preuves... »
Alma n'écoutait pas. L'oiseau mourait dans sa poitrine. Cet imbécile n'avait pas compris.
« Je vais garder la dague, déclara Akkai en se levant et saisissant son pommeau de métal nu. C'est ressourçant, de se battre au naturel, sans aide. C'est comme ça que je vais l'appeler, tiens. Naturelle.
— Akkai...
— Quoi ?
— C'est du vol.
— Pff... Faut bien que je commence un jour dans la délinquance...
— Crétin. Akkai ?
— Quoi ?
— Je t'aime.
— Oui, je sais, dit Akkai, déconcerté. Moi aussi.
— Non. Pas pareil. » L'oiseau ressucitait et battait des ailes à ses oreilles. Prêt à s'envoler. Elle avait peur mais à la fois elle se sentait libre, libérée même, comme cette fois où, tous les deux, ils avaient sauté dans un lac depuis une falaise... « Toi, tu m'aimes comme un ami.
— Oui...
— Moi, c'est plus. Je t'aime, Akkai, merde. Je suis amoureuse de toi. Je dois expliquer ''amoureuse'' aussi ?
— Alma, bégaya Akkai, l'air ahuri, je...
— Non. Tu rien. Je veux pas d'excuses, de ''je t'aime mais pas comme ça''. Je veux juste que tu saches que la personne qui te connaît le mieux est amoureuse de toi. Donc t'es pas, je cite, un bon à rien qui a de la chance. Par contre, t'es vraiment un crétin (c'était gratuit). » Alma ouvrit la porte de l'arène, fit quelques pas dehors, se ravisa puis revint sur ses pas. « Fais comme si je t'avais rien dit, si tu veux. C'est pas grave. Je sais que c'est pas réciproque. Mais même si ça ne mène à rien, je suis contente de te l'avoir dit. Ça libère d'un poids... t'imagines pas. Et je veux que tu saches. T'es pas tout seul. On se retrouve au dîner, je vais prendre une douche. »
« Merci, Alma », cria Akkai d'une voix tremblante. Alma savait qu'il pleurait sans le voir. « À tout à l'heure. »
Alma sortit du terrain, le cœur plus léger. Elle avait peut-être fait une bêtise et ruiné leur amitié, mais au moins elle était délivrée de son lourd secret et Akkai savait qu'il comptait vraiment pour elle.
Mais peu importait. L'oiseau enfin libre gazouillait gaiement.
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