2

3 minutes de lecture

Il faisait nuit quand Roxanne aboutit dans la ruelle peu éclairée. Hâtant le pas, ses longues mèches dansant dans son dos, elle s'égara dans le quartier pendant quelques minutes, puis sortit son portable. La pile se mourait, le GPS l'achèverait. Roxanne n'osait pas non plus appeler Gaëlle et Fred, à coup sûr inquiets de ne pas voir arriver leur copine à temps pour le dîner.

Elle déboucha sur Tank Hill Road, s'étonna d'avoir marché aussi longtemps. Elle continua vers le nord, résignée à faire un long détour pour atteindre la A-2, large, bruyante et animée. Un SMS de Marco : Eh ! beauté, quand rentres-tu ?, et un autre : On se voit toujours vendredi soir ? J'apporte la bouteille et la bouffe, la firent grimacer. Marco qui lui collait aux basques jusqu'en Jamaïque, à longs jets collants de SMS, Marco qui souhaitait s'installer chez elle, Marco qui ne supportait pas la présence de Gaston, Marco avec qui elle voulait rompre. Un bon parti, pourtant, des études en génie chimique, la fortune au fond d'une fiole ou d'un bécher.

Fred et Gaëlle l'attendaient, le dîner sur la table. Tous les deux s'exclamèrent en même temps.

« Eh ! T'as l'air crevée, lança le premier.

- Hou ! T'es trop belle ! Une vraie Reine de la nuit. Pas vrai, Fred ?

- Je veux toucher !

- Allez, on mange.

- Désolée, je passe mon tour. Il faut que je dorme. J'ai pas faim, je me sens sale. Et mon vol, demain... Je dois me lever en forme.

- Le coiffeur t'a fait un bon prix ? Quand on voit que tu es touriste, ici... »

Roxanne n'osa pas leur raconter son excursion dans les ruelles étroites et terreuses des quartiers pauvres, sûre de se taper leur litanie habituelle sur les dangers de sortir de la zone touristique, faits divers à l'appui. Tout y passerait, les viols, les vols, et les kidnappings. Sans compter l'obeah et le kumina, ces vaudous locaux que des guides faisaient découvrir aux voyageurs plus téméraires, en quête de frissons à rapporter dans leurs iphones. De quoi se farcir le Facebook, où serait supplantée la nage aux côtés des requins.

Si au moins on avait fumé. La peur, encore, celle de Gaëlle, qui, comme une adepte extrême de la géométrie, décrivait toujours le même triangle entre la plage, la hutte et le quartier des boutiques. Fred, lui, aimait surfer. Il aurait préféré Boston Bay, mais faisait contre mauvaise fortune, bon cœur, et s'adonnait du matin au soir au kite surfing sur une mer calme comme une géante endormie. Il rentrait pour souper, bronzé, souriant, et embrassait sa boudeuse de blonde qui venait de faire les trois mêmes boutiques que la veille, accompagnée d'une Roxanne hargneuse et critique du moindre bar reggae qu'elles croisaient, comme si tous étaient des décors récupérés de vieilles productions hollywoodiennes. Rien ne trouvait grâce aux yeux de la jeune femme, la mer trop chaude pour son âme de québécoise, cette kayakiste habituée aux effluves glacées du Saint-Laurent. Fred et Gaëlle en avaient visiblement marre, et le départ de Roxanne serait le plus beau cadeau de voyage du jeune couple.

Roxanne s'excusa encore une fois, puis se tut, et recula.

Elle s'éclipsa dans la salle de bains. Les spots encastrés au blanc cru lui dévoilèrent l'image d'une jeune femme aux traits tirés, blanche comme la lune. Les longues mèches, qui luisaient telle de l'obsidienne mouillée, ondoyaient en souplesse, jouaient d'une caresse sur sa joue. Elles ne se laissèrent pas facilement ramener en chignon, glissaient entre ses doigts, insoumises. Le jet de la douche, puissant, revigora quelque peu Roxanne, le temps de faire les quelques pas jusqu'à sa chambre.

Le sommeil gagna la belle aussitôt qu'elle eut posé sa tête sur l'oreiller. Elle avait pris bien soin d'étaler autour d'elle sa chevelure, de peur d'écraser ses boudins rebelles. La jeune femme rêva de fouets claquants, de cordes assassines, rêches et tissées serrées.

Au matin, un soleil criard la tira de son angoisse. Elle voulut sauter sur ses pieds, mais une fatigue à laquelle l'énergique voyageuse n'était pas accoutumée l'obligea à bouger avec la précaution d'une aînée en convalescence. Une vague nausée la tenaillait. Elle évita le petit-déjeuner, fit une toilette rapide. Dans la glace, les mèches s'agitaient, moins brillantes que la veille, moins nombreuses, aussi, comme si elles avaient créé des alliances au cours de la nuit. Elles tombaient en rouleaux ternes, à la manière rastafari. Roxanne eut l'impression qu'elles avaient poussé, mais l'idée la rebuta, et elle l'écarta : les rallonges s'étaient tout bonnement délassées, elles prenaient leurs aises.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 13 versions.

Vous aimez lire Mille Milles ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0