CHAPITRE 7 Un réveil difficile (Repris)

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Boston, Massachusetts, General Hospital. Matin du 29 mai 2018

TI TI TI TI IIIIIIIIIIIIIIIIII

  L’alarme stridente qui résonnait dans la pièce réveilla Augustin en sursaut. L’air lui manquait. Il plaqua sa main sur sa gorge et tâtonna. Le tuyau s’était débranché ! Des palpitations lui secouèrent la poitrine, son cerveau non irrigué s’embrumait. Appeler à l’aide, vite ! Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il suffoquait.

 Une infirmière dégomma la porte de la chambre. Elle repositionna à la hâte le morceau de plastique sur la canule avant de couper l’alarme, examina les appareils de monitoring et vérifia les constantes d’Augustin.

Ses poumons se remplirent, l’oxygène afflua à nouveau dans ses veines. Quel soulagement !

 — Tout est en ordre, Monsieur Augun. Avez-vous besoin de quelque chose ?

 — Non, merci, murmura-t-il.

 — Très bien. Passez une bonne nuit.

 L’écho des pas de l’infirmière s’évanouit dans le couloir. Augustin soupira. Il avait donc rêvé. La mort de Justin, la rencontre avec madame Duval, la photo des résistants, le journal de cette Éva Kaltenbrün lui avaient retourné le cerveau. Ce réveil brutal venait d’aspirer le peu d’énergie qui lui restait. À bout de force, il appuya sur la télécommande de son lit médicalisé et se laissa emporter par le sommeil.

Deux semaines plus tard, Boston, 11 juin 2018

 Une fois l’aval de son médecin reçu, Augustin fut autorisé à quitter l’hôpital et réintégrer Harvard. En plus de son fauteuil de merde, de la présence constante de James ou de ses assistantes de vie, il devait se trimballer à la fac avec un respirateur portable dans le dos et un horrible tuyau planté dans la gorge. Les regards dont il faisait l’objet au quotidien redoublaient d’insistance. Ses cours, qu’il appréciait habituellement, se transformaient en véritable corvée.

 Parfois, lorsque son majordome débranchait Augustin pour retirer sa veste en début de journée, il oubliait de désactiver l’alarme qui gueulait dans l’amphi. Les passages aux toilettes ne s’avéraient pas plus réjouissants. Chaque fois que son majordome allumait l’aspirateur portable pour dégager les glaires coincées dans sa trachée, Augustin priait pour qu’aucun élève ne débarque au même moment. Bien sûr, dans une fac grouillant de monde, cette attente relevait du miracle.

 Pour couronner le tout, James, avec sa carrure de bodybuilder, refusait de porter autre chose que son costard cravate impeccable, ses lunettes de soleil et son foulard. Passer inaperçu devenait impossible. À croire que l’univers s’acharnait sur Augustin. Il ne désirait qu’une seule chose : rester cloîtré dans sa chambre, devant ses jeux vidéo.

 Le rêve de la Kommandantur n’arrangeait rien. Même si son esprit cartésien l’incitait au rationalisme, une intuition, une conviction profonde lui certifiait qu’il avait vécu un évènement particulier, voire exceptionnel. Sentir son corps bouger, obéir à ses sollicitations lui manquait. Claude Duval et Éva Kaltenbrün aussi. Pour la deuxième fois de sa vie, il devait faire le deuil de l’usage de ses jambes.

 Les recherches effectuées sur internet s’étaient soldées par des échecs. Aucun article ne mentionnait l’explosion ni l’incendie de la Kommandantur de Dijon. À part de maigres informations sur la carrière de chanteuse d’Éva en Allemagne, dans les années quarante, il n’avait pas rencontré beaucoup plus de succès à son sujet. Son père, un Général au service du Reich, avait été tué en avril 1945 lors de l’invasion de Berlin par les Russes.

 Pourquoi refusait-il d’admettre que son esprit avait déraillé ? Qu’il avait tout inventé ? Sûrement pour ne pas dépérir et éviter de sombrer dans la dépression.

 Tous les soirs, il rouvrait ce maudit bouquin, l’examinait des heures durant dans l’espoir qu’il recommencerait à briller. Le coffret dormait au fond de son sac et l’accompagnait partout. Augustin refusait de parler de cet héritage à ses sœurs. Lisa lui arracherait le carnet des mains et Audrey s’empresserait de le montrer à ses parents.

 Justin avait caché ces objets et ses secrets pendant des années, insisté pour qu’Augustin en devienne l’unique propriétaire. Dans sa lettre, il lui avait demandé de lui venir en aide. Il mettrait un point d’honneur à respecter les dernières volontés de son arrière-grand-père. Hors de question de le décevoir.

 Le raclement de gorge de James le fit sursauter.

 — Monsieur ! N’est-ce pas ici que vous êtes censé avoir cours ?

 Augustin s’arrêta sans conviction devant l’amphithéâtre. À quoi bon ? Dans quel intérêt ? Il fit pivoter son fauteuil et s’élança dans les couloirs de la fac.

 Son majordome se rua à sa poursuite.

 — Qu’est-ce que vous faites, Monsieur ? Revenez !

 — Je vais à la bibliothèque. Je dois vérifier quelque chose.

 — Vous ne comptez tout de même pas sécher votre cours de rattrapage ?

 — Je suis assez grand pour savoir ce que j’ai à faire.

 — Ce n’est pas une bonne idée, Monsieur. Vous risqueriez de rater votre année…

 Le visage d’Augustin se durcit. Ne pouvait-on pas le laisser décider de sa vie ?

 — Foutez-moi la paix ! Je serai mort dans quelques années, alors pourquoi poursuivre mes études ?

 Augustin traversa l’immense allée de la bibliothèque Widener, bordée de piliers en marbre et d’étagères en bois. Il demanda à James d’attraper pour lui plusieurs ouvrages et s’installa dans un coin, à l’abri des regards.

 Pendant que son élégant butler s’installait avec grâce dans un fauteuil, il éparpilla les livres historiques sélectionnés sur une table. Avant d’entamer sa lecture, il parcourut les trois premières pages du journal d’Éva et lista sur un papier les éléments susceptibles de l’aiguiller dans ses recherches.

 Après trois bonnes heures à éplucher des dizaines d’ouvrages inutiles, il lâcha un juron. Aucune information supplémentaire n’y figurait. Sa frustration mijotait dans ses veines. Sa tête implosait. D’un geste rageur, il balança le carnet dans le coffret et claqua le couvercle. La lampe verte de banquier posée sur la table vacilla. Ces bouquins à la noix le narguaient depuis trop longtemps ! Il les balaya d’un revers de la main. Tous les manuels entassés glissèrent de la table, puis dans un bruit sourd, s’écrasèrent par terre les uns après les autres.

 Une vague de regards accusateurs et de « chuuuuttt » s’abattit sur lui. James, endormi dans son fauteuil, se redressa d’un bond, prêt à fondre sur n’importe quel adversaire.

 — Désolé… marmonna Augustin.

 Alors que son majordome se penchait pour ramasser ses bêtises, il tenta de cacher ses oreilles cramoisies derrière le coffret en acajou. Du bout de l’index, il effleura le relief des lettres gravées. Avaient-elles une signification particulière, ou s’agissait-il d’une énième fumisterie de Justin ?

 Une idée de génie lui traversa l’esprit. Il récupéra sa tablette, pianota un moment et laissa échapper un long soupir de frustration. Impossible de reproduire ces fichus symboles avec son clavier tactile.

 Augustin se massa les tempes. Ne pas se décourager ! Pas question d’abandonner si vite ! Il passa en revue l’alphabet cyrillique, chinois, japonais, nabatéen, étrusque, tamoul, nubien, quenya, klingon, latin, cunéiforme, grec ancien et s’arrêta sur ce dernier. Toutes les inscriptions présentes sur le couvercle y étaient représentées. Ne lui restait plus qu’à télécharger une application pour écrire dans cette langue.

 Cinq minutes plus tard, il obtint enfin une traduction.

ανήκει σε ἀδικία : appartient à injustice

Έρως Επικτάρατος : Éros Epikataratos


 — C’est vraiment de la merde ! fulmina-t-il.

 James jeta un coup d’œil par-dessus son épaule sans y avoir été invité.

 — Vous étudiez le grec ancien, Monsieur ?

 — Vous comprenez quelque chose à ce charabia ?

 — Je dispose de quelques bases… Éros est le dieu de l’amour. Quant à Epika machin…

 Il s’interrompit un instant et s’éclaircit la gorge.

 — Pourquoi ne chercheriez-vous pas la traduction mot par mot ?

 — C’est une bonne idée, James !

 — Merci, Monsieur. Il m’arrive parfois d’en avoir.

 Augustin pianota de nouveau sur sa tablette.

 — Ce qui nous donne donc : ανήκει σε : appartient à. ἀδικία : adikia : injustice. Έρως : éros : amour/dieu de l’amour. Επικτάρατο : epikataratos : maudit/exposé à la vengeance divine/soumis à la malédiction de Dieu. Très instructif ! gronda-t-il. J’en ai assez de ces conneries !

 Il récupéra ses affaires et quitta la bibliothèque, son majordome sur ses talons.

Deux semaines plus tard, Boston, 28 juin 2018

 Le silence régnait dans l’appartement. L’une des deux assistantes de vie d’Augustin dormait dans la pièce aménagée pour elles.

 Alors que la pluie tambourinait sur la baie vitrée, la pleine lune essayait de se frayer un chemin parmi les nuages menaçants. Un mois et demi s’était écoulé depuis la mort de Justin. Augustin ne réalisait toujours pas. Jamais il ne reverrait cet homme qu’il aimait tant. Avec qui partagerait-il ses malheurs et ses moments de joie, désormais ?

 Les membres de sa famille avaient repris leur routine. Ses parents, conviés par le maire à une soirée mondaine, rentreraient tard. Audrey fêtait l’anniversaire de l’une de ses amies en boîte de nuit. Lisa, l’aînée de la fratrie, voyageait à Monaco avec son fiancé. Depuis plusieurs mois, il ne la voyait plus beaucoup. Elle travaillait des journées entières sans compter ses heures. Récemment promue directrice d’une succursale de l’entreprise familiale, elle passait le plus clair de son temps à naviguer entre Boston et New York.

 Assis sur son lit médicalisé, un air de Nightwish dans les oreilles, Augustin lança un jeu vidéo pour se changer les idées. Au moment où son Assassin s’apprêtait à escalader une paroi rocheuse, une notification apparut sur son écran. Un certain JDdu10 l’invitait à entrer sur un site au slogan accrocheur : « Rejoignez notre communauté et retrouvez des informations sur vos ancêtres américains ».

 Augustin cliqua sur le lien.

Bienvenue sur notre site collaboratif.

Ce site héberge un grand nombre d’archives numérisées, d’articles de journaux, d’actes de naissances et d’avis de décès des familles américaines. N’hésitez pas à y ajouter des documents, des photos, etc., afin d’agrandir notre base de données.

 Pourquoi ne pas essayer ? Il entra machinalement son nom dans le moteur de recherche. Tous les membres de la famille Augun résidant aux États-Unis défilèrent sous ses yeux. En bas de la liste figurait un prénom inconnu.

Tristan Augun, cadet d’une fratrie de trois enfants, dont Marie Augun et Joseph Augun, s’est installé à New York en 1920. Il décédera des suites d’un accident de voiture en 1930. Célibataire et sans enfants, sa famille française n’a jamais été informée de son décès.

Informations mises à jour par « profil anonyme », le 04/02/2018.

 Augustin leva les sourcils. Justin s’était montré très mystérieux sur sa vie de jeune adulte avant de rencontrer Maryse, en Angleterre. La seule chose qu’il avait daigné raconter à ses descendants concernait ses parents, Joseph et Henriette, assassinés par des nazis à Dijon durant l’occupation. Ce Tristan Augun et cette Marie Augun, frère et sœur de Joseph, étaient donc l’oncle et la tante de Justin ? Pourquoi cacher l’existence de membres de sa famille ? Combien d’autres secrets avait-il laissés derrière lui ?

 Une pointe de déception asticota l’esprit d’Augustin. Lui qui pensait bien connaître son arrière-grand-père s’était planté. Pas de quoi en faire un drame. Peut-être n’avait-il jamais connu son oncle et sa tante ?

 La fatigue lui tombait dessus. Au moment de ranger sa tablette dans sa sacoche, ses pupilles se dilatèrent. Au fond du sac, un faible halo bleuté s’échappait du coffret en acajou. Son cœur fit un saut périlleux. Pendant des semaines, il avait contemplé en vain le journal d’Éva, feuilleté les pages encore et encore dans l’espoir que le phénomène se reproduise.

 L’excitation et l’angoisse formaient un étrange bouillonnement au creux de son estomac. Hallucinait-il ? Que se passerait-il si la magie n’opérait pas ? Pourrait-il supporter une nouvelle désillusion ?

 Respirer. Rester calme. D’un geste hésitant, il souleva le couvercle gravé et ouvrit le carnet. Sur la page de garde, des lettres scintillaient.

« Réveille… »

 Un frisson désagréable se répandit le long de ses bras jusqu’à sa nuque. Ses tempes palpitaient, son cœur s’emballait, mais il s’en foutait. Retourner en 1941 valait bien quelques sacrifices ! Les meubles et les lumières de sa chambre vacillèrent, son corps fut saisi de spasmes incontrôlables. Alors qu’un tourbillon de lettres lumineuses se formait autour de lui, la phrase résonna dans sa tête avant qu’il se fasse aspirer par les ténèbres.

« Réveille-toi ! »

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