CHAPITRE 49 PART2/2 Philippe (Repris)

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ÉPICERIE FINE

AUGUN ET FILS

 Je restai un long moment à contempler la devanture, les larmes aux yeux. Tous les flashs dont j’avais été témoin ces derniers mois retraçaient donc les souvenirs de Justin. Je comprenais mieux ce qui l’avait poussé à nous dissimuler un pan entier de son existence. Il avait dû vivre un véritable enfer. Comment se remettre de l’assassinat de ses parents et de sa femme enceinte ? Face à une telle tragédie, ses cachotteries, son comportement m’apparaissent désormais bien dérisoires. Et surtout, justifiables.

 — Vous n’trouverez personne ici, m’alpagua une femme qui vidait son seau à serpillière dans le caniveau.

 — Vous connaissiez les propriétaires de cette épicerie ?

 — Oh, non. Chui arrivée quelques mois après l’drame. C’est mon amie qui m’a raconté c’qui s’était passé. Ils ont tous été tués, sauf les deux fils.

 — Vous pourriez m’en dire plus à leur sujet ?

 Elle s’appuya sur son balai et secoua la tête d’un air réprobateur.

 — C’est une sale histoire, moi j’vous l’dit. D’après c’que j’ai entendu, le proprio d’la boutique aurait trompé sa femme avec une boche juste après la Grande Guerre. Sa bonne femme et son fils légitime, Justin, j’crois qu’il s’appelait comme ça, n’étaient même pas au courant. Et v’la t’y pas qu’y a quatre ans, un peu avant qu’ces enfoirés d’boches nous envahissent, le rejeton qu’il avait eu avec l’Allemande a débarqué. La femme du proprio n’a pas eu son mot à dire. Moi, à sa place, j’aurais coupé les roubignoles de mon mari. Enfin bref, ils ont accueilli l’gosse comme leur fils, mais il ne leur a attiré qu’des problèmes. Un vrai voyou, moi j’vous l’dit. Y’a des bruits de couloir qui circulent. Apparemment, ce serait d’sa faute si les Allemands ont tué tout le monde l’année dernière. Après ça, y paraît qu’le pauvre Justin est parti. J’espère qu’il a r’fait sa vie ailleurs. Mon amie m’a raconté qu’il avait d’la famille à Troyes.

 — Et l’autre fils, vous savez ce qu’il est devenu ?

 — Mon amie me l’a montré l’aut’fois. C’te raclure de nazi traficote avec le bijoutier au bout d’la rue. Il a gardé l’nom d’sa mère. Godmann, Bodmann, oui c’est ça. Philippe Bodmann. C’est dommage, vous l’avez raté d’peu. J’l’ai vu passer dans l’coin y’a une dizaine de minutes.

 Les pleurs d’un enfant s’échappèrent d’une fenêtre ouverte.

 — Faut qu’j’y aille. Le p’tit dernier a besoin d’moi. Bonne journée, me dit-elle en claquant la porte.

 Mon cœur me martelait les côtes. Je me précipitai dans la direction qu’elle venait de m’indiquer.

 Un peu plus loin, deux soldats discutaient devant une bijouterie qui ne payait pas de mine. J’entrai dans la boutique et saluai à mi-voix un vieil homme derrière un comptoir qui conversait avec un officier SS en uniforme noir.

 Pour éviter d’attirer l’attention, je m’approchai d’une vitrine et contemplai les bijoux exposés. Je jetai un coup d’œil discret aux deux hommes. Le fameux Philippe avait déjà dû partir.

 Le gérant se pencha puis fouilla dans l’un de ses tiroirs. Le soldat soupira bruyamment, croisa les bras et tapota son uniforme du bout des doigts. Mon cœur fit un saut périlleux. Une chevalière frappée d’un aigle noir et d’une croix gammée brillait autour de son annulaire.

 Je lui lançai un regard en coin. Une brûlure boursouflée recouvrait une bonne partie de sa joue. Peut-être ne s’agissait-il que d’un effet de mon imagination, mais j’avais l’impression de l’avoir déjà vu. Je l’observai avec attention. Mon rythme cardiaque s’emballa à nouveau. Le visage de l’homme qui nous avait arrêtés, Claude et moi, à la Kommandantur de Dijon lors de mon premier voyage me revint en mémoire. Aucun doute possible, c’était lui.

 Je me hâtai de baisser la tête en m’efforçant de contenir mon angoisse. S’il me reconnaissait et appelait ses camarades, je ne donnais pas cher de ma peau.

 Une vieille dame poussa la porte de l’arrière-boutique et se dirigea vers moi.

 — Bonjour jeune homme. Que puis-je faire pour vous ?

 — Euh… Bonjour madame. Je voudrais acheter un bijou pour ma petite amie, m’empressai-je de répondre.

 — C’est un peu vague. Préféreriez-vous lui offrir une bague, un collier, un bracelet ou des boucles d’oreille ?

 — Un collier serait parfait, annonçai-je au hasard.

 La cloche de la boutique carillonna. L’un des deux officiers resté à l’extérieur passa sa tête dans l’entrebâillement de la porte.

 — Adjudant Bodmann ! Qu’est-ce que vous foutez ? Dépêchez-vous de vous ramener !

 — J’arrive, mon Lieutenant !

 Il récupéra l’enveloppe que lui tendait le bijoutier puis quitta les lieux en nous saluant à demi-mots.

 Je restai figé sur place devant les colliers que la vieille dame me présentait. J’avais du mal à réaliser que je venais de croiser Philippe Bodmann. Que s’était-il passé pour qu’il rejoigne l’armée allemande et devienne SS ? Et dire que cette enflure avait frappé Justin, l’avait laissé pour mort dans la rue, qu’il m’avait interpellé après l’explosion de l’armurerie à Dijon. Toutes ces informations me donnaient mal au cerveau.

 — Alors, jeune homme. Avez-vous fait votre choix ?

 Je sursautai et levai les yeux vers la gérante du magasin. Puisque j’étais là et que je ne pouvais rien faire de plus, autant en profiter pour acheter un cadeau à Éva. En examinant les modèles, un pendentif en forme de cœur sertie d’une pierre bleu nuit attira mon attention. Elle me rappelait la couleur de la robe qu’Éva portait à Paris.

 — C’est un excellent choix, monsieur. Ce collier nous vient des États-Unis. La jeune femme qui l’a vendu à mon mari s’appelait Rose. Elle voulait se débarrasser de ce bijou offert par son unique amour, mort dans un naufrage. Je vous fais un paquet cadeau ?

 Je retournai vers la place Saint Bernard, secoué par ma rencontre avec Philippe. Devant l’entrepôt où était garé le camion de Marie, un homme aidait Justin à charger le coffre. Je n’avais pas le courage de me confronter à lui maintenant. Je préférais prendre le temps d’encaisser le choc afin de trouver les mots justes pour l’aborder.

 Après avoir fermé les portes du camion, Justin s’installa derrière le volant. J’enfourchai ma moto et lui emboîtai le pas. Il s’arrêta chez un fleuriste, puis en ressortit avec un énorme bouquet de roses rouges et un autre de roses blanches. Il reprit la route, mais au lieu de tourner en direction de Troyes, il traversa les faubourgs de Dijon puis abandonna son véhicule le long d’un mur d’enceinte.

 Il descendit du camion et disparut derrière un immense portail en fer forgé. Je mis pied à terre et le suivi à distance. Mon cœur se serra. Des allées de tombes, de caveaux s’étendaient à perte de vue. Justin s’agenouilla devant trois tombes puis déposa ses deux bouquets de fleurs dans des vases. Il resta quelques minutes assis, sans bouger. Je ne pouvais pas repartir comme si de rien n’était en le laissant seul avec son chagrin. D’un pas hésitant, je me décidai à m’approcher. Mon regard s’attarda sur les trois stèles de marbre.

Joseph Augun 1889 -1941

Henriette Augun 1892-1941

Paulette Augun 1922-1941

 Les graviers crissèrent sous mes pas. Justin se retourna en sursautant.

 — Augustin ? s’exclama-t-il, les yeux ronds. Qu’est-ce que tu fous là ? Tu m’espionnes, maintenant ?

 — Je… Je suis désolé, Justin. J’ai essayé de te rattraper pour m’excuser à propos de notre dispute. J’ai aperçu le camion à l’entrée du centre-ville, mais j’ai été arrêté par une patrouille.

 Je me sentais coupable, honteux d’avoir douté de lui. Je ne pouvais pas lui avouer la vérité. Comment lui expliquer que j’avais été, malgré moi, témoin de bribes de ses souvenirs sans qu’il me prenne pour un illuminé ?

 — Et pourquoi n’es-tu pas venu directement jusqu’à la boutique du grossiste ?

 — Je ne connaissais pas son adresse, alors je me suis un peu promené dans le centre-ville pour essayer de te retrouver. Je suis tombé sur l’épicerie par hasard…

 — L’épicerie ?

 Je lui rapportai l’intégralité de ma conversion avec l’une des habitantes de la rue et ma rencontre avec Philippe.

 — Tu as croisé Philippe ? murmura-t-il d’une voix blanche.

 D’un geste convulsif, il fourra sa main dans sa poche et en sortit son portefeuille. Il l’ouvrit et me tendit une petite photo en noir et blanc. Devant la tour Eiffel, Justin et Philippe Bodmann se tenaient par l’épaule en souriant.

 — C’est lui que tu as vu ? reprit-il en pointant un index tremblotant sur Philippe.

 J’acquiesçai d’un signe de tête. Justin semblait être dans tous ses états. Il s’agitait, bégayait, jetait des coups d’œil frénétiques autour de lui comme s’il redoutait que Philippe ne surgisse d’entre deux stèles.

 — Qu’est s’est-il passé ? Ton demi-frère, il a tué tes parents ?

 — Non… Pas directement.

 Il enfouit son visage dans ses mains et fondit en larmes. J’appréhendai d’être à nouveau assailli par des flashs violents, de m’évanouir, mais il avait besoin de réconfort. Je le touchai du bout des doigts, mais rien ne se produisit. Rassuré, je le serrai dans mes bras et lui frottai l’épaule.

 Entre deux sanglots, il me raconta de quelle manière Philippe était entré dans sa vie. La mère de ce dernier, alcoolique et droguée, était morte en tombant dans les escaliers. Orphelin et sans argent, Philippe avait sonné à la porte de l’épicerie un matin. Justin m’expliqua qu’il s’entendait bien avec son demi-frère les premières années, mais que leur relation s’était dégradée au fil du temps. Philippe avait cumulé des dettes au jeu. Pour les rembourser, il trafiquait avec quelques commerçants du coin.

 Après le mariage de Justin et Paulette, la famille était au bord de l’implosion. Joseph, leur père, très strict voire impitoyable, les réprimandait constamment. Philippe ne supportait plus cette autorité. Juste avant le drame, il s’était engagé dans l’armée allemande pour échapper au harcèlement de son père. Justin avait un jour surpris son frère en pleine dispute avec un officier allemand à qui il devait de l’argent. Cet officier était revenu à plusieurs reprises et avait agressé Paulette. Justin était intervenu et Philippe avait fini par tuer l’allemand.

 — Ce n’est pas pour moi qu’il a fait ça. C’était pour se protéger. Cet officier savait des choses sur lui. Il l’a éliminé. Il m’a fait croire qu’il allait se rendre à la police, mais il m’a assommé et s’est enfui. Quand je suis revenu à moi, c’était déjà trop tard. Les Allemands ont vu le cadavre de leur camarade et se sont vengés. Ils ont mis le feu à l’épicerie et ont pendu mes parents et ma femme, conclut Justin en s’essuyant les yeux. Depuis, je me suis promis de venir fleurir leurs tombes une fois par mois.

 — Pourquoi ne l’as-tu pas dénoncé ? Ce n’est pas juste…

 — J’ai peur de lui, Augustin. Il a été impliqué dans de sales histoires. Je suis au courant de tout. Je suis le seul à connaître ses secrets. S’il a été capable d’assassiner cet allemand, il pourrait très bien faire la même chose avec moi. Tu m’as dit qu’il portait un uniforme SS. Ça signifie qu’il est monté en grade, qu’il a plus de pouvoir qu’avant. Si je le dénonçais, qui me croirait ? Je suis Français… Ce sera ma parole contre la sienne.

 — C’est à cause de lui que tu t’es réfugié chez Marie ?

 — En partie, oui. J’espérais qu’il ne me retrouverait jamais. Il était censé avoir quitté la région. J’ignorais qu’il était revenu dans le coin.

 — Il ne sait pas que tu as une tante à Troyes ?

 — Je ne pense pas. Mon père et Marie se sont disputés il y a des années. Il ne parlait jamais d’elle.

 — Pourquoi tu ne m’as rien dit, Justin ? J’ai pourtant essayé de te proposer mon aide… soupirai-je avec tristesse.

 — Je ne savais pas comment exprimer mes émotions. Joseph était quelqu’un de très difficile à vivre. Ma mère avait trop peur de lui pour oser contester ses décisions ou prendre notre défense. Je n’ai jamais reçu d’affection de leur part. Je me suis toujours débrouillé tout seul.

 — Mais… Tu avais Paulette.

 — Le rôle d’une femme n’est pas de consoler son mari, mais de s’occuper du foyer et des enfants.

  Même si le discours misogyne de Justin m’exaspérait, j’estimais le moment mal choisi pour lui faire des reproches. Vu l’époque à laquelle il vivait et l’éducation qu’il avait reçue, son comportement ne me surprenait pas. J’imaginais que Maryse avait fait preuve de beaucoup de patience, qu’elle avait dû supporter de nombreuses humiliations avant qu’il devienne l’homme bienveillant que j’avais connu.

 — Je suis désolé. Je ne me mêlerai plus de tes affaires à l’avenir. Sauf si tu me le demandes, bien sûr, précisai-je en posant ma main sur son avant-bras.

 — Merci de m’avoir écouté, mais je n’ai plus envie d’évoquer ce sujet. Je dois passer à autre chose, Augustin. Je veux effacer toute cette partie de ma vie, l’enterrer à tout jamais. J’ai besoin de faire mon deuil, de me reconstruire. Alors s’il te plaît, garde ça pour toi.

 — Bien sûr. Allez, on rentre. Marie va nous attendre, fis-je en lui souriant.

 Je chargeai ma moto à l’arrière du camion entre les cargaisons, puis m’installai à côté de Justin. Il ne prononça pas un mot durant le trajet.

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