CHAPITRE 53 PART 1/2 Survivre (Repris)

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 La brutalité de l’annonce fit aux deux sœurs l’effet d’un seau d’eau glacée reçue en pleine figure. Sonnées par la sentence du médecin, les jambes flageolantes, elles se laissèrent tomber sur les fauteuils du couloir. Un long silence s’installa.

 Lorsqu’elles eurent digéré l’information, elles rejoignirent la chambre d’Augustin. Leurs parents, épuisés et sidérés, s’éclipsèrent à la cafétéria.

 Alors qu’Audrey s’installait sur un fauteuil, Lisa s’assit sur le lit de son frère et lui caressa les cheveux. Son teint cireux, son visage fatigué et son regard vitreux lui brisaient le cœur. Elle ne comptait plus les journées passées à son chevet pour le réconforter, les longues heures à l’entendre pleurer, l’interminable succession d’opérations qu’il avait subies, l’inquiétude qui régnait au sein de la famille depuis plus de dix ans. Mais comme d’habitude, elle saurait le rassurer, lui remonter le moral.

 — Tu nous as fait peur, frangin. Si tu espérais éviter l’exposition d’Audrey, tu n’avais qu’à refuser d’y aller, plaisanta-t-elle. Ça t’aurait épargné un voyage en ambulance.

 — J’aurais préféré que ce soit en corbillard.

 — Ne dis pas ça, il y a encore…

 — Encore quoi, Lisa ? Plein de choses à faire ? Et que veux-tu que je fasse exactement ? J’ai de plus en plus de mal à bouger mes bras. Je ne peux même pas parcourir cent mètres tout seul !

 — Ne sois pas si pessimiste. Il existe des traitements expérimentaux. Les chercheurs ont bon espoir.

Augustin lui lança un regard glacial. Lisa fut si surprise qu’elle eut un mouvement de recul.

 — Arrête un peu avec tes salades ! Je sais que tu essaies de me réconforter, mais c’est inutile. J’en ai ras le bol d’être couvé comme un gamin, de devoir écouter tout le monde, d’être le gentil garçon obéissant, de ne pas pouvoir avoir la paix plus de deux minutes !

 Lisa resta bouche bée. Son frère ne lui avait jamais parlé de cette manière. Elle l’examina un instant. Son regard avait changé. Cette lueur de naïveté qui brillait habituellement au fond de ses yeux avait disparu.

 — Cesse de te complaire dans ta déprime, Augustin. Il y a de plus en plus de lieux accessibles aux fauteuils roulants, et…

 Le jeune homme laissa échapper un rire amer.

 — C’est facile pour toi. Tu peux marcher, tu as un avenir, tu vas même devenir maman ! Je suis très content pour toi, mais ne me donne pas de leçon de morale ! Tout ce dont j’ai besoin, c’est de retrouver ma sacoche.

 Le visage de Lisa se durcit. Elle se redressa, croisa les bras et pinça les lèvres.

 — Maintenant, ça suffit ! Audrey m’a tout raconté à propos de ce bouquin. Il est grand temps que tu reviennes à la réalité.

 Augustin jeta un coup d’œil dégoûté à Audrey.

 — Tu m’avais promis de garder ça pour toi !

 — Je… Je suis désolée… je ne pouvais plus continuer à…

 — Sors d’ici !

 — Arrête de nous parler sur ce ton ! s’écria Lisa, excédée.

 — Toi aussi, va-t’en ! Vous ne comprendrez jamais. Laissez-moi seul, je n’ai pas envie de discuter.

 — On ne peut pas t’abandonner dans cet état, souffla Audrey, les larmes aux yeux.

 — Pourquoi ? Vous avez peur que je me suicide ? Je ne peux même pas me lever pour aller pisser ! Ne vous en faites pas, je survivrai. Il y a ces putains de machines pour me maintenir en vie ! Foutez-moi la paix et sortez d’ici !

 Les deux sœurs quittèrent la chambre à contrecœur. Audrey s’adossa contre le mur du couloir, enfouit sa tête dans ses mains et éclata en sanglots.

 — Je n’aurais jamais dû le laisser croire à toute cette histoire, se lamenta-t-elle. C’est ma faute, Lisa. J’avais l’impression qu’il allait mieux, que ça l’aidait à supporter sa maladie. Si tu l’avais entendu me raconter son aventure imaginaire. Il semblait si enthousiaste. Je ne l’avais jamais vu comme ça.

 Lisa serra sa sœur dans ses bras.

 — Je sais que tu as essayé d’agir pour son bien, mais ce n’est pas sain de le maintenir dans son délire.

 — Qu’est-ce que tu comptes faire ?

 — Nous devons découvrir ce que papy nous a caché toutes ces années. Peut-être que ça aiderait Augustin par la même occasion. Cette chanteuse allemande, Éva Kaltenbrun… Justin a murmuré son prénom avant de mourir. Elle devait être importante pour lui.

 — Tu ne trouves pas ça étrange qu’il ne nous ait jamais parlé d’elle ? s’enquit Audrey.

 — Peut-être qu’il entretenait une liaison avec elle avant de rencontrer Maryse, ou qu’il gardait de sombres secrets. Il s’est excusé à l’hôpital. Je pense qu’il avait des remords, mais j’ignore pour quelle raison, précisa Lisa, les yeux perdus dans le vague. Reste à découvrir pourquoi il a légué ce coffret à Augustin et pas à nous. J’espère que nous retrouverons sa sacoche. Je vais demander à un ami policier de nous aider, il a une dette envers moi. Il faut absolument qu’on mette la main sur le journal intime de cette Éva. Que sais-tu d’autre à propos d’elle ?

 — Pas grand-chose. J’ai effectué des recherches à son sujet sur internet, mais je n’ai trouvé que quelques articles sur sa carrière de chanteuse à Berlin.

 Lisa pianota à toute vitesse sur son téléphone.

 — J’envoie un message à Jin-woo*. Il connaît un détective privé français qui a installé une succursale à Boston. Je vais lui demander de te communiquer son numéro. Je parlerai de toute cette histoire à papa et maman ce soir.

 — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Ils risqueraient de faire interner Augustin, signala Audrey. Je ne suis pas sûre qu’il le supporterait.

 — D’accord, je ne dirai rien, mais il devra consulter son psy.

 Seul dans sa chambre, Augustin contemplait le plafond avec désespoir. Il ferma les paupières. Personne ne pouvait l’aider ni le comprendre. Quitter son lit pour chercher son sac lui était impossible. Il ne lui restait plus qu’à attendre qu’il tombe du ciel comme par magie, qu’une âme charitable daigne le lui rendre, qu’un miracle se produise. La détresse qu’il ressentait le terrassait. Il n’avait même plus la force de pleurer. Une douleur viscérale déchiquetait son cœur et son esprit avec sauvagerie. Envisager sa vie sans Éva, coincé dans sa prison de chair, séparé de Claude et des autres, constituait le pire des supplices. Une descente aux enfers.

*

* *

 À la grande surprise des médecins, la santé d’Augustin se stabilisa miraculeusement. Il fut donc autorisé à rentrer chez lui quelques jours plus tard.

 Les semaines suivantes, il parcourut internet, posta des annonces sur tous les forums, les blogs, les réseaux sociaux. Il avait proposé une récompense conséquente à celui ou celle qui lui rapporterait son sac, en vain. Les centaines d’appels, de mails, de messages privés qu’il recevait lui redonnaient espoir, mais à chaque désillusion, il sombrait davantage, dégringolait toujours plus loin, plus profondément dans ce puits sans fond.

 La planète continuait de tourner, les semaines et les pleines lunes s’enchaînaient. Augustin observait ses proches rire et pleurer, manger, dormir, vivre. Lui n’espérait que mourir. Il ne quittait presque plus sa chambre, se murait dans le silence, se noyait dans le néant.

 Même la naissance de sa nièce ne parvint pas à l’extirper de sa léthargie. Il contemplait les murs des journées entières en s’efforçant de garder le visage d’Éva intact dans sa mémoire. La seule photo d’elle qu’il possédait avait aussi disparu. Chaque jour, son sourire, son regard, son parfum, sa voix s’effaçaient un peu plus. Les souvenirs d’Augustin demeuraient, mais se dégradaient avec le temps. Les images de Marie, Justin et ses amis s’étiolaient également. Bientôt, il ne lui resterait plus rien.

4 mois plus tard, Boston, 10 décembre 2018

 Contraint par ses deux sœurs aînées, Augustin suivait une thérapie hebdomadaire depuis quatre mois. Son psy avait conclu que la longue maladie de son jeune patient, sa trachéotomie, le décès de son arrière-grand-père et une surdose de médicaments avaient favorisé l’apparition de troubles psychotiques.

 Au début, Augustin avait refusé d’y croire, mais son psychiatre avait démonté, détricoté toute son histoire. Comme tout le reste, ses certitudes s’étaient effondrées les unes après les autres. Ces séances n’avaient pas apaisé sa souffrance. Afin d’extérioriser son profond mal-être, il avait ouvert un blog sur lequel il racontait chaque jour une partie de ses aventures imaginaires.

2 mois plus tard, Boston, 15 février 2019

 — Monsieur Augun. Ça fait six mois que nous nous voyons toutes les semaines. Vous avez beaucoup progressé. Pourquoi refusez-vous de me parler depuis nos quatre dernières séances ? Comment pourrais-je vous aider si vous ne me dites rien ?

 — Je vous ai déjà tout raconté un milliard de fois, mais ça ne sert à rien. Je ne me sens pas mieux. Grâce au blog que j’ai créé, j’ai rencontré une personne qui m’écoute sans me juger.

 — Je ne vous juge pas, monsieur Augun. Je ne suis pas là pour ça. De quoi discutez-vous avec cet interlocuteur ? interrogea le psychiatre qui noircissait les pages de son bloc-notes.

 — Il a commencé par lire mon histoire et a commenté de plus en plus régulièrement. Nous avons fini par échanger par messages privés. Il croit en mon récit. Il me soutient et me conseille.

 — Et quel genre de conseils vous donne-t-il ? demanda le docteur William en réprimant une moue dubitative.

 — Il m’incite à ne pas perdre espoir. Il est persuadé que mon sac réapparaîtra un jour ou l’autre.

 Le psychiatre gesticula sur son siège. Il joignit ses deux mains, réajusta ses lunettes et adopta une posture professorale. La déontologie l’obligeait à dissimuler sa contrariété à son patient, mais il n’en pensait pas moins. Six mois de thérapie envolée à cause d’un internaute illuminé qui ne mesurait pas les conséquences de ses propos.

 — Monsieur Augun. Internet regorge de loufoques qui donnent leur avis sur tout et n’importe quoi. Vous ne connaissez même pas cette personne. Il pourrait s’agir d’un adolescent de douze ans, d’un pervers espérant tirer profit de votre souffrance ou encore d’un marginal. Il se pourrait également qu’il ne soit pas réel.

 Augustin lui lança un regard féroce, farfouilla dans son sac et sortit sa tablette d’un geste brusque.

 — Voyez par vous-même ! s’emporta-t-il en lui collant l’écran sous le nez.

 Le docteur s’en saisit, s’enfonça dans son fauteuil puis y jeta un œil.

10/02/19

JDdu10 : 22 h 09

Salut, Gus ! T’as eu raison d’avoir engagé un détective.

Il n’y a pas beaucoup d’informations sur le net :(

GUS : 22 h 11

Salut JD ! Oui, je sais. Je n’ai toujours pas reçu de nouvelles de l’agence :’ (

JDdu10 : 22 h 14

T’inquiètes pas, ça va venir. J’ai mené ma petite enquête de mon côté. ^^

Sur RetroNews, j’ai trouvé un article d’un journal local à Troyes datant du 16/09/1942. Tu verras, à la dernière page, dans les faits divers, il y a une chronique qui s’intitule :

« L’idiot du village a encore frappé ».

JDdu10 : 22 h 15

« Hier, notre vedette préférée, Augustin Augun, a provoqué un accident de la route sans gravité. Chargé d’un panier d’œufs à l’arrière de son vélo, il aurait percuté un véhicule de la Wehrmacht. Il faudra lui expliquer à l’avenir qu’il y a d’autres manières de faire une omelette. »

Gus : 22 h 17

L’idiot du village !! C’était mon surnom !! T’es au top, JD ! Merci beaucoup. La date est postérieure à mon dernier voyage, ce qui veut dire que je vais y retourner ! Ça me redonne de l’espoir : D

 Dépité, le docteur William rendit la tablette à son patient et se pinça l’arrête du nez.

 — J’ai effectué des recherches, monsieur Augun. Entre 1900 et 1950, il y a eu dix Augustin Augun recensés en France.

 — Et alors ? rétorqua l’intéressé en toute mauvaise foi.

 — Vous avez étudié les mathématiques appliquées à Harvard, n’est-ce pas ?

 — Oui, vous le savez très bien.

 — Dans ce cas, expliquez-moi de quelle manière vous auriez pu vous déplacer dans le temps et l’espace sans quitter votre corps.

 Augustin ne répondit rien, ne lui accorda pas un regard. Il se contenta d’observer par la fenêtre le parc qui s’étalait devant lui.

 Son psy jeta un coup d’œil à sa montre, griffonna quelques mots sur son calepin puis se racla la gorge.

 — Pensez-vous qu’une lumière puisse jaillir d’un livre en papier, que des phrases puissent apparaître toutes seules sur une page vierge ? Comment le temps pourrait-il cesser de s’écouler dans l’une ou l’autre de vos réalités ? Le principe même du voyage dans le temps est considéré comme une impossibilité scientifique.

 — Je n’ai pas besoin de vous pour m’en rendre compte. Ça fait cinq mois que j’y réfléchis tous les jours. Malgré tout, mes souvenirs sont si détaillés que j’ai du mal à croire qu’il ne s’agissait que d’un simple délire.

 — Les épisodes psychotiques sont souvent très réalistes, vous savez. Analysons un instant votre récit. Vous m’avez rapporté vous-même que le charnier n’avait jamais été retrouvé. Concernant Tristan, votre oncle américain et votre tante Marie, aucun membre de votre famille n’en a entendu parler.

 Augustin refusait de s’avouer vaincu. Sans conviction, il tenta une dernière approche.

 — Je n’ai pas pu inventer toutes ces personnes. Pourquoi aurais-je imaginé que Justin avait été marié avec Paulette, qu’il avait un demi-frère SS nommé Philippe Bodmann ?

 — Vous ne soupçonnez pas tout ce que le cerveau est capable de créer, monsieur Augun. En un an, vous n’avez pu récolter aucune preuve tangible.

 La gorge serrée, Augustin ferma les yeux puis les rouvrit avec lenteur.

 — Je dois bien admettre qu’en restant pragmatique, il n’y a aucune explication logique à ce qui m’est arrivé. Je suis cinglé.

 — Vous n’êtes pas cinglé, seulement malade.

 — Par pitié, épargnez-moi vos discours formatés ! lança Augustin d’un ton acide. J’aime une femme née il y a presque un siècle, que je n’ai jamais rencontrée et que je ne connaîtrai jamais. Je me suis inventé des amis, une nouvelle vie. Un an de souvenirs illusoires tournent en boucle dans ma tête. Alors, s’il vous plaît, arrêtez avec votre fausse bienveillance.

 Le docteur William avait rarement eu l’occasion de recevoir un tel patient. En tant qu’homme de science, le cas de ce jeune homme l’intriguait et le stimulait. Il avait établi de nombreuses similitudes entre l’expérience imaginaire d’Augustin et ses souvenirs d’enfance, les films de guerre qu’il avait visionnés, les objets du cottage familial ainsi que les récits héroïques de son arrière-grand-père. Son cerveau avait utilisé tous ces éléments pour créer une réalité altérée plus supportable que son quotidien.

 Dès que l’heure fut écoulée, Augustin quitta la pièce. Il rejoignit James qui l’attendait devant le monospace.

 — Tout va bien, monsieur ? demanda le majordome.

 Augustin resta silencieux. La lueur d’espoir qui l’avait animée ces derniers jours venait de s’éteindre. Son psy avait raison sur toute la ligne. Sur le chemin du retour, il clôtura son blog et cessa d’échanger avec JDdu10.

* Jin-woo, prénom du fiancé de Lisa, changé à la réécriture : Coréen originaire de Séoul.

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