CHAPITRE 3  Journal d’Éva (Repris)

6 minutes de lecture

 Augustin survola la lettre, ou plutôt, ce charabia, à de nombreuses reprises. Comment retrouver et aider son arrière-grand-père puisque ce dernier reposait au fond d’un cercueil ? Qu’était-il supposé comprendre ? Y avait-il un sens caché derrière ces lignes, ou Justin avait-il perdu la boule ?

 Il rangea l'enveloppe dans sa sacoche et examina un moment le coffret en acajou. Son regard s’attarda sur les inscriptions gravées sur le couvercle.


ανήκει σε ἀδικία

Έρως Επικτάρατος


 À l’intérieur de la boîte, un bracelet en argent serti de pierres noires se balançait au bout d’un carnet troué. Lorsqu’Augustin l’ouvrit, il eut un mouvement de recul. Du sang séché maculait la plupart des feuilles. Une balle de petit calibre, logée à l’arrière de l’épaisse couverture en cuir, avait transpercé l’ouvrage.

 La page de garde étant vierge, il parcourut la suivante. L’intégralité du texte était rédigée en allemand. Une chance que Justin ait insisté pour qu’il apprenne à parler couramment cette langue.


Journal d’Éva Kaltenbrün, 08/12/1941

J’ai ressorti le carnet que tante Sophia m’avait offert il y a plusieurs années. Je n’avais plus écrit une seule ligne depuis la mort de maman. Ma famille est à Berlin, et moi, je suis en France. Ici, je n’ai personne à qui me confier. Ce journal est mon seul exutoire.

On m’a demandé de transmettre des documents au Général Hoffman à Dijon. Je pensais que ce voyage m’éloignerait des horreurs auxquelles j’ai assisté à Paris. Dès mon arrivée, j’ai réalisé que j’avais tort. J’ai croisé deux membres de la Gestapo. Ils traînaient une femme en dehors de la Kommandantur. Elle était couverte de sang. Je l’entendais supplier les soldats de ne pas la tuer. Lorsque nos regards se sont croisés, j’ai senti les larmes me monter aux yeux. Nous savions toutes les deux qu’elle ne survivrait pas. Elle était si jeune…

Je me suis précipitée dans la cave de la Kommandantur où les officiers entreposent les objets de valeur volés et confisqués aux Français. Quand j’ai entendu les coups de feu, je n’ai pas pu le supporter. Cette pauvre jeune femme avait été abattue comme un chien. Je me suis assise sur une caisse et j’ai pleuré.

Ce matin, lorsque j’ai quitté ma chambre d’hôtel, deux hommes avaient été pendus à l’entrée de la ville. Je ne supporte plus de voir des innocents mourir, des familles brisées. Je me sens coupable de ne pas avoir le courage de m’y opposer. Malheureusement, je ne peux pas me permettre d’exprimer mes doutes et encore moins de critiquer le régime. Je sais de quelle manière ils se débarrassent de leurs opposants. Même si j’aime beaucoup mon pays, j’ai honte d’être Allemande. Les choix de mon père me dégoûtent. J’en viens presque à regretter d’être une Kaltenbrün.

Pendant quatre ans, j’ai été obligée de chanter pour la gloire du Reich, mais je ne pouvais plus continuer. J’ai refusé de prôner cette propagande nazie plus longtemps. Ça n’a pas plu à mon père. Il était déçu et furieux contre moi. L’image de la petite fille modèle qu’il avait essayé de m’imposer toutes ces années volait en éclats.

J’ai donc préféré fuir Berlin. Lui obéir me rendait malade. J’ai demandé à mon oncle, le colonel Frederick Kaltenbrün, si je pouvais l’accompagner jusqu’à Paris où j’espérais m’émanciper. Une fois en France, j’ai accepté un poste de fonctionnaire à la Kommandantur de Capitale.

J’ai très vite compris qu’ici non plus, je n’étais pas la bienvenue. Même si je m’efforce de parler leur langue, les Français me regardent comme si j’étais un monstre. Je ne peux pas leur en vouloir. Pour eux, je suis une ennemie. Je me sens tellement seule. Pourquoi ne suis-je à ma place nulle part ?


Journal d’Éva Kaltenbrün, 09/12/1941

Comment ai-je pu perdre le bracelet de maman ? J’ai retourné toute ma chambre d’hôtel, mais je ne l’ai pas retrouvé. Ce matin, en me maquillant, j’ai remarqué qu’il avait disparu. À part quelques photos et le stylo avec lequel j’écris, c’était le seul souvenir qui me restait d’elle. Il n’avait jamais quitté mon poignet. J’avais tellement l’habitude de le porter que je ne me suis même pas aperçue de son absence.


Journal d’Éva Kaltenbrün, 10/12/1941

Aujourd’hui, j’ai failli mourir dans l’incendie qui s’est déclaré à la Kommandantur de Dijon. C’est la deuxième fois que ce jeune homme me vient en aide. Sans lui, je serais morte brûlée vive avant l’arrivée des pompiers. J’ai à peine eu le temps de le remercier… Il a été arrêté quelques minutes plus tard. Apparemment, il avait posé une bombe dans l’armurerie de la Kommandantur. J’ai pourtant du mal à y croire. S’il avait été un terroriste, pourquoi aurait-il pris la peine de risquer sa propre vie pour sauver la mienne ?

Je l’ai croisé dans les couloirs du bâtiment peu de temps avant l’explosion. Nous avons discuté ensemble un instant. Un jeune homme très charmant. Il portait l’uniforme de la Wehrmacht et parlait allemand. Lorsqu’il m’a secouru, cependant, il s’est exprimé en anglais avec ce même accent qu’avaient les diplomates américains que j’ai rencontrés avant la guerre.

Je suis persuadée qu’il n’est pas un tueur. J’en ai rencontré tellement ces dernières années que je suis capable de les reconnaître rien qu’en croisant leur regard. Il avait l’air perdu, comme s’il ignorait ce qu’il faisait là. Après m’avoir sauvée des flammes, il m’a entraînée à l’extérieur et nous avons de nouveau échangé quelques mots. J’ai été surprise de voir qu’il portait mon bracelet autour du poignet. J’étais tellement soulagée de le récupérer…

J’ai essayé de prendre sa défense auprès de l’officier, mais c’était peine perdue. Je suis sûre qu’ils l’ont déjà fusillé à l’heure qu’il est. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir responsable de sa mort.


 Lorsqu’Augustin voulut tourner la page suivante, elle lui résista. Toutes les feuilles, tachées de sang, étaient collées les unes aux autres. Du bout du doigt, il força délicatement pour les séparer, mais elles commencèrent à se déchirer.

 Il referma l’ouvrage d’un geste sec. Pourquoi Justin lui avait-il légué un vieux carnet moisi tout droit sorti d’un film d’horreur ? Comment percer le fameux secret de son arrière-grand-père s’il ne pouvait accéder au contenu de ce fichu journal ?

 Il s’enfouit la tête dans les mains, abaissa ses paupières, se massa les tempes. Pourquoi Justin avait-il conservé ce bracelet et ce sinistre carnet à l’abri des regards pendant toutes ces années ? Sans doute pour une bonne raison, mais laquelle ? À qui appartenait ce sang ? Et cette balle ! Que faisait-elle là ? Son arrière-grand-père aurait-il pu commettre un geste impardonnable qu’il regrettait ? Quant à cette chanteuse allemande, une amante ou une ennemie à supprimer ?

 Augustin se saisit de son téléphone, lança son moteur de recherche. Au même moment, une lueur bleutée émanant du journal attira son attention. Il souleva la couverture en cuir. Sur la page de garde, un texte manuscrit venait d’apparaître. L’écriture ressemblait à la sienne.


« Un liquide sombre et glacial s’infiltrait… »


 Sa main s’engourdit. Il releva la tête, secoua son poignet. Les fourmillements se dissipèrent aussitôt.


« Un liquide sombre et glacial s’infiltrait dans ma bouche, dans mes oreilles… »


 Des picotements grouillèrent sur ses avant-bras. Une pellicule visqueuse et humide se propagea sur sa peau. Augustin laissa échapper un cri d’horreur. Du sang coulait le long de ses doigts. Il ramassa à la hâte un paquet de mouchoirs, mais au moment de s’essuyer, le liquide rougeâtre avait disparu. Son imagination lui jouait un tour. Rien d’alarmant. Probablement un effet secondaire provoqué par le lourd traitement prescrit par son médecin.


« Un liquide sombre et glacial s’infiltrait dans ma bouche, dans mes oreilles, dans mes narines, je n’y… »


 Tous ses muscles tressaillirent. Son cœur tambourinait, son estomac chavirait, ses bras et ses jambes vibraient, sa tête tournait. Que lui arrivait-il ? Un malaise ? Une crise d’angoisse ? La peur lui enserrait la gorge. Il essaya de détourner les yeux, de lâcher l’ouvrage pour appuyer sur sa sonnette, mais son corps ne répondait plus.


« Un liquide sombre et glacial s’infiltrait dans ma bouche, dans mes oreilles, dans mes narines, je n’y voyais rien, mon cœur battait…


 Les lettres s’illuminèrent, se décollèrent des pages et s’élevèrent en tourbillonnant dans les airs. Un vortex de lumière éblouissant tournoya autour de lui. La terreur qui le submergeait lui comprimait la poitrine. Le tunnel de la faucheuse s’ouvrait-il devant lui ? Il ne voulait pas mourir. Pas maintenant, pas comme ça, pas seul dans sa chambre.

 Ses membres furent secoués de violentes convulsions. Son corps l’abandonnait, il se sentait. Il n’avait même pas dit au revoir à sa famille. Sa vision s’obscurcit, ses pensées s’évanouirent. Les mots résonnèrent dans son esprit juste avant le black-out.


« Un liquide sombre et glacial s’infiltrait dans ma bouche, dans mes oreilles, dans mes narines, je n’y voyais rien, mon cœur battait si vite qu’il menaçait d’exploser… »

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