CHAPITRE 4 L'éveil (Repris)
Lieu inconnu, date inconnue
Un liquide sombre et glacial s’infiltrait dans ma bouche, dans mes oreilles, dans mes narines, je n’y voyais rien, mon cœur battait si vite qu’il menaçait d’exploser. J’étouffai, suffoquai, ma poitrine se contractait douloureusement, mes poumons brûlaient. Je me tortillai comme un animal blessé, remuai les bras, les jambes en direction du ridicule halo de lumière qui miroitait au-dessus de moi, tâtonnai à toute vitesse pour trouver un support auquel m’accrocher, n’importe lequel ! Mes doigts effleurèrent la surface froide et métallique d’une échelle.
Avec l’énergie du désespoir, je m’y agrippai, me hissai de toutes mes forces, et enfin, la délivrance ! De l’air ! Exquis, délectable, providentiel. J’inspirai, encore et encore. Jamais je n’aurais cru prendre un tel plaisir à respirer.
Je me cramponnai au barreau à m’en faire mal aux phalanges. Autour de moi, l’obscurité quasi totale. Bordel ! Qu’est-ce que je foutais là ? Je lançai un appel à l’aide sans conviction. L’écho de mon cri se répercuta dans le silence. Pas de réponse. Une bouffée d’angoisse m’envahit. Où était mon fauteuil ? Mes appareils médicaux ? Je plaquai la paume de ma main sur ma gorge. Plus de tuyau ni de canule ! Je respirais… sans assistance. J’avais nagé, grimpé à l’échelle… Avec une certaine appréhension, je bougeai un orteil, puis un pied. Mes muscles m’obéissaient !
Ma première réaction fut d’exulter, de gesticuler dans tous les sens pour laisser exploser ma joie, mais mon exaltation retomba très vite. Personne ne guérissait d’une maladie incurable en une fraction de seconde. Que m’arrivait-il ? Un rêve, un cauchemar ? Dans un premier temps, je décidai d’escalader les marches rouillées et humides en veillant à ne pas glisser, puis enjambai une sorte de… margelle en pierres ?
J’étais donc tombé dans un puits ! Ou peut-être m’y avait-on jeté ? Autour de moi, toujours pas de trace de mon fauteuil. Et pourtant, je me tenais debout. C’était impossible. Décidément, l’humour de Morphée laissait à désirer.
Trois détonations retentirent.
Mon cœur sursauta en même temps que moi. Que se passait-il ? Au fond de la pièce, à côté d’une vieille chaudière, les rayons de la lune s’infiltraient par un soupirail entrouvert. Les bruits saccadés provenaient forcément de là. À pas de velours, je grimpai sur le tas de charbon et glissai ma tête dans l’entrebâillement.
À l’extérieur, des hommes en uniforme rechargeaient leur fusil devant une superbe autochenille en parfait état, garée le long d’un trottoir. Un tournage de film, peut-être. Je me dévissai le cou pour apercevoir les caméramans, en vain. Les militaires alignèrent quatre personnes contre le mur.
— Vive la France ! hurla l’une d’entre elles.
Sous les ordres de leur supérieur, les types en costume épaulèrent leurs armes et firent feu. Les quatre victimes s’effondrèrent sur les pavés.
Je bondis en arrière, me cognai la tête contre une poutre en bois et m’étalai par terre. En me massant le crâne, un liquide chaud et poisseux dégoulina sur mes doigts. Des gouttes de sang. Quelque chose clochait. Ce rêve était si réaliste… Trop réaliste. Je ressentais la douleur, mes vêtements trempés me collaient à la peau, je grelotai. Les souvenirs de la veille défilaient sans effort dans ma mémoire. J’avais conscience du temps qui s’écoulait, de mon environnement, tous mes sens étaient en alerte.
On m’avait kidnappé ! Aucune autre explication ne tenait la route. Restait à élucider l’énigme de ma guérison. Une nouvelle technologie ? Une expérience scientifique dont j’avais été le cobaye ? Un délire psychotique ? Étais-je mort dans mon sommeil ? Cet endroit ressemblait plus à un purgatoire qu’au paradis.
Dans tous les cas, je refusais de croupir à l’intérieur de cette cave pourrie plus longtemps. Avant de découvrir où j’avais atterri, je devais sortir d’ici. Le soupirail ne me rassurait pas. Ces hommes à l’extérieur… De simples comédiens ou des meurtriers ? Une mauvaise intuition, une impression de déjà vu que je ne m’expliquais pas me tracassait, mais laquelle ? Je me massai les paupières, me pinçai l’arête du nez, énumérai les évènements des derniers jours. Le décès de papy, la discussion houleuse avec Lisa, l’enterrement, la découverte de la lettre, puis du coffret, l’échange avec madame Duval…
Que m’avait-elle dit ? « Au fait. S’il t’arrive dans les prochains jours de te réveiller dans un endroit sombre et humide, ne sors pas par le soupirail, s’il te plaît. »
Un pur hasard, probablement. La coïncidence restait tout de même troublante. Dans le doute, je jugeai préférable de me rabattre sur la vieille porte à l’autre bout de la pièce.
Malgré mes précautions, ce fichu morceau de bois grinça sur ses gonds au moment où je me glissai de l’autre côté. Une lumière jaunie éclairait une immense salle voûtée qui empestait le moisi. Sur des étagères, des centaines d'objets s’entassaient ; des tableaux de maître, des bijoux, des bibelots en cuivre, des services complets en argent… et des uniformes flambants neufs empilés à côté d’un grand miroir. Je n’en croyais pas mes yeux. Une vraie caverne d’Ali Baba !
Je m’arrêtai net devant mon reflet. Je ressemblais au moi de Boston, mais mon visage avait changé. S’agissait-il d’une conséquence de ma guérison miraculeuse ? Seuls mes cheveux châtains et mes pupilles noisette restaient identiques.
Je ne portai plus le tee-shirt de Metallica ni le jogging noir offerts par Audrey, mais un pantalon de vieux ainsi qu’une chemise blanche déchirée et maculée de sang. Je l’arrachai, examinai, palpai mon torse. Une plaie circulaire suintait au milieu de ma poitrine. La douleur était désagréable, mais pas insurmontable. La blessure commençait même à cicatriser. De toute façon, pas de cabinet médical à l’horizon. Il faudrait faire avec.
Le reste de ma silhouette était un peu plus musclée qu’à l’ordinaire. Pour la taille, impossible de comparer. Je n’avais plus quitté mon fauteuil depuis dix ans.
Après plusieurs minutes à m’admirer, à prendre des poses avantageuses, un léger scintillement dans la glace attira mon regard. Il émanait d’une petite chaîne en argent sertie de perles noires qui se balançait autour de mon poignet. La copie conforme du bracelet trouvé dans le coffret de mon arrière-grand-père.
Des pas résonnèrent à l’étage du dessus. Que se passerait-il si l’on me découvrait ici ? Mieux valait sortir au plus vite sans me faire remarquer. J’enfilai à toute vitesse le premier uniforme kaki à portée de main, trop grand pour moi, ainsi qu’une paire de bottes en cuir. La panoplie parfaite pour un figurant de reconstitution historique.
Une fois le large escalier en colimaçon emprunté, je débouchai sur un palier vide. Des tapisseries vieillottes aux couleurs criardes donnaient au lieu une ambiance confinée, voire étouffante. Comment de telles horreurs pouvaient-elles encore exister?
Des échos de voix se propagèrent dans le couloir. Mon cœur manqua plusieurs battements. Sans réfléchir, je me faufilai dans la première pièce à ma droite, refermai la porte et me retrouvai plongé dans le noir.
— Qui est là ? lança une voix masculine.
Je me figeai sur place, cessai de respirer. Ce type, dissimulé dans la pénombre, venait de me parler en français.
— Qui est là ? répéta l’homme d’une voix plus forte. Vous pouvez continuer à me torturer, mais je vous ai déjà dit que je ne savais rien !
Un français parfait, sans accent. En mon for intérieur, je remerciai mes parents de m’avoir inscrit dans un lycée francophone.
— Qui êtes-vous ? murmurai-je.
— Espèce d’enfoiré ! Tu m’as tabassé pendant dix minutes ! Tu sais très bien qui je suis !
— Je… Je viens juste d’arriver ici. Je me suis perdu et j’ai ouvert la première porte que j’ai vue.
— T’es français ?
— Non.
— Donc t’es une enflure de nazi ?
— Non plus…
— Pourquoi tu restes dans le noir ?
— Je ne sais pas où est l’interrupteur.
— Il est à côté de la porte.
Du bout des doigts, j’effleurai le pan de mur froid et actionnai un bouton en porcelaine. Une lumière blafarde inonda la pièce. Un homme ligoté à une chaise écarquilla les yeux en m’apercevant.
— Tu te fous de moi ? s’écria-t-il. Tu m’as dit que tu n’étais pas avec eux !
La situation aurait pu être comique en d’autres circonstances. Si je n’avais pas été balancé dans un puits, par exemple.
— Avec qui ? Je ne comprends rien.
— Avec les Allemands bien sûr ! Tu portes l’uniforme de la Wehrmacht, t’es forcément un sale boche !
Avais-je atterri dans un hôpital psychiatrique ? Ce type, visiblement dérangé, me confondait avec un soldat allemand. En voyant son visage tuméfié et la dizaine d’instruments tranchants couverts de sang éparpillés sur une table, j’eus un mouvement de recul.
— On… On vous a torturé ?
— Tu crois que je me suis fait ça tout seul ?
Sous sa mâchoire, une large tache de naissance rougeâtre contrastait avec la blancheur de sa peau.
Les pièces du puzzle s’assemblèrent dans mon esprit. Cet angiome, ce visage ne m’étaient pas inconnus. Madame Duval m’avait présenté chacun des résistants présents sur la photo de Bundenthal, et plus particulièrement, son mari, Claude. Les paroles qu’elle avait prononcées ce jour-là me revinrent en mémoire : « il avait une tâche de naissance sur le cou qui descendait jusqu’à sa poitrine. Je lui disais toujours qu’il s’agissait de sa marque de fabrique. »
Colette Duval savait-elle que je me retrouverais un jour dans la même pièce que son mari ? Voulait-elle que je lui sauve la vie ? Face à l’absurdité de ces pensées, un rire nerveux m’échappa. Cet homme, plus âgé que Justin, était mort depuis des années.
— Qu’est-ce qui t’amuse ? me demanda « Claude ».
— Rien du tout. Où sommes-nous ?
Il soupira, leva les yeux au ciel.
— À la Kommandantur de Dijon.
— Dijon ? En France ?
— Oui, où veux-tu qu’on soit ?
Je jetai un coup d’œil à la pièce. Mise à part une table et deux chaises, pas d’affiches, pas d’ordinateur ni de fenêtre.
— Quelle est la date d’aujourd’hui ? insistai-je.
— Aux dernières nouvelles, le mercredi 10.
Incapable de maîtriser mes nerfs, je l’agrippai par le col de sa chemise.
— Quel mois ? Quelle année ?
— Le 10 décembre 1941. Voilà, satisfait ?
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