CHAPITRE 5 Une évasion bruyante (Repris)
Dijon, 10 décembre 1941
Le 10 décembre 1941 ? L’information flotta autour de moi avant d’être assimilée par mon cerveau. Plus de doute, je nageais en plein rêve, ou en plein délire. Au choix. Je me tapotai les joues pour me réveiller, me pinçai l’avant-bras jusqu’au sang, fermai les yeux, puis les rouvris. « Claude » me fixait comme si je sortais d’un asile.
— Qu’est-ce qui te prend ? lança-t-il.
— Rien du tout. Je suis fatigué.
— Pauvre petit ! Tu voudrais peut-être que je m’apitoie sur ton sort alors que tes copains viennent de fusiller quatre innocents ?
Voilà qu’il m’accusait de complicité de meurtre. De mieux en mieux.
— Je n’y suis pour rien !
— Oui, oui bien sûr. Tu parles très bien le français pour un allemand. C’est pour cette raison qu’ils t’ont demandé de m’interroger ?
— Mais je ne suis pas allemand ! Je n’ai rien à voir avec ces types ! Je suis américain. J’ai été scolarisé dans un lycée français. Mon arrière-grand-père est originaire de Dijon et a insisté pour…
Claude lâcha un soupir interminable.
— Tu n’aurais pas pu me le dire plus tôt ? m’interrompit-il. Tu vas m’aider, ou tu comptes me raconter toute ta vie ?
L’idée de le libérer ne m’enchantait guère. Le laisser aux mains de ses tortionnaires non plus. Pouvais-je lui faire confiance ?
— Promettez-moi de ne pas me sauter à la gorge à la première occasion.
— Je ne suis pas un sauvage !
Sans le quitter des yeux, je m’approchai de lui et détachai ses liens. À mon grand soulagement, il se contenta de se frotter les poignets.
— Comment es-tu arrivé jusqu’ici avec tous ces schleus qui surveillent le bâtiment ? se renseigna-t-il. Si tu as réussi à entrer sans te faire remarquer, on peut sortir de la même façon.
« Je lisais un carnet taché de sang et je suis tombé dans un puits » ne me semblait pas être une réponse appropriée.
— Je suis rentré par un soupirail, mais il va falloir trouver une autre échappatoire.
— Tu as une arme ?
— Bien sûr que non !
— Décidément, tu n’es pas très utile.
Il ne manquait pas de culot !
— Je peux vous rattacher si vous préférez ! Les Allemands auront peut-être d’autres questions à vous poser.
— C’est bon, je plaisante… Je te remercie, tu me tires d’un sacré merdier.
Je m’avançai d’un pas mal assuré vers la sortie, collai mon oreille contre le chambranle. Pas de bruit de l’autre côté. Le couloir était désert. Du moins, je l’espérais. Je poussai la porte avec discrétion, jetai un coup d’œil et levai mon pouce pour informer « Claude » que la voie était libre. Au moment d’en franchir le seuil, des rires se répercutèrent dans le hall. Deux ombres s’étendirent sur le sol.
Je reculai, tirai « Claude » par le bras et refermai précipitamment derrière nous. Retour dans la salle des tortures.
— Quelqu’un arrive… murmurai-je.
La poignée en porcelaine se mit à tourner. « Claude » me poussa contre le mur et posa un index sur ses lèvres. Geste inutile. Hurler ne faisait pas partie de mes plans.
Avec une rapidité surprenante, il s’empara de l’un des couteaux qui traînaient sur la table et se serra contre moi.
Un type en uniforme, fusil à l’épaule, pénétra dans la salle d’interrogatoire. Il marqua un léger temps d’arrêt en constatant que la chaise de son prisonnier était vide.
— LE DETENU…
« Claude » se jeta sur lui. Il lui plaqua une main sur la bouche pour l’empêcher de crier, brandit la lame du couteau et lui trancha la gorge. Le bruit écœurant de viande déchiquetée me donna la nausée. Des trainées rougeâtres éclaboussèrent les meubles de la pièce.
Je restai figé, les yeux grands ouverts, les mains tremblantes, les jambes flageolantes. L’odeur métallique du sang, la vision du cadavre à mes pieds me retournèrent l’estomac. Je rendis mon dernier repas sur les pieds de « Claude » qui recula en esquissant une grimace de dégoût.
— Ça va aller ? s’inquiéta-t-il.
Je me laissai tomber sur la chaise. Une sueur glacée dégoulinait de mon front.
— Je croyais que vous n’étiez pas un sauvage…
— Je n’avais pas le choix. Si je n’avais pas réagi, tous ses petits copains auraient rappliqué dans la seconde. Comment tu t’appelles ?
— Augustin.
« Claude » retourna le corps d’un geste du pied. Il récupéra un trousseau de clefs dans l’une des poches du cadavre, retira le fusil qu’il portait encore en bandoulière et me le tendit. Ce cauchemar se transformait en film d’horreur.
— Enchanté, Augustin. Moi, c’est Claude. Je crois que j’ai une idée pour nous sortir d’ici.
*
* *
Claude poussa la porte du rez-de-chaussée.
— Arrête de paniquer, tu vas nous faire repérer, me prévint-il.
Le bâtiment grouillait de militaires armés jusqu’aux dents qui n’avaient pas l’air d’être là pour plaisanter.
— Ce n’est pas une bonne idée… protestai-je.
— Tu as une meilleure solution à me proposer ?
— Non.
— C’est bien ce que je pensais. Ce n’est pas le moment de faire marche arrière. La moindre erreur de ta part risque de nous coûter la vie. Tâche d’être crédible !
— Oui, c’est bon, j’ai compris !
— N’oublie pas que je suis censé être un prisonnier, alors ne sois pas tendre, acheva-t-il.
Claude s’avança dans le large couloir carrelé de tomettes rouges. Je le suivis à contrecœur. Dans quoi m’embarquais-je ? Autour de moi, des officiers entraient, sortaient des bureaux, d’autres discutaient en allemand de tactiques militaires, des femmes en uniforme martelaient les touches de machines à écrire étincelantes, des téléphones à cadran rotatif sonnaient à intervalles réguliers.
C’était surréaliste ! Je n’en revenais pas. Captivé, je poursuivis mon chemin sans regarder où je marchais. La jeune femme que je percutai de plein fouet poussa un juron. Des feuilles volèrent dans tous les sens. Elle lâcha un soupir sonore et se pencha pour ramasser la dizaine de documents éparpillés au sol.
— Espèce d’idiot, vous ne pouvez pas faire attention ?
Je m’agenouillai à mon tour et rassemblai un tas de paperasse que je lui tendis en m’excusant. Les cours d’allemand suivis toutes ces années s’avéraient enfin utiles. Heureusement que Justin avait insisté pour que j’y assiste avec assiduité.
La jeune femme s’empara des dossiers que je lui présentai et se releva. Malgré son regard sévère, la douceur et l’élégance de ses traits donnaient à son visage une expression lumineuse, raffinée. Comme dans l’une de ces romances clichées que je détestais, le brouhaha ambiant se dissipa. Mon cœur palpitait. Une agréable sensation de chaleur bouillonnait au creux de mon ventre.
— Je suis vraiment désolé, m’excusai-je à nouveau. Je ne vous avais pas vue.
— Ce n’est pas grave. Je suis un peu tendue en ce moment. Le Général Hoffman m’a surchargée de travail.
La prudence aurait voulu que je tourne les talons pour rejoindre Claude, mais mes jambes ne bougèrent pas. Elle entortilla autour de son index l’une des mèches blondes qui retombaient le long de son chignon.
— J’ai l’impression que nous nous sommes déjà rencontrés, déclara-t-elle au bout d’un moment. Vous êtes en poste à Dijon ?
— Euh… non… c’est que… je viens tout juste d’arriver. Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre.
Elle m’examina un court instant.
— Je suis pourtant presque certaine de vous avoir déjà vu, insista-t-elle. Vous avez un léger accent, d’où venez-vous ?
Une femme adossée à un bureau lui adressa de grands gestes de la main.
— Excusez-moi, je vais devoir vous laisser. Ma collègue a besoin de moi. À plus tard, peut-être, finit-elle par dire en se mordant la lèvre.
Je la suivis des yeux sans sourciller lorsque les rouages du système se réenclenchèrent enfin dans ma tête. Ce n’était pas le moment de batifoler ! Où diable se cachait Claude ? Avec ses vêtements tachés de sang, il n’aurait pas pu aller loin sans se faire arrêter.
Je jetai un coup d’œil discret dans les bureaux alentour. Aucune trace de lui. Deux officiers en uniforme noir, plongés en pleine conversation, passèrent à côté de moi en me frôlant l’épaule.
— On a retrouvé les pilotes de l’avion anglais qui s’est écrasé il y a quelques jours ? entendis-je l’un d’entre eux demander à l’autre.
— Oui. Le premier est mort et le deuxième a balancé tout ce qu’il savait avant de rendre l’âme. Un simple vol de reconnaissance.
Ces corbeaux ne m’inspiraient rien de bon. Dans mes cours d’histoire, seules les ordures de la Gestapo portaient ce genre d’uniformes. Incapable de déterminer si je rêvais ou non, j’estimai préférable de baisser la tête et de fixer le bout de mes chaussures. Quand ils se furent éloignés, je repris ma déambulation à la recherche de Claude. Je ne patientai pas longtemps avant de le trouver, accroupi dans l’armurerie, occupé à farfouiller je-ne-sais-pas-quoi dans un coffre en bois. En m’apercevant, il se releva et braqua une arme vers moi. Je levai les bras en l’air comme un imbécile.
— Oh, c’est toi ! soupira-t-il. Tu as fini de roucouler avec ta blonde ?
Il abaissa son revolver. Après l’avoir fourré à l’arrière de son pantalon, il déposa quelque chose au fond de la caisse.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demandai-je.
— Arrête de me vouvoyer, on a quasiment le même âge ! Je leur laisse une petite surprise avant de partir. J’ai profité de ta diversion avec la blonde. C’était une bonne idée. T’es un petit malin, Augustin.
Il m’adressa un clin d’œil suivi d’un sourire entendu dont je ne compris pas la signification.
— Comment as-tu réussi à entrer dans l’armurerie ? l’interrogeai-je.
— Grâce au trousseau de clefs récupéré sur le cadavre. Maintenant, filons d’ici. Il vaut mieux ne pas rester là.
La mine réjouie, il passa devant moi et sortit de la pièce les mains dans le dos.
*
* *
Nous approchions du hall d’entrée. Une vingtaine de mètres nous séparaient de la sortie. À travers la porte vitrée, les reflets de la lune se mélangeaient aux premières lueurs du jour. L’angoisse me contractait l’estomac. Nous étions presque sortis d’affaire. Je m’essuyai le front d’un revers de la main. Plus que dix mètres…
— Eh, vous là ! Qui vous a autorisé à laisser sortir le prisonnier ? s’écria un soldat en uniforme noir.
Il se posta devant nous, les bras croisés. Pourquoi maintenant ? Si près du but ?
— Ordre du Général Hoffman, bafouillai-je.
Il nous examina en se grattant le menton. Une chevalière ornée d’un aigle et d’une croix gammée brillait autour de son annulaire. Le genre de détail qui ne me rassurait pas.
Il fit un pas en arrière et porta la main à son Holster.
— Le général est absent depuis une semaine. Il n’est même pas au courant que nous détenons cet homme. Qui êtes-vous ?
Claude dégaina, mais une dizaine de soldats nous encerclèrent, leurs pistolets-mitrailleurs pointés vers nous.
— Baissez vos armes ! s’écrièrent-ils d’une même voix.
Claude lâcha son revolver.
— Et merde, grommela-t-il. On y était presque ! Un conseil, couche toi…
Une déflagration pulvérisa la porte de l’armurerie. Le souffle de l’explosion me projeta contre le sol froid.
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