CHAPITRE 8  Résistance  (Repris)

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Campagne de Dijon, 10 décembre 1941

  — Réveille-toi !

 La lumière du jour m’aveugla lorsque j’ouvris les paupières. Une migraine lancinante me martelait le crâne. Le vent glacial me brûlait la peau. Sous mes pieds, le sol vibrait. Un vrombissement métallique de moteur tournant à plein régime me cassait les oreilles. Qu’est-ce que je foutais dans un camion bâché ? Mes poignets ligotés reposaient sur mes cuisses. Claude me dévisageait avec inquiétude. D’un geste du menton, il désigna deux types en uniforme noir assis à côté de nous. Dans leurs mains, des pistolets mitrailleurs Mp40. Pas très rassurant.

 Comment avais-je atterri ici ? Une fois encore, après avoir feuilleté le journal d’Éva Kaltenbrün, l’étrange sensation de quitter mon corps m’avait envahi. Cette fois, pas de doute possible. Il ne s’agissait pas d’un rêve normal.

 Lors de mon précédent périple, le méchant coup de crosse reçu une pleine face m’avait fait perdre connaissance. Que s’était-il passé entre temps ? Apparemment, nous avions été capturés par des Allemands, saucissonnés et trimballés dans un véhicule militaire. Pendant des semaines, j’avais espéré marcher à nouveau, redevenir autonome, revoir Claude et Éva. À la place, je me retrouvais séquestré et risquais de me faire fusiller au milieu de la campagne française. Quel programme alléchant !

 À l’extérieur, le soleil venait de se lever. Des champs et des arbres nus, recouverts d’une fine couche de neige, défilaient comme dans un film en accéléré. Nous avions dû quitter Dijon depuis un bon moment.

 — Où va-t-on ? chuchotai-je à l’oreille de Claude.

 — Ils nous emmènent dans la forêt…

 — Tu n’as pas réussi à t’enfuir ?

 L’un des soldats pointa son arme dans ma direction.

 — Silence ! ordonna-t-il dans un français approximatif.

 Claude lui lança un regard chargé de mépris avant de reporter son attention vers moi.

 — J’y étais presque, mais une dizaine de boches me sont tombés dessus.

 L’allemand lui envoya la crosse de son pistolet dans le ventre.

 — J’ai dit silence !

 Claude encaissa le choc sans broncher. Il releva la tête, un sourire provocateur plaqué sur le visage.

 — Je t’emmerde, sale schleu ! On va crever, alors va te faire foutre !

 Le soldat lui décocha un coup de poing dans l’estomac. Son camarade l’arrêta d’un geste de la main.

 — Ne les tue pas tout de suite ! Nous allons avoir besoin d’eux, ricana-t-il.

 Mes membres tremblaient, mes mains s’engourdissaient, la terreur me submergeait, le froid mordant me frigorifiait. Mon uniforme ne suffisait pas à me réchauffer. Lorsque je secouai mes doigts gelés, les cordes frottèrent contre ma brûlure encore à vif. Un gémissement de douleur s’échappa de ma bouche.

 Finalement, j’aurais mieux fait de ne pas ouvrir ce maudit bouquin. Le seul point positif que je retenais de cette situation, c’était que ma mort serait rapide, voire instantanée. À Boston, j’aurais agonisé pendant des semaines avant de tirer ma révérence.

 Nous traversâmes un charmant hameau que j’aurais volontiers visité en d’autres circonstances. Une petite église et plusieurs maisons en pierres coiffées de tuiles rouges s’y dressaient fièrement.

 Le véhicule fit une embardée. Je m’écrasai contre l’épaule d’un soldat qui me repoussa sans ménagement. Alors que nous reprenions de la vitesse, je distinguai au loin une moto en approche. Un homme barbu, accompagné d’une jeune femme, adressa un clin d’œil à Claude avant de nous doubler et disparaître. Mes derniers espoirs s’envolèrent.

 Le camion bâché dépassa un sanctuaire dédié à la vierge, bifurqua et s’engagea sur un chemin de terre perdu dans le fin fond de la cambrousse. Je n’arrivais plus à prononcer un mot tant ma gorge était sèche.

 Le moteur s’arrêta net. Projeté vers l’avant, je m’agrippai à la manche de Claude pour éviter de tomber. Le chauffeur descendit de sa cabine, fit basculer la ridelle arrière puis s’éloigna, une cigarette à la bouche. Ses deux acolytes nous traînèrent hors du véhicule. D’un geste de la main, ils nous ordonnèrent de les suivre sur un sentier qui s’enfonçait dans la forêt. Je ne réalisais pas ce qui se passait. Mes jambes en coton supportaient à peine mon poids. Même cogiter devenait impossible.

 Après cinq minutes à marcher dans la neige fraîche, nous débarquâmes dans une clairière tapissée de dizaines de monticules. Des taupes, peut-être ? Le sergent pointa du doigt des pelles et des pioches adossées contre le tronc d’un vieux châtaignier.

 — Qu’est-ce qu’ils veulent qu’on en fasse ? demandai-je.

 — Creuser nos tombes et celles de mes camarades…

 Je réprimai un rire nerveux. Cette scène presque théâtrale semblait sortie d’un film de série B. L’allemand s’empara de sa baïonnette et nous enjoignit à tendre nos mains pour trancher nos liens.

 Malgré la température hivernale, j’attrapai chaud à force de creuser dans le sol gelé et dur comme de la pierre. Découragés par la macabre échéance, nous n’avancions pas très vite. L’envie de me rebeller, de leur fracasser ma pelle en pleine face me démangeait, mais leurs armes m'en dissuadèrent. Je poursuivis donc ma besogne en priant l’univers, tous les Saints et les Dieux que je connaissais pour qu’un miracle se produise.

 Au bout d’un moment, le sergent nous ordonna de lâcher nos outils. Son camarade nous positionna à tour de rôle devant nos tombes respectives. Chacune de mes respirations me coûtait un effort surhumain.

Je suis désolé de t’avoir embarqué là-dedans, Augustin, soupira Claude.

 Nos bourreaux nous offrirent généreusement une cigarette. Même si je n’avais jamais fumé de ma vie, je la portai à mes lèvres. Quel meilleur moment que l’instant de mon trépas pour tester ? Le sergent sortit de sa poche un briquet en or gravé du sigle du troisième Reich et l’alluma. Comme un idiot, j’inspirai une grande bouffée, crachai, toussotai, manquai de m’étouffer. Les deux Allemands se gaussèrent et reculèrent.

 Je n’osais pas regarder Claude, contemplais la tombe qui accueillerait bientôt mon propre cadavre. Allais-je vraiment crever ici ? La brûlure sur mon poignet ne me rassurait pas. Si j’avais été blessé, je pouvais aussi me faire assassiner. Me réveillerai-je dans mon lit médicalisé ? Quelles conséquences mon potentiel décès aurait-il sur mes proches restés à Boston ? S’il s’agissait d’un voyage dans le temps, j’avais peut-être changé le cours des choses et payais le prix de mes erreurs.

 Justin m’avait envoyé ici pour l’aider, pour accomplir une mission… Je ne pouvais pas disparaître.


 Les deux Allemands pointèrent leurs armes vers nous.


 Mon cœur palpitait comme s’il sentait sa fin approcher. Des perles de sueur coulaient sur mon front. Comment avais-je pu en arriver là ? Je devenais cinglé. Mon esprit avait déraillé, voilà tout. Une simple crise de folie. Du moins, je l’espérais.


 Les déclics métalliques des crans de sécurité résonnèrent.

 Je fermai les paupières, déglutis avec difficulté, me retins de ne pas éclater en sanglots. Les secondes défilaient au ralenti. Un cauchemar, rien de plus. Je me pinçai l’avant-bras jusqu’au sang pour me réveiller… Maintenant…


 Deux coups de feu retentirent.


 — Tu peux ouvrir les yeux, idiot ! ricana Claude.

 Les mains tremblantes, je palpai mes épaules, mon torse, mon ventre. Aucune blessure. Je n’en revenais pas d’être toujours vivant. Les deux Allemands gisaient à mes pieds sur la neige écarlate. Un haut-le-cœur me retourna l’estomac. Je détournai la tête, respirai profondément pour dissiper le malaise que m’inspirait cette scène d’horreur.

 Des éclats de voix s’approchèrent de nous. Quatre personnes armées, vêtues de vieux uniformes rapiécés, émergèrent de la forêt. Un nouvel élan de panique jaillit dans ma poitrine. Des renforts ennemis ou des alliés ?

 Une jeune femme brune se rua vers Claude et se jeta dans ses bras.

 — Dieu merci, tu es vivant !

 Claude l’embrassa.

 — Tu ne devrais pas être ici, Colette, c’est dangereux, lui reprocha-t-il.

 Elle appuya son index sur le front de son amoureux.

 — Si Jean et moi ne t’avions pas suivi en moto, tu serais mort ! explosa-t-elle. Nous nous sommes dépêchés d’aller prévenir des renforts, mais surtout, ne nous remercie pas !

 — Calme-toi, ma chérie. Ce n’est pas la peine de te donner en spectacle…

 Elle se tourna vers moi.

 — Et toi, qui es-tu ?

 — Je m’appelle Augustin. J’ai aidé Claude à s’échapper, me justifiai-je avec empressement. Vous êtes madame Du…

 Je ravalai le nom de famille de Claude d’extrême justesse. Une seconde de plus et je commettais une bourde monumentale.

 — Madame ? s’insurgea-t-elle. Je suis aussi jeune que toi !

 Un quinquagénaire à la barbe bien fournie se dirigeait vers nous.

 — Ça suffit ! Nous n’avons pas de temps à perdre avec vos enfantillages !

 Le reste du groupe s’écarta pour le laisser passer. Un colt dépassait de son épais manteau en cuir. Sur son épaule reposait un fusil qu’il portait à la manière d’un chasseur. Le genre de mec badass. Il me lança un regard perçant avant de s’arrêter devant les cadavres.

 — Récupérez les armes et tout ce qui pourra nous être utile. Jetez les corps dans les tombes et recouvrez-les, ordonna-t-il.

 Avec son pied, il recouvrit de neige les traces de sang. Claude lui tapota l’épaule.

 — Merci pour votre intervention, les gars. Qu’avez-vous fait du chauffeur ?

 — Il a essayé de s’enfuir. J’ai dû l’étrangler pour qu’il ne donne pas l’alerte.

 — Les Allemands vont revenir récupérer leurs acolytes.

 — La plupart des membres de la Gestapo ignorent où leurs troufions enterrent leurs prisonniers. Ils ne sauront pas où les chercher.

 D’un geste brusque, le quinqua agrippa l’un de ses hommes par le col.

 — Repose ce briquet ! gronda-t-il.

 — Mais, c’est de l’or ! Il doit valoir une petite fortune au marché noir !

 — Nous ne sommes pas des voleurs ! On ne récupère que ce qui est utile, et surtout pas de babioles du Reich !

 — Il est mort ! Il n’en a pas besoin…

 — Toi non plus !

 Le résistant ronchonna et fourra le briquet dans la poche du cadavre.

 — De toute façon, une balle l’a abîmé. Il ne t’aurait servi à rien, grogna le barbu. Bon, on termine d’enterrer les corps, on brûle le camion et on se casse.

 Il s'avança vers moi et me tendit la main. Sa poigne manqua de m’arracher les doigts.

 — Moi, c’est Jean. À qui ai-je l’honneur ?

 — Je m’appelle Augustin.

 Il désigna mon uniforme d’un geste du menton.

 — Nazi ?

 — Euh… Non, monsieur… Je l’ai volé.

 — Enchanté de faire ta connaissance, Augustin.

 Il jeta un coup d’œil entendu à ses camarades. Avant que je ne puisse réagir, un de ses acolytes passa un bras autour de ma gorge. Jean en profita pour me ligoter les pieds et les mains.

 — Qu’est-ce que vous faites ? m’écriai-je

 — Simple mesure de précaution, répondit-il.

 Il me balança comme un malpropre dans le coffre d’une voiture, me bâillonna et m’enfila un sac sur la figure.

 — Si je t’entends brailler ou gesticuler, je m’arrête et je te colle une balle dans la tête.

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