CHAPITRE 11 Une nouvelle identité (Repris)
Alentour de Troyes, 19 décembre 1941
Malgré l’absence de télévision et d’internet, la semaine avait défilé à toute vitesse. Je n’avais pas eu beaucoup d’occasions de discuter avec Claude, car il vivait à Troyes. J’avais passé le plus clair de mon temps avec le jeune Jaël à jouer aux cartes, aux échecs et aux dames. Il m’avait avoué que ses parents et sa sœur lui manquaient et qu’il avait hâte de les retrouver. Pour ne pas l’inquiéter, Claude et Jean avaient préféré lui dire que sa famille était partie en colonie de vacances. Même s’ils se doutaient que les parents de Jaël ne reviendraient probablement jamais, ils étaient loin d’imaginer l’horrible vérité.
Quelques jours plus tôt, Claude m’avait offert un vélo. Il m’avait expliqué que depuis le début de l’occupation, les nazis réquisitionnaient l’essence et qu’il devenait difficile de se déplacer en voiture.
Son geste m’avait touché. Je n’aurais jamais espéré un jour pouvoir remonter sur un vélo, et comme le disait le proverbe, ça ne s’oubliait pas. Avec Jaël, nous avions « patrouillé » des heures durant. Toutes ces sensations retrouvées m’exaltaient et me donnaient un profond sentiment de liberté. Je redoutais tellement d'être à nouveau catapulté à Boston, dans mon fauteuil, que j’ignorais toutes mes courbatures et mes fesses douloureuses pour en profiter au maximum. Jaël, qui était pourtant une véritable pile électrique, avait du mal à me suivre.
Les jours s’étaient écoulés et je ne m’étais toujours pas « réveillé ». Même si mes sœurs commençaient à me manquer, j’espérais du fond du cœur ne jamais revenir en 2018. Je ne savais pas si j’avais ouvert une faille spatio-temporelle, si j’avais été projeté dans un univers parallèle ou si j’étais devenu psychotique, et à vrai dire, je m’en fichais royalement.
En ce début d’après-midi glacial, Claude débarqua au maquis et me proposa de l’accompagner à l’extérieur pour m’apprendre à utiliser des armes à feu. Jaël avait tellement insisté pour participer que Claude lui avait donné un pistolet en prenant soin de retirer le percuteur.
Mon premier essai au fusil ne fut guère concluant. Surpris par la puissance du recul, je perdis l’équilibre et me vautrai dans la neige.
— Il est beau, le cowboy ! ricana Claude en couvrant les éclats de rire de Jaël.
— Nous ne risquons pas de nous faire repérer par les Allemands avec tout ce raffut ?
— C’est pour éviter ce genre de désagrément que nous nous sommes éloignés de la forteresse. Il y a peu de chance qu’une patrouille nous tombe dessus en pleine forêt. Allez, Tom Mix[1] ! Remets-toi en position.
J’inspirai, retins mon souffle et fis feu. La balle manqua sa cible et ricocha contre une pierre. Je balançai le fusil par terre et donnai un coup de pied dans le canon.
— Au fait, Augustin. J’ai une question à te poser, m’interrogea Claude lorsque ma mauvaise humeur fut retombée. Comment se fait-il que tu parles aussi bien le français alors que tu n’as jamais mis les pieds en Europe ?
— Je vois que Jean ne me fait toujours pas confiance… C’est mon père qui m’a appris, mentis-je à nouveau.
— Et… pour l’allemand ? Même si je n’ai rien compris à ce que vous disiez, je t’ai entendu discuter avec la blonde à la Kommandantur.
— Je l’ai étudié à l’université.
— Tu as de la chance. Moi, j’ai dû quitter l’école très tôt pour seconder mon père, me confia Claude en soufflant dans ses mains. C’est lui qui a posé les premiers poteaux électriques du village.
— Toi au moins, tu sais faire quelque chose de tes dix doigts, maugréai-je en jetant un coup d’œil mauvais à la carabine qui traînait par terre.
— En parlant de ça, il va falloir que tu trouves un boulot. Qu’est-ce que tu as étudié d’autre, dans ton université ?
— Les mathématiques, mais je ne pense pas que ce soit très utile ici.
— Effectivement… rétorqua Claude qui semblait plongé en pleine réflexion. Attends une minute ! L’hôtel de ta tante a été réquisitionné par les Allemands. Ils y dorment et s’y regroupent souvent pour déjeuner et dîner. Marie a du mal à trouver du personnel qui accepte de travailler pour eux. On pourrait lui demander de t’embaucher.
J’étais partagé entre la joie de pouvoir me rendre utile et l’angoisse de me ridiculiser. Ici, j’étais comme tout le monde, mais ça n’avait pas toujours été le cas. J’avais été coincé dans mon fauteuil roulant une grande partie de ma vie et je devais presque tout réapprendre.
— En tout cas, ce serait une aubaine pour nous, reprit Claude en ramassant le fusil.
— Pourquoi ?
— Les boches pensent que les Français ne parlent pas allemand. C’est généralement le cas, d’ailleurs. Mais toi, tu pourrais les espionner en travaillant à l’hôtel de ta tante.
— Je ne sais pas Claude…
Je n’avais jamais connu la guerre et je ne me sentais pas concerné par ce conflit qui avait pris fin des années avant ma naissance. J’aurais aimé pouvoir sauver des vies, mais pas au détriment de celles des autres. Si je voyageais dans le temps, chacune de mes actions pourrait avoir de terribles conséquences sur le futur. Glaner quelques informations ne changerait peut-être pas l’issue de la guerre, mais en avais-je le droit ? Justin m’avait légué ce journal intime et ce bracelet pour que je l’aide, pas pour entrer dans la résistance.
— Ne t’inquiète pas, tu ne prendras pas beaucoup de risques. Tu nous fourniras simplement des renseignements, insista Claude en me tendant la carabine.
— J’ai besoin d’y réfléchir, Claude, dis-je en visant une planche vermoulue sur laquelle avait été grossièrement dessiné le visage du führer.
— Bon, tu tires ? Je suis en train de me les geler !
Je plissai les yeux, inspirai profondément et appuyai sur la détente. La détonation fit s’envoler quelques corbeaux et le morceau de bois vola en éclats.
— Youpi ! s’exclama Jaël en bondissant de joie. Tu es un vrai shérif maintenant, Augustin !
— Ha ! Bah voilà ! Finalement, nous allons peut-être pouvoir faire quelque chose de toi ! lança Claude en me gratifiant d’un large sourire.
Des branchages craquèrent derrière nous. Claude se retourna d’un geste vif et pointa son arme vers Jacques qui s'avançait vers nous.
— Ne me refais plus jamais ça, Jacques, grommela Claude en baissant son fusil.
— Le Yankee a de la chance, on dirait ! Je te ramène ce que tu m’as demandé, Claude. Tu as de quoi me payer ?
— Espèce de sale capitaliste !
— Je ne vais quand même pas bosser gratuitement. J’ai dû sacrifier deux paquets de cigarettes fritz pour ça !
Claude haussa les sourcils et esquissa une moue dubitative.
— Tu travailles à l’imprimerie ! Tu ne vas pas me faire croire que ça t’a coûté autant.
— Les schleus surveillent tout. Ils sont devenus méfiants. J’ai pris des risques pour le Yankee, je te signale.
— Allez, arrête de te faire prier et donne-moi ça !
Jacques fouilla dans la poche de son manteau. Il tira sur un fil de couture et libéra une double couche de tissu qui dissimulait un carton beige plié en deux. Claude lui arracha des mains, l’examina sous tous les angles et sifflota d’un air admiratif.
— C’est du beau travail ! Elle est PRESQUE parfaite.
— Presque ? Tu plaisantes j’espère. À ce stade, c’est une œuvre d’art !
Claude secoua la tête en souriant et me tendit une carte.
Augustin Augun
Né le 14/12/1920 à Montgueux
— Voilà, Augustin ! Je t’emmènerai chez ta tante dès demain. Tu pourras…
— Les gars ! Il y a deux boches dans la forêt ! nous interrompit Jean qui se précipitait vers nous, la respiration haletante.
— Merde ! Ils ont dû entendre les tirs, répondit Claude en rechargeant son arme.
— C’est bien possible. Un de nos gars a aperçu leur moto s’approcher et se garer aux abords de la forêt. Le temps qu’on intervienne, ils avaient déjà filé dans les bois. Il faut qu’on les trouve avant qu’ils ne tombent sur la planque.
— Où est Jaël ? demandai-je en scrutant les alentours.
— Il y a des traces dans la neige. Il a dû partir par là, nous signala Claude qui s’élançait déjà dans les fourrés.
Jean et moi lui emboitâmes aussitôt le pas. Mon cœur battait à tout rompre. Des voix s’élevèrent soudain à quelques dizaines de mètres de nous. Claude se figea sur place et nous fit signe de nous taire.
Deux Allemands braquaient leur Mp40 sur Jaël qui tenait son pistolet « trafiqué » dans les mains. Les soldats lui crièrent de baisser son arme, mais Jaël ne comprenait pas. Il fit un pas en arrière, trébucha et leva la main pour tenter de se rattraper à une branche. Plusieurs coups de feu retentirent. Jaël s’effondra par terre en lâchant un râle de douleur.
— NOOOON ! hurlai-je en me ruant vers lui.
Les deux Allemands pointèrent leur arme sur moi, mais Claude et Jean les abattirent aussitôt.
Jaël était livide. Son sang maculait ses vêtements et dégoulinait sur la neige fraîche. Je le serrai dans mes bras, le visage ruisselant de larmes. J’appuyai sur sa blessure, mais son sang coulait entre mes doigts.
— Qu’est-ce que vous attendez pour appeler un médecin ? m’époumonai-je en tournant la tête vers Claude et Jean.
Les yeux embués, Claude s’avança vers nous et s’agenouilla à côté de l’enfant.
— Tout va bien, Jaël, lui chuchota-t-il en lui caressant les cheveux. Tu sais, Augustin m’a dit qu’il t’emmènerait aux États-Unis demain. Tu pourras voir de vrais cowboys.
— Tu crois que papa, maman et Anaïs pourront venir avec moi ? demanda le jeune garçon dans un soupir à peine perceptible.
— Oui, ils t’attendent déjà là-bas. On leur a raconté que tu avais été très courageux. Ils sont fiers de toi.
— Merci, Augustin. Tu…
— Jaël ? soufflai-je en lui secouant les épaules entre deux spasmes de sanglot.
— C’est fini, Augustin. Tu ne peux plus rien faire pour lui, murmura Claude en lui abaissant délicatement les paupières.
[1] Tom Mix : Acteur, réalisateur, scénariste américain de westerns muets. Très populaire entre 1920 et 1930.
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