CHAPITRE 13 En famille (Repris)
Une jeune femme allongée dans un lit à côté de moi m’observait. Je ne distinguais pas les traits de son visage.
— Bonjour, ma Paulette, m’entendis-je susurrer d’une voix lointaine.
Je me vis passer ma main dans ses cheveux et lui caresser le visage.
— Bonjour, mon amour, répondit-elle en m’embrassant. Tu devrais te lever. Tu vas être en retard et ton père risque de se fâcher.
— J’ai hâte que la guerre se termine. Nous ouvrirons notre propre magasin et nous n’aurons plus de comptes à lui rendre, m’entendis-je lui annoncer.
La jeune femme caressa son ventre et soupira longuement.
— Nous pourrons élever notre enfant dans une belle maison, loin de ta famille. Je ne supporte plus ton frère.
Je m’habillai, lui déposai un baiser sur le front et empruntai un escalier. Au rez-de-chaussée, j’ouvris une porte qui donnait sur une petite épicerie à l’ancienne où s’entassaient des marchandises rangées sur des étagères en bois.
Un homme au visage indéfinissable me salua d’un hochement de tête.
— Tu es en retard, comme d’habitude, me dit-il en me tendant un tablier.
— Désolé père, je n’avais pas vu l’heure.
— Occupe-toi de la boutique, m’ordonna-t-il. J’ai un inventaire à effectuer et ça risque de me prendre la journée !
— Oui, père, répondis-je en enfilant le tablier.
— Au moins, tu t’es levé. Ce qui n’est pas le cas de ton frère…
— Philippe n’est qu’un bon à rien…
— Je ne veux pas de ça chez moi ! Il est de ta famille, ne l’oublie pas. Je ne sais pas ce qui se passe entre vous deux, mais tant que vous vivrez sous mon toit, vous devrez vous supporter et vous respecter !
Les images et les voix s’estompèrent aussi vite qu’elles étaient apparues. Que venait-il de se passer ? J’avais l’étrange impression d’avoir été propulsé dans le corps d’une autre personne. Je n’avais eu aucune maîtrise de mes gestes ni de mes paroles, comme un pantin piloté par un marionnettiste.
— Tout va bien ? m’interpella Justin.
— Oui, désolé. Le trajet m’a un peu fatigué, me justifiai-je, encore troublé par ce que j’avais vu et entendu.
J’essayai de me concentrer sur mes retrouvailles avec mon arrière-grand-père et de ranger cet étrange évènement dans un coin de ma tête.
Une heure plus tard, Claude se leva et nous salua en prétextant qu’il avait du travail à terminer. Je savais qu’en réalité, il était impatient de rejoindre Colette à la sortie de l’école où elle enseignait.
— Bon, Augustin, je repasse tout à l’heure, m’informa-t-il en récupérant son manteau. Je pense que mon père ne verra pas d’inconvénients à ce que tu dormes chez nous en attendant de trouver mieux,
— Il n’en est pas question ! intervint Marie. J’ai une chambre disponible dans le grenier. Je ne peux pas la proposer aux sales boches parce qu’elle est située dans les combles, mais elle sera parfaite pour Augustin.
Je remerciai timidement Marie. Cette situation devenait de plus en plus improbable. J’allais dormir chez la sœur du père de Justin, alors que je ne la connaissais pas, dans le même bâtiment que mon arrière-grand-père qui avait désormais le même âge que moi, dans une époque qui n’était pas la mienne.
Lorsque Claude eut quitté la maison, Marie se montra très loquace et enthousiaste. Elle m’interrogea longuement sur ma vie aux États-Unis. Je brodai du mieux possible et improvisai mes réponses au fur et à mesure. Justin, quant à lui, ne nous écoutait que d’une oreille distraite et bâillait de temps à autre, comme s’il s’ennuyait.
Les rares moments où Marie se taisait, je tentai d’aborder Justin et me renseignai sur sa vie, ses loisirs, ses projets, mais il esquiva toutes mes questions. Il se contenta de marmonner quelques vagues « oui », « non », « peut-être », « on verra ».
— Au fait, Augustin. Que comptes-tu faire, maintenant ? me demanda Marie en fin de journée, alors qu’elle essuyait et rangeait la vaisselle.
— Et bien… Claude m’a dit que vous recherchiez du personnel à l’hôtel. Je ne sais pas faire grand-chose, mais j’aimerais beaucoup apprendre.
— Ce serait avec grand plaisir ! Je t’avoue que je manque de bras et ton aide sera la bienvenue. Tu m’as l’air d’être un garçon courageux, pas comme ton fainéant de cousin, lança-t-elle à Justin d’un ton cassant.
— J’ai fait des études de droit ! Ce n’est certainement pas pour faire le larbin dans une boulangerie, répliqua-t-il d’un ton condescendant.
— Et bien, débrouille-toi pour trouver autre chose ! Je refuse d’entretenir un gamin qui se sent supérieur à tout le monde ! rugit Marie en lui fouettant le bras avec son torchon. Je t’avais trouvé un bon travail, mais tu n’as pas été foutu de le garder !
— Le patron me traitait comme un esclave !
— Je commence à en avoir assez de me disputer avec toi, Justin ! J’ai passé l’âge de supporter ton insolence. Je t’ai recueilli comme mon propre fils et tu n’as aucune reconnaissance. Tu ne fais rien pour m’aider à l’hôtel et tu passes tes journées cloîtré dans ta chambre !
— Et que voudrais-tu que je fasse ? Tout est fermé, personne n’embauche !
— J’ai du travail à te proposer ! Pourquoi refuses-tu de m’aider ?
— Il est hors de question que je serve les Boches! hurla Justin, les poings et les mâchoires crispés.
Il lâcha un juron, claqua la porte du couloir et se rua dans l’escalier.
— Je suis navrée que tu aies assisté à ça, se désola Marie en se prenant la tête dans les mains. Je suis complètement dépassée. J’ignore de quelle manière m’y prendre avec lui.
Je ne savais pas quoi dire pour détendre l’atmosphère. La colère de Marie était justifiée, mais j’éprouvais de la compassion pour Justin. Ses parents ayant été assassinés par des nazis, je comprenais sa réaction.
Son comportement, en revanche, me surprenait beaucoup. Je ne m’attendais pas à ce qu’il se montre si différent de ce que j’avais imaginé. Le Justin que j’avais connu était un homme bienveillant, humble et courageux, loin de ce jeune homme renfrogné, flegmatique, voire méprisant.
— C’était un gentil garçon quand il était petit, reprit Marie en se servant un digestif qu’elle avala d’une traite. Il y avait plus de quinze ans que je ne l’avais pas revu. Son père et moi nous sommes disputés il y a des années.
Après avoir ingurgité deux autres verres, elle sembla se détendre un peu. Elle me raconta alors que son fiancé, Antonio Perrio, était mort durant la Grande Guerre. Pour combler son absence et oublier son chagrin, elle avait consacré toute sa vie à l’hôtel qu’il lui avait légué. Elle me confia également qu’elle n’avait jamais trouvé la force d’ouvrir son cœur à nouveau.
Marie haïssait profondément les Allemands qu’elle estimait responsables de la mort de son fiancé. Lorsque les Allemands avaient envahi Troyes en 1940, elle n’avait eu d’autre choix que de ravaler sa fierté et d’accueillir à contrecœur les officiers de passage.
En fin de soirée, elle m’invita à la suivre dans l’escalier menant au dernier étage. Sa chambre et sa salle de bain se situaient au premier, celles de Justin, au second, et au troisième, elle avait entreposé un tas de vieilleries qu’elle accumulé tout au long de sa vie.
— Tu as vu tout le bordel que j’ai là-dedans ? Je pourrais ouvrir une brocante ! déplora-t-elle en me guidant jusqu’au grenier. La maison est étriquée. Lorsque mon Antonio a acheté le bâtiment, il a tout réaménagé de sorte que l’hôtel dispose du plus de chambres possible, et qu’il soit accessible depuis notre maison.
Elle traversa un étroit couloir et s’arrêta devant une porte qui s’ouvrit dans un grincement.
— Voilà ta chambre.
La pièce aménagée sous les combles était exiguë. Des rideaux en velours masquaient l’unique fenêtre et un gros chat roux dormait sur le lit, étalé de tout son long.
— Allez ouste, Pompon !
— Oh, il ne me dérange pas vous savez, dis-je en le caressant.
— Comme tu veux, mais je te préviens ! Il a tendance à te réveiller le matin en te léchouillant le nez.
— Vous êtes sûre que je ne vous dérange pas, madame Augun ?
— Ne recommence pas avec ça ! Je ne veux plus en entendre parler ! Tu es de la famille, alors tu restes ici. Une bonne nuit de sommeil te fera du bien. Je ne sais pas où tu as passé ces derniers jours, mais tu as une mine affreuse ! me dit-elle en me pinçant affectueusement la joue.
— Merci, madame Augun.
— Cet hôtel dispose d’une salle de bain à chaque étage, m’informa-t-elle avec fierté. Il y en a une juste en dessous. Pour y accéder, il te suffira d’emprunter l’échelle de meunier au bout du couloir. Tu n’auras besoin de la partager qu’avec un seul pensionnaire, il n’y a qu’une chambre à l’étage inférieur. Tu as de la chance, elle est actuellement inoccupée.
— D’accord, madame Augun.
— Je vais me coucher. Ne laisse pas la lumière allumée trop longtemps et évite de faire du bruit.
— Bien sûr, madame Augun.
— Arrête un peu, avec ta madame Augun ! Je ne suis quand même pas si vieille que ça ! Appelle-moi Marie s’il te plaît, et tu peux me tutoyer.
Elle me souhaita une bonne nuit et referma la porte derrière elle.
Je m’allongeai sur le lit, observai le plafond et repensai aux flashs qui m’avaient submergés. Cette journée m’avait apporté de nouvelles questions, mais aucune réponse.
Justin aurait tout de même pu me donner des informations. S’il s’inquiétait autant qu’il le prétendait pour notre famille, pourquoi n’avait-il pas établi une liste claire et précise des décisions que je devais prendre ? Ses cachotteries, ses secrets et son manque d’explications m’exaspéraient.
J’étais déçu de nos « retrouvailles ». Comment étais-je censé l’aider s’il refusait de me parler ? Je l’avais enfin retrouvé, mais j’ignorai toujours ce qu’il attendait de moi. J’en avais assez de suivre une piste à l’aveugle. Il n’avait qu’à se débrouiller tout seul. Maintenant que j’étais là, je comptais bien profiter de mon aventure comme je le souhaitais. Si cette histoire tournait mal et que mes actes modifiaient le futur, il ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même.
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