CHAPITRE 15 Un train pour Paris (Repris)
Entre Troyes et Paris, 2 Mars1942
Nous avions embarqué à bord du train en direction de Paris à la gare de Troyes, munis de faux laissez-passer. Les compartiments fourmillaient de soldats allemands. Par chance, la dernière voiture était vide.
Claude s’était installé en face de moi et lisait le journal. J’observais du coin de l’œil Louis qui jouait avec un couteau papillon.
— Comment as-tu fait pour le dissimuler lors de la fouille? lui demandai-je, perplexe.
Il fit habilement tournoyer l’arme entre ses doigts avant de la faire disparaitre dans sa manche.
— C’est ce qu’on appelle le talent, Augustin. Bon, trêve de bavardages. Profitons du fait que nous soyons seuls pour récapituler le plan.
Il nous fit signe de nous approcher. Claude et moi penchâmes nos têtes vers Louis comme des mamies s’apprêtant à se raconter les derniers ragots du quartier.
— Augustin. Répète-moi ce que tu dois faire, reprit Louis en chuchotant.
— Je me fais d’abord passer pour un serveur, je me rends jusqu’à la loge d’Heinrich et lui donne la bouteille de vin en précisant qu’elle lui est offerte par Liliane Maillaud.
Louis sortit le Pétrus et une seringue de l’une des poches secrètes de son sac.
— J’ai presque failli oublier de mettre le sédatif, marmonna Louis en enfonçant l’aiguille dans le bouchon. Lorsqu’il boira le vin, il s’endormira comme un bébé. À ton tour, Claude. Qu’est-ce que tu es censé faire ?
— Quand les lumières s’éteindront et que le spectacle débutera, je rejoindrai ma loge et patienterai derrière la porte dérobée communicante avec celle d’Heinrich. J’attendrai qu’il s’assoupisse et je prendrai des photos des documents qu’il garde dans sa mallette, résuma Claude d’un air sceptique. Tu es sûr qu’il ne va pas se méfier ?
— C’est un ivrogne. Il ne résistera pas à du Pétrus. En plus, il connait Liliane et il a confiance en elle.
— Et s’il refuse malgré tout ?
— Dans ce cas, on passera au plan B. Augustin lui dira que Liliane l’attend dans sa loge avec des « amies ». C’est un gros pervers, il ne laissera pas passer une telle occasion de sortir son artillerie. Pendant qu’elles s’occuperont de le distraire, une d’entre elles prendra les photos des documents, mais je préférerai éviter d’en arriver là. Je n’ai pas envie que les filles s’exposent à ce salopard.
— C’est qui, au fait, cette Liliane Maillaud ? demandai-je à voix basse.
— Tu es sérieux ? Tu ne la connais pas ? s’exclama Louis, les yeux ronds.
— Louis… Il est Américain, lui rappela Claude.
— Ah oui, j’oubliais. C’est une célèbre comédienne française. Elle est très appréciée. Heinrich lui fait la cour depuis des mois.
— J’espère que ce n’est pas un plan foireux, Louis. Le théâtre sera rempli de salopards de nazis.
— Ne t’inquiète pas, Claude. Comparées à toutes les missions que j’ai effectuées ces deux dernières années, celle-ci, ce sera du pipi de chat. J’ai tout préparé au millimètre près. Rien ne pourra saboter mes plans.
Une heure plus tard, un contrôleur pénétra dans le compartiment et nous réclama nos billets. Après lui avoir présenté le mien, je le rangeai dans ma poche et me levai. J’étouffais dans cet espace confiné et commençais à avoir le mal des transports. J’avais besoin de prendre l’air. Je traversai le wagon, ouvris la porte menant à la plateforme arrière et m’approchai de la balustrade. La fraîcheur vivifiante du vent dissipa rapidement mon malaise. Le crachotement de la locomotive, les soubresauts du train, les paysages qui défilaient et se ressemblaient me berçaient, m’hypnotisaient.
Malgré l’horreur de la guerre, cette nouvelle vie me convenait à merveille. J’appréciai la simplicité de mon quotidien chez Marie et le calme de Troyes. Les téléphones portables, internet et les réseaux sociaux ne me manquaient pas, même s’il m’arrivait parfois d’oublier les quatre-vingts ans d’écart technologique qui me séparaient de mon époque.
Un mois plus tôt, j’avais demandé à Marie de me prêter son aspirateur. Elle avait trouvé la « plaisanterie » très amusante. Elle m’avait répondu qu’un jour, peut-être, elle économiserait suffisamment d’argent pour s’en offrir un, mais qu’en attendant, je devrais me contenter du balai.
Le couinement de la porte du wagon me ramena à la réalité. Des talons claquèrent derrière moi. Un agréable parfum aux notes sucrées se mélangea aux odeurs de la forêt que nous traversions.
— Bonjour. Auriez-vous l’heure, s’il vous plaît ?
Je fourrai machinalement ma main dans ma poche et en retirai la montre à gousset que Marie m’avait offerte.
— Il est… répondis-je en me retournant.
Un grognement incompréhensible s’échappa de ma bouche. Éva Kaltenbrun s’avançait vers moi, un sourire éclatant au bord des lèvres. Elle rayonnait dans son élégant manteau rouge en velours. Ses longs cheveux blonds retombaient en cascade le long de son dos. Elle était encore plus belle que dans mes souvenirs.
Je restai cloué sur place, la bouche entrouverte, incapable de réagir. Mon cerveau semblait s’être vidé de toute substance. Bug dans la matrice. Fatal error. Encéphalogramme plat.
— Quelle heure est-il ? répéta-t-elle en s’appuyant contre la balustrade, juste à côté de moi.
— Il est midi quinze, articulai-je, la gorge sèche.
— J’étais sûre de vous avoir reconnu tout à l’heure lorsque vous êtes monté dans le train, à la gare de Troyes. Je voulais m’assurer qu’il s’agissait bien de vous. Comment avez-vous survécu ?
— J’ai… Euh… Ils m’ont laissé partir.
— Rien à voir avec le camion que nous avons retrouvé brûlé dans la forêt de Dijon, j’imagine ?
Mes neurones se reconnectèrent soudain. Elle me soupçonnait d’avoir assassiné trois soldats allemands. J’avais intérêt à me montrer convaincant et à faire profil bas.
— Un camion ? Quel camion ?
— Celui dans lequel trois membres de la Gestapo vous ont embarqué. Je constate que votre camarade est vivant, lui aussi. Vous faites partie de la résistance, je me trompe ?
— Si c’était le cas, je vous tuerai tout de suite.
— Essayez donc. Un petit hurlement de ma part et vous serez tous morts, m’annonça-t-elle sans se départir de son sourire.
— Que… qu’est-ce que vous me voulez ?
Elle croisa les bras et approcha son visage à quelques centimètres du mien.
— Juste discuter. La suite dépendra de vos réponses.
— D… discuter de quoi ?
— De tout et de rien. Par exemple, quel est votre pays d’origine?
— Je suis français ! m’empressai-je de répondre.
— C’est dommage, vous mentez mal, conclut-elle en secouant la tête de gauche à droite. Je vais devoir informer mes collègues que deux résistants sont à bord du train.
Elle s’avança à grandes enjambées vers la porte et posa une main sur la poignée.
— Attendez ! En fait, je suis américain !
Elle se retourna, visiblement satisfaite d’elle-même.
— Je m’en doutais. Votre accent vous a trahi. Quelle est votre destination ? Pour quel motif voyagez-vous ?
— Je… Je dois me rendre à Paris pour… euh… un travail de technicien en éclairage dans un théâtre.
— De quel théâtre s’agit-il ?
— Je ne m’en souviens plus.
Elle resta silencieuse un bon moment puis elle jeta un coup d’œil à sa montre.
Je n’en revenais pas. Elle m’avait demandé l’heure juste pour pouvoir me cuisiner aux petits oignons. Maintenant que j’étais cuit à point, quel sort me réservait-elle ?
— Vous n’êtes pas très bavard, souligna-t-elle d’un air amusé. Détendez-vous un peu ! Je ne vous ai pas dénoncé la dernière fois et je ne compte pas le faire aujourd’hui non plus.
Le train ralentit et s’engouffra dans l’immense verrière de la gare de Lyon.
— Je vais devoir vous laisser. Mes amis vont finir par s’inquiéter, déclarai-je en espérant mettre un terme à cet interrogatoire.
— Merci pour cette brève et enrichissante conversation, monsieur ?
— Euh… Bond ! James Bond, lançai-je sans réfléchir.
— Enchantée, monsieur Bond. Je vous souhaite une agréable journée.
Je me précipitai vers la porte et baissai la poignée lorsqu’elle m’interpella.
— Monsieur Bond, ne partez pas sans votre billet !
Mon sang se glaça dans mes veines. Je tournai la tête avec une extrême lenteur, haussai les épaules et feignis l’innocence.
— Oh… Ce n’est pas le mien.
— C’est étrange. Il dépassait pourtant de votre veste. Il est malencontreusement tombé dans ma main. À bientôt, monsieur Augustin Augun. Je ferais peut-être une escale à Troyes, un de ces jours.
Elle glissa mon billet dans ma poche, m’adressa un clin d’œil discret et tourna les talons. Heureusement que le vrai James Bond n’était pas aussi minable que moi.
Je rejoignis Claude et Louis dans un état second. Ils me reprochèrent de m’être absenté si longtemps, puis nous débarquâmes sur le quai rempli de soldats allemands. Une foule compacte s’était agglutinée devant un contrôle de la Wehrmacht. Je présentai à un officier ma fausse carte d’identité.
— Motif du voyage ? me demanda-t-il dans un français très approximatif.
Au même moment, Éva Kaltenbrun s’extirpa de la foule, me frôla l’épaule et me lança un sourire malicieux. Cette femme possédait un réel don pour me perturber. Même si j’avais beaucoup pensé à elle ces dernières semaines, j’avais abandonné l’idée de la revoir un jour. Maintenant que j’y réfléchissais, si Justin s’était procuré le journal et le bracelet d’Éva, il semblait évident qu’un lien se tisserait entre eux à l’avenir. Mais lequel ? Elle travaillait à Dijon alors que Justin vivait à Troyes.
— Motif du voyage ? répéta l’officier qui commençait à s’impatienter.
— Euh…
— Il est avec moi ! intervint Louis en présentant nos laissez-passer.
L’allemand examina les documents puis apposa un coup de tampon libérateur. Lorsque nous nous fûmes éloignés, Louis m’attrapa par la manche et m’attira vers lui.
— Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Excuse-moi, Louis. J’ai perdu mes moyens.
— Il va falloir que tu apprennes à contrôler tes nerfs. Ce soir, la moindre erreur de ta part risque de nous coûter très cher ! Je te préviens, Augustin. Si tu nous mets en danger, je te tuerai moi-même, me menaça-t-il en me relâchant d’un geste brusque. Allez, direction le métro.
Journal d’Éva, 1er mars 1942
Aujourd’hui, mon cher père m’a appelé à la Kommandantur de Dijon. Il a insisté pour que je donne un concert au théâtre et m’a ordonné de faire connaissance avec le Maréchal Heinrich Wageber. Je vais être contrainte, une fois de plus, de servir les intérêts politiques de mon géniteur et de vanter ses mérites.
Je le hais. Lorsque j’aurai enfin trouvé le courage de mettre fin à mes jours, il n’aura plus personne à dominer. Je n’ai même plus la force ni l’envie de lui désobéir. J’espère juste qu’il crèvera dans d’atroces souffrances et que le nom de Kaltenbrun s’éteindra avec lui.
Journal d’Éva, 2 mars 1942
Je viens de faire une étonnante et agréable rencontre dans le train qui me ramenait à Paris. J’ai croisé le jeune homme qui m’a sauvé la vie à la Kommandantur de Dijon. Je suis vraiment soulagée de savoir qu’il a réussi à s’échapper.
Je l’ai aperçu lorsqu’il est monté dans le train à la gare de Troyes, mais je voulais m’assurer qu’il s’agissait bien de lui. Je suis restée dans le couloir et j’ai attendu qu’il sorte de son compartiment. Je l’ai ensuite suivi à l’extérieur et lui ai demandé l’heure. Quand il s’est retourné, je l’ai tout de suite reconnu. Lui aussi, d’ailleurs. Il semblait intimidé et s’est liquéfié en me voyant. C’était très amusant.
Il était tellement chamboulé que je n’ai pas pu résister à l’envie de jouer avec ses nerfs. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais il a un je ne sais quoi d’attendrissant. Son regard dégage beaucoup de douceur, d’innocence.
Je peine à croire qu’il soit un résistant, pourtant, ça ne fait aucun doute. J’ai réussi à lui subtiliser son billet et à récupérer son identité. Il a tenté de me donner un faux nom, mais il mentait si mal que ça en devenait comique.
J’aime beaucoup discuter avec lui. Pour la première fois depuis des semaines, je me suis sentie détendue et d’humeur joyeuse. J’ai très envie de le revoir, même si j’ai bien conscience que ce ne serait pas prudent. Peut-être que nous pourrions devenir amis. Je pense organiser un petit séjour à Troyes dans les prochaines semaines, voire même y demander ma mutation.
Peut-être que ça me changerait les idées. J’ai besoin de m’aérer l’esprit, de penser à autre chose qu’à mon mal être et mes tourments. Je m’évertue à ne pas me laisser submerger par les images du drame qui s’est produit à Berlin. Je sens que je suis sur une pente glissante et que je risque de sombrer. Ce matin encore, je pensais que la seule solution pour faire taire mes souffrances serait d’en finir avec la vie.
Pour l’instant, je vais devoir laisser tout ça de côté et aller chanter devant tous ces connards qui pensent être le centre du monde. Ils me dégoûtent avec leurs airs supérieurs. Je vais ravaler ma fierté, revêtir mon plus beau sourire de façade et me produire au théâtre du Palais-Royal.
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