CHAPITRE 17  Une invitée surprise (Repris)

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La jeune femme soupira puis s’avança dans la pièce. Lorsqu’elle m’aperçut, Éva écarquilla les yeux. Elle semblait être aussi surprise que moi. Elle fit mine de ne pas me connaître et s’installa dans l’un des fauteuils, l’air résigné. Heinrich prit place à côté d’elle. Il ouvrit les bras et désigna la scène comme un empereur Romain qui salue son peuple.

 — Je nous ai réservé la meilleure place. Mon statut auprès du Führer me procure quelques avantages, voyez-vous. Votre père m’avait prévenu de votre visite. Je suis enchanté de passer un peu temps en si bonne compagnie.

 Son regard s’attarda sur le décolleté d’Éva. Je n’appréciais pas du tout la façon dont il la lorgnait. Elle non plus, apparemment. Elle tira sur les pans de sa robe pour cacher ses jambes et réajusta le haut de sa robe.

 — Bon, il vient ce vin ? me pressa-t-il avec dédain.

 — Oui, monsieur.

 Je détestais ce type. Je pris une grande inspiration, débouchai la bouteille et remplis le verre à ras bord.

 — Que diriez-vous de passer la soirée avec moi ? chuchota Heinrich en posant une main sur la cuisse d’Éva.

 Cette dernière sursauta et le repoussa d’un geste brusque. Elle lui jeta un coup d’œil dégoûté et se recroquevilla sur son siège.

 — Allons, ne soyez pas aussi farouche. Votre père a besoin de mon soutien. Je ne vous demande qu’une petite contrepartie.

 Éva déglutit et tourna la tête vers moi. L’angoisse et la peur que je devinais sur son visage me révoltaient. Une colère sourde grondait au creux de mon estomac. Je m’imaginai soudain sauter à la gorge de ce gros porc et l’étrangler, lui fracasser la tête contre la balustrade, lui exploser le crâne avec la bouteille de Pétrus… Je respirai un bon coup et serrai les poings. Il fallait que je garde mon calme. Que je reprenne mes esprits.

 Je n’étais pas en position de protester, ni même d’ouvrir la bouche. Le plus raisonnable aurait été de partir, mais mes jambes refusaient de bouger. Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner Éva aux mains de ce pervers.

 J’ignorais si le sédatif agirait suffisamment vite pour lui laisser le temps de déguerpir. J’allais devoir faire diversion. Si je renversais du vin sur l’uniforme d’Heinrich, peut-être qu’il quitterait la loge pour le nettoyer. Éva pourrait ainsi s’échapper, ce qui permettrait à Claude de sortir de sa planque et prendre les photos des documents.

 Je m’approchai d’Heinrich et lui présentai son verre.

 — Votre vin, monsieur, marmonnai-je, la mâchoire crispée.

 — Vous ne servez pas les femmes d’abord, en France ? intervint Éva.

 — Je suis navré, mademoiselle, je n’ai prévu qu’un seul verre.

 — Donnez-lui le mien et sortez d’ici ! m’ordonna Heinrich d’un ton abrupt.

 Pourquoi fallait-il encore qu’elle contrecarre mes plans ? Je m’avançai vers son fauteuil à contrecœur avec l’intention de laisser tomber le verre, mais au même moment, elle me l’arracha des mains et le laissa glisser de ses doigts. Il dégringola sur le parquet et explosa en mille morceaux. Le liquide rougeâtre se répandit sur ses chaussures et éclaboussa sa robe de soirée. Elle m’adressa un petit sourire complice. Nous avions eu exactement la même idée.

 — Vous ne pouvez pas faire attention ?

 — Pardonnez-moi, mademoiselle !

 Elle attrapa le torchon posé sur le plateau, tamponna sa robe et m’injuria avec exagération.

 — Espèce d’abruti ! hurla Heinrich, le visage écarlate. Nettoyez-moi tout ce bordel et disparaissez !

 — Ma robe est fichue ! Je retourne dans ma loge, Maréchal Wageber. J’en ai eu assez pour ce soir !

 — Attendez, mademoiselle ! s’écria Heinrich en courant derrière elle.

 Mais elle quitta la pièce et claqua la porte. Claude devait s’impatienter dans sa cachette. Maintenant qu’Éva était partie, nous allions pouvoir poursuivre notre mission.

 Je baissai la tête, essuyai le sol et ramassai les bouts de verre. Lorsque j’eus terminé, je me relevai à la hâte et me cognai contre la table basse. La bouteille de Pétrus se renversa en déversant son contenu sur le parquet. Heinrich fulminait. Ses bajoues frémissaient, la veine de sa tempe palpitait à toute vitesse.

 — Vous êtes un incapable ! rugit-il en m’empoignant par le col de ma chemise.

 — Je… Je suis navré, monsieur.

 — Taisez-vous ! Vous avez gâché ma soirée ! Si vous prononcez un mot de plus, je vous promets que ce sera la dernière chose que vous ferez de votre vie !

 Il me redressa avec une force surprenante, me traîna jusqu’au couloir et me poussa dans les escaliers. Je me cramponnai à la rambarde et évitai de justesse de me rompre le cou dans les marches. Mon intervention s’était transformée en véritable fiasco.

 En me voyant revenir la mine défaite, Louis se précipita vers moi.

 — Que s’est-il passé ?

 À bout de souffle et en sueur, je lui expliquai dans les grandes lignes de quelle manière j’avais ruiné notre mission. J’appréhendais sa réaction, mais contre toute attente, il secoua la tête et posa une main sur mon épaule.

 — Ce n’est pas grave, Augustin. Nous ne pouvions pas anticiper l’arrivée de la chanteuse. Tu vas devoir y retourner.

 Mon visage se décomposa.

 — Qu… Quoi ? Il va me tuer, Louis !

 — Pas si tu lui remets ceci ! C’est une lettre de Liliane Maillaud, me répondit-il en sortant une enveloppe de sa poche. J’espérais éviter d’en arriver là, mais nous n’avons plus le choix. On passe au plan B.

 — Ce n’est pas une bonne idée… Ce serait plus prudent que tu y ailles toi-même.

 — Ce n’est pas possible, Augustin. Heinrich me connait et il ne m’apprécie pas beaucoup. S’il me voit, il va se méfier. De toute façon, ce n’est pas toi qui commande. Contente-toi d’obéir aux ordres. Nous sommes trop près du but pour renoncer. Si nous n’agissons pas aujourd’hui, ces documents partiront pour l’Allemagne dès demain. Les informations qu’ils contiennent sont cruciales, tu comprends ?

 Je regrettais de m’être porté volontaire. Je ne m’attendais pas à ça. J’avais naïvement imaginé que tout se déroulerait comme sur des roulettes. Que nous allions partir pour un petit séjour tranquille à Paris et que nous récolterions quelques informations au passage. Je me sentais stupide. Je me comportais comme un petit occidental du vingt et unième siècle qui ne connaissait rien d’autre de la guerre que les enseignements de ses professeurs. Pour couronner le tout, chacune des interactions que j’avais eues ce soir contribuait à modifier le cours des choses encore un peu plus. J’en voulais à Justin. Tout était de sa faute. Il m’avait largué ici sans aucune explication, pendant que lui dormait paisiblement dans son lit, à Troyes. J’avais pris la décision de vivre cette aventure à ma manière et je devais en assumer les conséquences. De toute façon, il était trop tard pour reculer.

 — Les gardes ne me laisseront pas passer, Louis.

 — Fais le tour par les quartiers des artistes. Tu te souviens de l’escalier de service que je t’ai montré lorsque nous sommes arrivés ?

 — Oui.

 — Très bien ! Tous les comédiens sont sur scène. Tu pourras donc te faufiler discrètement.

 Ce plan puait à des kilomètres. Je récupérai malgré tout la lettre de Liliane Maillaud, traversai le théâtre et atteignis le couloir qui desservait les loges des artistes. Je passai devant une porte entrouverte et m’arrêtai net. Dans le reflet d’un miroir, j’aperçus Éva qui se changeait.

 Je l’admirai quelques instants avant de détourner le regard. Que m’arrivait-il ? Je ne me reconnaissais pas. Je refusais de devenir ce genre de voyeur, de ressembler à cette pourriture d’Heinrich… Mais une autre partie de moi brûlait d’envie de jeter un œil. Un sentiment de honte m’envahit. Je secouai la tête pour me remettre les idées en place.

 Les joues en feu, je grimpai les marches qui menaient aux balcons privatifs pour me rendre, une nouvelle fois, dans les appartements d’Heinrich. J’ouvris la porte de service, passai ma tête dans l’entrebâillement pour vérifier si la voie était libre et la refermai aussitôt. Heinrich Wageber se dirigeait droit vers moi. Puisqu’il avait quitté sa loge, je n’avais plus besoin de l’aborder.

 Je lâchai un soupir de soulagement, dévalai l’escalier et me réfugiai dans un placard à balais. Le bruit de ses bottes se rapprocha du cagibi. Mon cœur s’accéléra. Je n’osais plus bouger ni même respirer. J’avais trop peur qu’il m’entende et me surprenne. L’odeur de javel me chatouillait les narines. Je me pinçai le nez pour éviter d’éternuer.

 Les pas lourds d’Heinrich s’éloignèrent vers les quartiers des artistes. Après quelques instants d’hésitation, je quittai ma cachette, remontai vers le balcon privatif et rejoignis Claude qui m’attendait derrière la porte.

 — Tu en as mis du temps. Où est Heinrich ?

 — Je l’ai vu partir, mais je ne sais pas où il est allé.

 Claude ouvrit la mallette et en sortit les documents. En contrebas, la pièce de théâtre avait commencé depuis une bonne demi-heure.

 — Je me dépêche de prendre les photos. Toi, vas faire le guet.

 Je quittai la pièce, entrouvris la porte de service pour surveiller le retour d’Heinrich et jetai des coups d’œil de temps à autre de l’autre côté du couloir.

 Au bout de quelques minutes, Claude ressortit et me fit un signe de la main pour m’indiquer que tout s’était bien passé.

 — On se rejoint tout à l’heure dans les cuisines, comme convenu, me murmura-t-il en s’éclipsant dans sa loge.

 Claude devait confier l’appareil photo à notre contact pendant l’entracte, puis nous retrouver, Louis et moi, avant de quitter le théâtre.

 Je descendis quelques marches, mais me figeai sur place. Heinrich, une bouteille de vin à moitié vide dans la main, zyeutait Éva par l’entrebâillement de la porte, comme je l’avais fait quelques instants plus tôt. Il entra dans la loge sans y être invité.

 — Qu’est-ce que vous faites ? Sortez d’ici immédiatement ! cria Éva.

 — Vous ne disiez pas non, tout à l’heure, hoqueta-t-il. De toute façon, j’ai tous les droits, ici. Personne n’osera intervenir.

 Cette situation me rappelait de trop mauvais souvenirs. Aujourd’hui, je pouvais agir. Je dévalai l’escalier et me précipitai au secours d’Éva.

 Cet enfoiré s’approchait d’elle en titubant. Elle recula de quelques pas et se retrouva coincée contre sa coiffeuse. Elle essaya de le repousser d’un geste de la main, mais il lui saisit le poignet et tenta de l’embrasser.

 Une intense bouffée de chaleur m’envahit. J’étais incapable de réfléchir. La rage qui me submergeait m’empêchait d’avoir les idées claires.

 Je ramassai un parapluie à la poignée en bakélite, fondis sur Heinrich et le frappai à l’arrière du crâne. Il lâcha sa bouteille qui roula par terre et se massa le cuir chevelu. Il se retourna puis s’avança dans ma direction, le visage déformé par la haine. Je levai mon bras, prêt à lui asséner un second coup, mais il agrippa mon arme improvisée et tenta de me l’arracher des mains. Je tirai de toutes mes forces, mais le manche me glissa des doigts. Heinrich perdit l’équilibre, chancela quelques instants et se prit les pieds dans la bouteille. Il s’effondra de tout son long et sa tête percuta le coin d’une commode dans un craquement sinistre.

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