CHAPITRE 20 Une oreille attentive (Repris)
Malgré ses réticences, Augustin dut bien admettre qu’il avait apprécié le film. Lorsqu’il rentra enfin à l’appartement, il récupéra le journal d’Éva après s’être enfermé dans sa chambre. Plus question de laisser place au hasard. Ce soir, il réunirait les mêmes conditions que les fois précédentes.
Il releva son lit médicalisé pour s’assoir, posa sa sacoche et son téléphone à côté de lui, le coffret et le carnet sur ses genoux, puis patienta. Les minutes s’écoulèrent, mais toujours rien. Aucun halo lumineux ne s’échappait du journal. Le cœur d’Augustin se serra. Il feuilleta les pages de l’ouvrage, en vain. Pourrait-il un jour retourner dans le passé ? Si oui, dans combien de temps ? Son corps ne tiendrait pas longtemps dans cette chambre froide. Il terminerait peut-être congelé au milieu des desserts…
Éva s’apercevrait-elle de sa disparition ? Que deviendrait-elle ? Augustin réitéra ses recherches sur le web, mais n’y dénicha aucune nouvelle information au sujet de la jolie miss Kaltenbrün. Si les autorités l’avaient arrêté, l’article de journal consulté la veille en aurait fait mention. De toute façon, sa débrouillardise n’était plus à prouver. Elle s’en sortirait très bien son aide… Du moins, il l’espérait.
Augustin contempla le carnet un long moment. Peut-être qu’une idée brillante illuminerait son cerveau ? Quels foutus éléments déclenchaient ses sauts dans le temps ? Il n’en captait pas la logique, si toutefois il y en avait une. Il donna un coup de poing rageur sur son oreiller. Justin aurait quand même pu lui fournir le mode d’emploi au lieu de le laisser tâtonner.
Pendant les deux heures qui suivirent, il ratissa Internet, consulta des forums, des blogs de magie noire, de magie blanche, de voyages dans le temps, de légendes occultes, de paranormal, d’extraterrestres. Il tenta d’invoquer Bloody Mary et Candyman devant un miroir, commanda une planche de Ouija qui serait livrée dans les jours à venir. Après s’être entaillé le doigt, il versa son sang sur le journal intime, demanda à son assistante de vie de dessiner un pentacle et de placer l’ouvrage au milieu en récitant des incantations. La jeune femme refusa catégoriquement de participer au rituel, trop inquiète d’être hantée par des entités.
La contrariété et l’épuisement envahirent Augustin. Il fondit en larmes. Audrey, qui traversait le couloir pour se rendre aux toilettes, entendit son frère sangloter dans sa chambre. Elle poussa la porte et écarquilla les yeux.
— Augustin ! Qu’est-ce que c’est tout ce bordel ? s’exclama-t-elle en désignant les bougies et le pentacle.
— Ce n’est rien. Je voulais m’amuser un peu.
— À qui essaies-tu de jeter un sort ?
— Laisse-moi tranquille, s’il te plaît. Tu ne peux pas m’aider !
— Mais…
Augustin serra les poings.
— Je te dis de me laisser tranquille ! hurla-t-il.
Des frissons incontrôlables firent trembler ses membres. Ses yeux se révulsèrent. Plusieurs alarmes clignotèrent puis se déclenchèrent sur les appareils médicaux disposés autour de son lit. Audrey n’eut pas le temps de réagir. L’assistante de vie se rua dans la chambre et composa le numéro du médecin de famille.
*
* *
Le docteur Bernigam, un cinquantenaire à la forme olympique, arriva sur place une demi-heure plus tard. Il haussa un sourcil, retroussa les lèvres en voyant le pentacle et les bougies, mais ne fit aucun commentaire. Il questionna Audrey avant d’ausculter Augustin.
— Je pense qu’il s’agit d’une simple crise d’angoisse. Sa tension est très haute. Je vais lui donner un anxiolytique et tout devrait rentrer dans l’ordre. Je vous enverrai une ordonnance demain pour poursuivre le traitement, expliqua-t-il en sortant une seringue et un flacon de sa trousse. Il risque d’être un peu comateux les prochaines heures, mais les effets secondaires s’estomperont avec du repos.
Après avoir injecté le produit dans la sonde naso-gastrique d’Augustin, s’être assuré que sa tension retombait, il rangea ses affaires. Audrey le raccompagna jusqu’à la sortie. Cette dernière retourna dans la chambre de son frère, s’assit sur son lit et lui posa une main sur l’épaule.
— Ça va, frangin ?
— J’ai envie de mourir… souffla Augustin.
— Pourquoi dis-tu des choses comme ça ?
— Je t’en prie, Audrey, ne fais pas celle qui ne comprend pas ! Regarde-moi ! Je me transforme en légume !
— Arrête…
— Je n’ai aucun avenir, je n’ai pas d’amis, je ne peux même pas me torcher tout seul ! Qui voudrait d’une telle vie ? Je suis un fardeau. Ce serait mieux pour tout le monde, moi y compris, si je disparaissais.
Les yeux d’Audrey s’embuèrent.
— Qu’est-ce qui te prend, tout à coup ? Nous avons pourtant passé une bonne journée, avec Lisa.
— Oui, oui… Vous m’avez promené comme un toutou, et demain, vous reprendrez vos vies, alors que moi, je resterai coincé dans ce fauteuil de merde !
Comment expliquer à sa sœur ce qui le préoccupait ? Impossible de lui révéler toute l’aventure qui l’avait transformé. Pendant deux mois, il avait vécu comme tout le monde, rencontré Marie, Justin, noué une amitié avec Claude, Jacques et René. Des personnes étaient mortes sous ses yeux. Éva lui manquait, il désespérait de retrouver son indépendance et son autonomie. Jamais plus il ne pourrait oublier cette liberté ni ces émotions ressenties.
Bouleversée par la détresse de son frère, Audrey le prit dans ses bras et éclata en sanglots. Un sentiment de culpabilité s’insinua dans l’esprit d’Augustin.
— Je suis désolé de t’avoir parlé comme ça, répondit-il.
— Ne t’excuse pas. Tu as le droit d’être en colère. Je ne sais pas quoi te dire pour te remonter le moral, mais sache que je serai toujours là pour toi.
— Audrey, tu gaspilles toute ton énergie à t’occuper de moi. À cause de ma maladie, tu n’as presque pas d’amis, tu n’as jamais pu t’investir dans une relation amoureuse et tu n’as pas de travail.
— Ce n’est pas de ta faute. Je n’ai pas encore trouvé ma voie, mais ça viendra. Et puis, tu sais, il n’y a pas un seul mec qui t’arrive à la cheville.
Augustin esquissa un sourire.
— Pff… Menteuse ! lança-t-il.
— J’adore passer du temps avec toi ! Tu es toujours là pour m’écouter, me conseiller et me rassurer. Je n’ai besoin de personne d’autre que toi et Lisa.
— Tu es ma sœur. Ce n’est pas à toi d’assumer ma maladie. Tu sais très bien que je vais bientôt mourir. J’aimerais que tu profites de ta vie. Ton amie, June, t’a proposé de l’accompagner en Europe, alors accepte !
Audrey renifla bruyamment, attrapa un mouchoir et s’essuya les yeux.
— Je refuse de te laisser seul à l’appartement pendant des jours.
Le jeune homme caressa la joue de sa sœur.
— Je ne serai pas seul. Il y aura mes assistantes de vie. Et puis, je survivrai bien une semaine sans toi.
— Tu as peut-être raison, ça fait longtemps que je ne suis pas partie en vacances. J’attendrai quand même que James soit rentré de son congé. Je me sentirai plus sereine de savoir qu’il est là pour veiller sur toi.
Audrey récupéra tout le bazar laissé par son frère qu’elle déposa sur le bureau. Une bougie lui glissa des mains et roula par terre. Lorsqu’elle se pencha pour la récupérer, quelque chose attira son attention sous le lit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en agitant une photo sous le nez de son frère. C’est à toi ?
Augustin manqua de s’étrangler. Sur le cliché en noir et blanc, Éva Kaltenbrün, assise sur un muret en pierres recouvert de lierres, posait face à l’objectif. Le sourire enjôleur qu’elle affichait fit palpiter le cœur du jeune homme. Sur le col de sa jolie robe d’été fleurie reposait un pendentif en forme de cœur. Derrière elle, on pouvait deviner les vestiges d’un moulin partiellement camouflés par la végétation.
Augustin resta sans voix. Comment cette photo avait-elle atterri sous son lit ? Était-elle tombée du journal la première fois qu’il l’avait ouvert ? C’était peu probable. La femme de ménage nettoyait sa chambre deux fois par semaine. Elle l’aurait remarqué et la lui aurait rendue.
Le jeune homme tendit la main.
— Oui, c’est à moi. Tu peux me la redonner, s’il te plaît ?
Audrey l’ignora et examina le cliché.
— Pour que tu ne m’oublies pas, mon amour. Éva, photo prise le 28 juillet 1942, lut Audrey à voix haute.
Augustin se renfrogna. Un sacré veinard partageait donc la vie d’Éva.
— Regarde, il y a quelqu’un dans les fourrés, juste derrière elle ! s’écria Audrey.
— Quoi ?
— Attends, je vais chercher la loupe de papa.
Deux minutes plus tard, grâce à l’instrument du parfait détective, elle montra à Augustin la tête d’un homme, dissimulée derrière un buisson.
— Qu’est-ce qu’il fait là, ce type ? Je suis sûre que c’est un pervers, marmonna-t-elle. Bon, alors, qui est cette femme ? Pourquoi as-tu sa photo ? On dirait qu’elle date des années cinquante.
— Je ne sais pas moi, je l’ai trouvée par hasard.
— D’accord. Dans ce cas, je peux la jeter ! fit Audrey en faisant mine de la déchirer.
— NON !
— Je me doutais bien que tu me cachais quelque chose ! Je croyais qu’on n’avait pas de secrets l’un pour l’autre.
Augustin n’avait plus la force ni l’envie de lutter. Impossible de raconter son voyage à sa sœur, mais il pouvait tout de même lui révéler l’existence du journal intime et du bracelet légués par Justin. Peut-être qu’Audrey émettrait des théories intéressantes susceptibles de l’aiguiller. Il lui fit promettre de n’en parler à personne et lui raconta dans quelles circonstances il avait découvert le coffret en acajou.
Sa sœur plissa les yeux, pinça les lèvres.
— Pourquoi papy possédait le journal de cette femme ? demanda-t-elle.
— C’est ce que j’aimerais comprendre. Il a également laissé une lettre qui m’était destinée.
Augustin sortit l’enveloppe de sa sacoche qu’il montra à Audrey.
— C’est du charabia, ton truc. Papy a pété un câble avant de mourir.
— Mais non, pouffa-t-il. Il s’agit d’un message crypté. C’est une technique ancienne utilisée pour faire passer des informations secrètes.
Il traduisit mot à mot le contenu de la lettre à sa sœur.
— Je ne comprends pas ce qu’il l’a poussé à garder ce carnet toutes ces années. Et puis, pourquoi voulait-il absolument que tu sois le seul à le découvrir ? Tu penses que cette Éva était son amante ?
Même si l’idée ne l’enchantait guère, Augustin acquiesça d’un signe de tête. Il espérait du fond du cœur que Justin n’était pas le petit ami mentionné par Éva sur la photo. Même s’il leur avait toujours affirmé que Maryse avait été l’unique amour de sa vie, Augustin doutait de plus en plus de la sincérité et de l’honnêteté de son arrière-grand-père. Le comportement du jeune Justin, ses cachotteries, ses secrets accumulés durant sa vie ne présageaient rien de bon.
— J’ai cherché des informations sur Internet à son sujet, précisa Augustin, mais je n’ai presque rien trouvé.
— C’est bizarre. Vu tout le sang qu’il y a sur les feuilles, j’espère que papy ne l’a pas tuée.
— Pourquoi aurait-il fait ça ? Il n’est pas un meurtrier.
— Je ne sais pas. Elle était allemande, non ? Peut-être qu’elle était dangereuse, ou une espionne, comme dans le film Alliés, lança Audrey.
Elle bâilla et s’étira bruyamment.
— Je suis exténuée, ajouta-t-elle. Je dois me lever tôt demain. On en reparlera plus tard. Bonne nuit, petit frère.
Elle embrassa le front d’Augustin puis quitta la pièce en faisant frotter ses chaussons sur le parquet.
Un mois plus tard, Boston, 27 juillet 2018
Ce soir-là, Augustin se retrouvait seul à l’appartement. Son assistante de vie dormait dans ses quartiers, ses parents et James étaient absents, Audrey rentrerait d’Ibiza dans la nuit. Le jeune homme contemplait le violent orage qui se déchainait au-dessus de Boston.
Chaque soir, il avait feuilleté les pages du journal, mais la magie semblait s’être définitivement éteinte. Trois semaines plus tôt, la fille de madame Duval avait répondu à son email en lui rapportant que Colette était décédée dans son sommeil. Tous ses espoirs s’étaient effondrés.
Depuis, le jeune homme s’enfermait dans sa déprime. Il n’écoutait plus de musique, ne lisait plus, ne jouait plus aux jeux vidéo, avait abandonné ses études. Seul dans sa chambre, il passait ses journées à contempler le coffret en acajou. Il envoyait promener ses sœurs, James, ses assistantes de vie, ses parents. Son psychiatre redoutait que sa récente trachéotomie soit à l’origine de son mal-être. Lors des consultations, le jeune homme se murait dans le silence. Ses parents l’avaient menacé de l’envoyer dans une clinique spécialisée, mais un appel d’Audrey l’avait convaincu de fournir des efforts pour éviter d’en arriver là.
L’éclair qui zébra le ciel arracha Augustin à ses pensées. Une ombre se dessina derrière la fenêtre et disparut aussitôt. Poussé par la curiosité, le jeune homme s’approcha. La pluie martelait la grande baie vitrée. Les sifflements aigus du vent criaient des phrases incompréhensibles. Un nouvel éclair déchira les nuages. Figée au milieu de la terrasse, la silhouette d’un homme à moitié dissimulée dans la pénombre surgit de nulle part.
Le cœur d’Augustin s’arrêta de battre. Il réprima un cri de frayeur, s’empressa d’appuyer sur l’interrupteur du balcon et colla son visage contre la vitre. Personne. La terrasse était déserte. Un effet d’optique provoqué par l’orage et les lumières de la ville, certainement.
Augustin soupira, fit pivoter son fauteuil. Le hurlement de terreur qui s’échappa de sa bouche résonna dans toute la pièce. Un jeune homme, ruisselant d’eau et de sang, se tenait debout, en face de lui.
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