CHAPITRE 24 Infiltration à la kommandantur (Repris)
Troyes, 17 mars 1942
Depuis notre conversation dans la cuisine du restaurant une semaine plus tôt, Justin n’avait pas bu une goutte d’alcool. Il ne rechignait plus à apporter son aide à l’hôtel et se levait parfois avant moi. Marie avait remarqué son changement de comportement. Leur relation s’en était fortement améliorée.
Même si l’ambiance était au beau fixe, je ne parvenais pas à me réjouir. Ma mauvaise conscience me rappelait régulièrement à l’ordre et le souvenir d’Éva restait gravé dans ma mémoire. J’errai chaque jour comme une âme en peine. Claude, qui s’inquiétait pour moi, avait demandé à Jean de me confier une nouvelle mission pour m’occuper l’esprit.
Sans même me consulter, ils avaient décidé de m’envoyer espionner les Allemands dans leur fief. Ces derniers recrutaient du personnel pour nettoyer les locaux de la Kommandantur de Troyes, mais les postulants ne se bousculaient pas à la porte. Jean, René et Claude avaient débarqué chez Marie un matin en arborant un large sourire.
— Un crétin collabo ? tempêtai-je, scandalisé. Vous vous foutez de moi ?
— Les boches ne se méfieront pas de toi s’ils croient que tu es l’idiot du village. Ils penseront pouvoir te manipuler et te soutirer des informations, répondit René, visiblement très satisfait de son plan.
— Il est hors de question que je me fasse passer pour un débile, et encore moins pour un traître !
— De toute façon, c’est trop tard, s’esclaffa Claude. La rumeur s’est déjà répandue dans tout le quartier.
— Comment ça ? Quelle rumeur ?
— Eh bien, nous avons raconté à la vieille Poirier qu’un accident à Paris t’avait rendu à moitié zinzin…
J’entrouvris la bouche et écarquillai les yeux. Jean réprima un fou rire devant mon air indigné et m’ébouriffa les cheveux.
— On se doutait bien que tu ne serais pas d’accord, donc on ne t’a pas laissé le choix. On a besoin d’une taupe, Augustin. Comme tu es le seul à comprendre l’allemand, c’est tombé sur toi.
— Vous vous êtes donné du mal pour rien, ronchonnai-je. Marie compte sur moi pour l’aider à l’hôtel.
— Ce n’est pas un problème. On lui en a déjà parlé. Elle a trouvé l’idée excellente ! Elle a dit que le rôle d’imbécile te convenait à merveille et nous a même encouragés à faire circuler l’info.
Je donnai un coup de pied vengeur dans la chaise, mais la douleur fulgurante qui se répandit dans mon gros orteil renforça ma mauvaise humeur. Depuis des jours, les voisins du quartier murmuraient en me croisant. Je comprenais mieux pourquoi.
Troyes, 30 mars 1942
J’avais fini par ravaler ma fierté pour la cause et m’étais résigné à infiltrer la Kommandantur. Le matin, lorsque j’entrais dans les locaux, les Allemands se gaussaient en me voyant arriver. Ils ne se privaient d’aucune moquerie. J’endossais mon rôle du mieux possible, mais il m’arrivait souvent de m’imaginer leur balancer mon seau à serpillière dans la figure.
Mes tâches étaient assez simples : nettoyer les bureaux, les couloirs et les toilettes. Le midi, j’étais chargé de récupérer chez Marie les repas que les officiers lui commandaient. L’ancien propriétaire de l’hôtel « Le Terminus », réquisitionné par les Allemands pour établir la Kommandantur, était furieux d’avoir été expulsé. Pour se venger, il avait saboté les cuisines de son enseigne. Devant l’ampleur des travaux, les Allemands avaient préféré se rabattre sur le seul restaurant du quartier encore ouvert : celui de Marie. Ils la félicitaient régulièrement pour la qualité de ses plats, mais ils ignoraient qu’elle crachait dans chacune de leurs assiettes.
Les Allemands avaient vite oublié ma présence et me considéraient presque comme faisant partie du décor. Chaque fois que je nettoyais un bureau, j’en profitais pour glaner quelques informations. J’interceptais les courriers de certains collabos et permettais ainsi à mes camarades d’anticiper les descentes prévues par la Gestapo. J’étudiais les cartes d’états-majors placardées sur les murs qui répertoriaient les positions des entrepôts de munitions, des divisions d’infanterie et de chars.
En l’espace de trois semaines, j’avais réussi à collecter pas mal de renseignements. L’une des seules pièces que je n’avais jamais pu fouiller était le bureau du Colonel Schulz. Nous savions qu’il y conservait des documents très importants, malheureusement, je n’avais jamais eu l’occasion de m’y retrouver seul. Sa secrétaire particulière en surveillait l’entrée comme un Cerbère. Hier soir, cependant, cette vieille peau de vache avait quitté la France pour repartir définitivement en Allemagne. Sa remplaçante n’arriverait que demain. C’était l’opportunité rêvée pour frapper un grand coup. Jean avait accepté de laisser Justin m’accompagner pour qu’il puisse prendre ses marques au sein du groupe.
— J’ai l’impression que quelqu’un nous observe, chuchota ce dernier alors que nous traversions l’avenue. Tu es sûr que c’est une bonne idée ?
Je tournai la tête de gauche à droite. Deux officiers allemands, adossés à une Citroën traction noire, discutaient ensemble.
— Il n’y a personne, Justin. Tu es juste un peu tendu, c’est normal.
— Si tu le dis… Tu crois que c’est une bonne idée que nous y allions tous les deux ? Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, murmura-t-il d’un air inquiet.
— Tu voulais faire tes preuves, non ? C’est le moment où jamais. Les nazis ont organisé une grande réunion et m’ont demandé d’en profiter pour nettoyer tous les bureaux pendant leur absence, expliquai-je à voix basse. Je leur ai raconté que j’avais besoin de toi exceptionnellement. Le bâtiment est grand, il y aura beaucoup plus de travail que d’habitude. Ils ont été un peu méfiants, mais n’ont pas trop insisté. Qui pourrait soupçonner l’idiot du village de préparer un mauvais coup ?
— On va faire de l’espionnage ?
— Chut ! Sois plus discret, on pourrait t’entendre. Je ne peux rien te dire pour l’instant. Si on se fait attraper, ils t’interrogeront. Il vaut mieux que tu en saches le moins possible.
— Comment ça, si on se fait attraper ? Tu m’as dit qu’il n’y avait aucun risque ?
— Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer ! Je préfère juste prendre quelques précautions, le rassurai-je en m’avançant d’un pas décidé vers la Kommandantur.
Justin me suivit sans rien ajouter, mais je sentais bien qu’il était nerveux.
— Bonjour, Augustin, me salua Karl, le soldat qui gardait l’entrée du bâtiment.
Il jeta son mégot de cigarette sur le trottoir avec nonchalance et l’écrasa du bout du pied.
— C’est qui, lui ? m’interrogea-t-il en toisant Justin.
— C’est mon cousin, monsieur. Le grand chef a dit qu’il pouvait venir pour faire le ménage avec moi, répondis-je en souriant bêtement.
— Ah, oui. Le Colonel Schulz m’en a informé. C’est la première fois que tu viens ici ? Montre-moi tes papiers, ordonna-t-il à l’adresse de Justin.
Ce dernier farfouilla fébrilement dans sa poche et en sortit un petit portefeuille en cuir. Sa main tressaillit lorsqu’il tendit sa pièce d’identité à Karl qui l’étudia avec attention.
— J’espère que tu es plus doué qu’Augustin, et surtout moins stupide, lança-t-il avec dédain après lui avoir rendu ses papiers.
Il se tourna ensuite vers moi.
— Je dois vous fouiller, donne-moi ton sac.
Il ouvrit ma besace et en sortit une boîte en fer. Il examina le gros bloc de savon noir, la bouteille de détergent et les brosses en bois qui y étaient rangés. Après nous avoir palpés pour vérifier que nous n’avions rien dans les poches, il se redressa et désigna l’entrée du bâtiment d’un geste du menton.
— C’est bon, vous pouvez y aller.
— Merci, Colonel ! lançai-je en me mettant au garde-à-vous.
— Augustin, je ne suis pas Colonel, je te l’ai déjà dit, soupira-t-il en ouvrant la porte pour nous laisser entrer.
Une fois à l’intérieur, je guidai Justin dans le bâtiment que j’avais appris à connaître sur le bout des doigts. Dans un cagibi du rez-de-chaussée, je récupérai des seaux, deux serpillières et quelques chiffons puis me dirigeai vers le dernier étage. Comme prévu, les locaux étaient vides. Tous les officiers étaient partis à leur réunion. Nous avions donc le champ libre.
— Tu peux rester dans le coin pour faire le guet ? demandai-je à Justin.
— Quoi ? Et si quelqu’un me surprend ?
— Ne t’en fais pas, les marches grincent. Tu auras le temps de réagir. Si tu entends quelque chose, tu viens me prévenir.
— D’accord… Dans ce cas, je vais passer la serpillière dans le couloir.
La boule au ventre, je m’avançai vers le bureau du Colonel et appuyai sur la poignée de la porte, mais elle était verrouillée. Heureusement, Jean m’avait confié le double de la clef. Les Allemands avaient fait changer les serrures lorsqu’ils avaient réquisitionné l’hôtel. Par chance, l’artisan à qui ils avaient fait appel était un camarade du maquis. Il avait donc effectué un double de toutes les clefs et les avait transmises à Jean.
Je retirai ma chaussure, récupérai la clef et pénétrai dans l’antre du diable.
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