CHAPITRE 36 Les troubles fête (Repris)
Le caporal brandit une bouteille de vin vide.
— J’vois qu’on s’amuse bien ici ! bafouilla-t-il.
Ses trois camarades à moitié débraillés éclatèrent d’un rire gras. Ils s’avancèrent vers nous d’un pas chancelant, bousculèrent les tables et les chaises qui leur barraient la route. Pendant que le caporal se vautrait sur l’une des banquettes, ses camarades contournèrent le bar et s’emparèrent de tout l’alcool qui leur tombait sous la main.
Colette se cramponnait à la chemise de Claude. Jacques et René, immobiles comme des statues, observaient les intrus avec inquiétude, alors que Justin, ratatiné sur son siège, fixait le bout de ses chaussures. Une étourderie supplémentaire qui risquait de me coûter très cher. Marie me répétait pourtant chaque jour de verrouiller la porte et d’éteindre les lumières à la fin du dernier service pour éviter ce genre de débordement.
L’un des soldats se posta devant moi et tira sur les pans de sa veste d’uniforme.
— Alors, qu’est-ce qu’on fête, les français ?
— Désolé, mais le bar est fermé, répondis-je d’un ton sec. Je vous prierais de bien vouloir partir.
Il enfonça son index dans ma poitrine.
— Hey, les gars. C’est l’autre débile qui travaille à la Kommandantur. Je crois qu’il essaye de nous chasser.
Le caporal se releva avec difficulté, se traîna jusqu’à moi en zigzaguant et m’attrapa par les cheveux. Un relent d’alcool et de transpiration me chatouilla les narines lorsqu’il me tapota la joue avec la crosse de son Luger.
— Ce n’est pas très gentil, Augustin. Je pensais que tu étais des nôtres, murmura-t-il. Toi et tes amis allez faire une exception pour nous, n’est-ce pas ?
Il me poussa contre la machine à café, s’installa au bar et s’affala sur le comptoir.
— Sers-nous à boire ! Quant à toi, le musicien, ordonna-t-il à Jacques en exhibant son pistolet, continue de jouer !
Je jetai un coup d’œil appuyé à Jacques qui acquiesça d’un signe de tête. Les mains tremblantes, il pianota sans enthousiasme quelques notes de la cinquième symphonie de Beethoven.
Le caporal retira sa veste qu’il balança par terre.
— Fais un effort ! On n’est pas à un enterrement !
Sans broncher, Jacques changea de répertoire. Pendant ce temps, je me hâtai de remplir quatre pintes de bière. Mon cerveau carburait à toute allure. Comment pourrais-je nous sortir de ce merdier ?
L’un des Allemands se dirigea vers les fiancés. Il agrippa le poignet de Colette et l’attira contre lui.
— Viens danser avec moi.
— Non merci, je suis fatiguée, répliqua-t-elle en tentant de se dégager.
Le caporal ricana, son verre brandit dans la direction de son camarade.
— Tu vois, Konrad. On n’a pas arrêté de te répéter que t’avais une sale gueule. Même la Française ne veut pas de toi !
Piqué au vif, le jeune soldat attira Colette contre lui.
— Ne sois pas si farouche ! De toute façon, je ne te demande pas ton avis, insista-t-il.
Claude se précipita vers eux et repoussa l’allemand d’un geste de la main.
— Elle vient de te dire non, alors ne la touche pas !
Le temps se figea. L’ambiance électrique qui flottait autour de nous semblait presque palpable. Claude et Konrad se dévisagèrent en se jaugeant du regard. Ce dernier porta la main à son ceinturon, prêt à dégainer sa baïonnette.
Colette s’interposa.
— C’est d’accord ! J’accepte de danser avec vous.
Avec un sourire de satisfaction, Konrad l’enlaça et l’entraîna vers le centre de la pièce où ils valsèrent courtoisement quelques minutes. Ses mains descendirent dans le dos de Colette, puis glissèrent sur ses fesses. Le visage crispé, les poings serrés, Claude se rua vers eux, mais sa fiancée lui adressa un coup d’œil désapprobateur pour l’inciter au calme.
Je savais que c’était peine perdue. Ces quatre ivrognes ne connaissaient aucune limite. Claude n’accepterait pas de regarder sa petite amie se faire agresser sans réagir, même si ça risquait de lui coûter la vie. Si je n'intervenais pas maintenant, la soirée tournerait au drame.
Sans me poser de questions, je disposai les quatre pintes remplies à ras bord sur un plateau, me précipitai vers Konrad, trop occupé à lorgner le décolleté de Colette pour me voir venir, et le percutai de plein fouet. Les chopes de bière se renversèrent, éclaboussèrent son uniforme, rebondirent sur le sol avant d’exploser en mille morceaux. Jacques cessa aussitôt de jouer. Colette en profita pour se réfugier dans les bras de son amoureux.
— Veuillez m’excuser pour ma maladresse, soufflai-je, les mains tremblantes.
Un silence de mort s’installa. Konrad m’empoigna par le col.
— Tu l’as fait exprès ! vociféra-t-il. Tu vas regretter d’être venu au monde, espèce d’attardé !
Il retroussa ses lèvres, recula son coude, arme son poing qu’il lança dans ma direction. J’attrapai son poignet au vol et parai son attaque comme me l’avait enseigné Jean au maquis. Sidéré par ma réaction, il entrouvrit la bouche, tira de toutes ses forces pour essayer de se dégager, mais je le maintenais si fermement que c’était inutile.
Ses pupilles s’écarquillèrent.
— Comment oses-tu me toucher ?
Le caporal se faufila derrière moi. La crosse de son pistolet s’écrasa contre mes côtes. Je laissai échapper un râle de douleur, lâchai Konrad et me repliai sur moi-même. Enivré par la rage, ce dernier ramassa le plateau qui gisait au sol et me le fracassa en pleine face.
Le liquide chaud et poisseux qui s’écoula de mon nez s’infiltra dans ma bouche. Les lumières vacillèrent autour de moi. Un voile opaque me brouillait la vue. Je me cramponnai à la veste de Konrad pour éviter de tomber, mais il me repoussa de toutes ses forces. Je m’écroulai par terre, étendu sur le ventre comme une baleine échouée.
Le caporal posa sa chaussure entre mes omoplates, appuya de tout son poids et m’écrasa contre le sol. L’air me manquait. Je suffoquais. Je tentai de ramper, de lui échapper. Dans un ultime effort, je tâtonnai du bout des doigts, cherchai désespérément un support auquel me hisser, mais mes ongles glissèrent en crissant sur le carrelage.
Les soldats furent secoués d’un fou rire.
— On dirait un petit chien en train de se noyer, se gaussa l’un d’entre eux.
— La prochaine fois, il réfléchira avant de faire le malin, jubila Konrad.
J’allais donc crever ici sous les yeux de mes amis, tabassé par quatre ivrognes. J’espérais qu’ils ne s’en prendraient pas autres, que ma mort suffirait à étancher leur soif de violence.
— Arrêtez ! Vous allez le tuer ! s’écria Colette entre deux sanglots.
— S’il vous plaît, lâchez-le… supplia Claude. Je suis sûr qu’il a compris la leçon.
— Vous avez raison. Ce serait dommage de l’achever si vite, répondit le caporal.
Il relâcha son étreinte. Pendant qu’il rangeait son luger, j’inspirai avec délectation comme si je respirais pour la première fois de ma vie. Cet enfoiré leva son genou à hauteur de hanche, et d’un mouvement vif, me broya la main gauche avec le talon de sa botte. Tous les os de ma main craquèrent. Une brûlure insupportable se répandit dans mon bras. Je hurlai, m’époumonai à m’en déchirer la gorge, me roulai dans tous les sens.
Il me décocha un violent coup de pied dans l’estomac.
— Ferme-la ! cria-t-il en se tournant vers ses camarades. Donnez-moi une ceinture ! Je vais vous montrer comment dresser un sale cabot !
Un sourire sadique au bord des lèvres, Konrad détacha son ceinturon qu’il tendit à son supérieur. Ce dernier leva son bras. Un sifflement aigu fendit l’air, suivi d’un claquement sonore. La chair de mon dos se déchira. Malgré la douleur insoutenable, je n’avais plus la force de crier. J’entendis vaguement des pas précipités à l’autre bout du restaurant. Lorsque Marie émergea du couloir, son vieux fusil de chasse dans les mains, les quatre militaires se figèrent sur place.
— Laissez mon neveu tranquille, ou je vous colle une balle dans la tête !
Elle trottina vers nous et visa le caporal.
— Tout de suite !
— D’où elle sort, celle-là ? s’exclama Konrad, médusé. Tu crois que tu nous fais peur avec ton antiquité ? Je suis sûr que tu ne sais même pas t’en servir.
Avec une rapidité surprenante, Marie pointa son double canon vers lui et appuya sur la détente. Le casque posé sur la table d’à côté voltigea avant de retomber quelques mètres plus loin dans un bruit métallique.
Le caporal porta la main à son holster.
— N’y pensez même pas ! gronda Marie en le visant à nouveau.
— Tu as essayé de l’assassiner, espèce de vieille folle !
— Si j’avais voulu le tuer, il serait déjà mort !
— Il ne te reste plus qu’une seule balle, et comme tu peux le voir, nous sommes quatre.
— Je viens d’avoir soixante-dix ans, je n’ai pas peur de la mort. Si je dois crever maintenant, je vous emporterai avec moi dans la tombe ! répliqua-t-elle sans sourciller.
— Dans ce cas, mes hommes se vengeront sur tes neveux. Ils se chargeront pour moi de les torturer et de les exécuter. Tu n’as plus le choix. Donne-moi…
Le grondement d’un moteur s’approchant à vive allure l’interrompit. La lumière des phares se refléta sur les vitres des fenêtres. Le véhicule s’arrêta en trombe devant l’hôtel, deux portières claquèrent et les graviers craquèrent bruyamment.
— Les renforts arrivent ! fanfaronna Marie.
La clochette de l’entrée carillonna. Un homme à la carrure imposante déboula dans le restaurant.
— Que se passe-t-il ici ? aboya-t-il.
Dès qu’ils aperçurent l’uniforme du nouvel arrivant, les quatre soldats se mirent au garde-à-vous. Sur le seuil de la porte, Éva apparut à son tour.
— Madame Augun ! Pourriez-vous baisser votre arme, je vous prie ? demanda-t-elle. Le Capitaine Göring va prendre le relais. Ne vous inquiétez pas, vous pouvez lui faire confiance.
Mes oreilles sifflaient, ma tête bourdonnait. Le son de sa voix vibra étrangement autour de moi. Peut-être s’agissait-il d’un mirage, ou d’une hallucination ? Je me roulai sur le côté en gémissant, puis tournai la tête vers elle. J’entrouvris les paupières, mais tout était confus, flou, lointain. Les traits de son visage se dessinèrent malgré tout dans mon esprit embrumé. Une agréable sensation d’apaisement m’envahit. Grâce à elle, mon calvaire prenait fin.
Marie obtempéra et posa son fusil sur le comptoir.
— Pourquoi avez-vous agressé monsieur Augun ? demanda Éva d’une voix glaciale.
Konrad s’empressa de me pointer du doigt.
— C’est lui qui a commencé, mademoiselle Kaltenbrün, se justifia-t-il. Nous nous amusions sans faire d’histoire lorsque soudain, il a couru vers moi et m’a jeté un verre à la figure.
— Ce n’est pas une raison valable pour vous comporter comme des animaux !
— C’est la faute de cette vieille folle, intervint le caporal. Elle a tiré sur nous avec son fusil. C’est une terroriste.
Après avoir balayé la pièce des yeux, le Capitaine Göring s’avança vers eux d’une démarche menaçante. La veine de sa tempe palpitait.
— Vous avez vu l’état de son établissement ? rugit-il. Vous débarquez ici en semant le chaos, vous volez son alcool, brutalisez son neveu… Vous n’avez donc aucun scrupule ?
— Mais…
— Taisez-vous soldats et rhabillez-vous ! Vous devriez avoir honte ! Pendant que vos camarades se battent et meurent pour la gloire du Reich en Russie, vous vous pavanez dans les rues complètement ivres, en braillant comme des ânes alors que vous êtes en service ! J’écrirai un rapport à votre sujet que je transmettrai moi-même au Colonel Schulz. Un séjour sur le front de l’Est vous permettrait peut-être de vous remémorer le respect des règles et la discipline !
Le caporal blêmit. Ses épaules s’affaissèrent. Le teint pâle, les mains tremblantes, ses subalternes baissèrent la tête. Malgré les propagandes encourageantes, ils savaient tous que l’invasion de la Russie était un désastre pour l’armée allemande.
— Foutez le camp d’ici et rentrez à la caserne, exigea l’officier en désignant la porte.
Les quatre soudards se hâtèrent de récupérer leurs affaires puis disparurent sans demander leur reste. Éva posa ses doigts sur l’avant-bras du Capitaine.
— Hans ! Tu ne vas quand même pas les laisser s’en sortir avec un simple rappel à l’ordre ?
— Je ne peux rien faire de plus, Éva. Je suis en permission. Je n’ai aucune autorité sur eux. Tu sais bien que ce n’est pas le moment d’attirer l’attention sur moi.
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