CHAPITRE 37  Orgueil et préjugés (Repris)

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 Claude, Jacques et René m’aidèrent à me relever puis m’installèrent avec précaution sur l’une des banquettes du restaurant. Colette revint en courant avec la boîte à pharmacie que Marie lui avait demandé de récupérer dans la buanderie. Dans son élan, elle bouscula Éva, plongée en pleine conversation avec Hans.

 — Je suis désolée, baragouina Colette.

 Les regards des deux femmes se croisèrent. Elles s’observèrent un court instant. Un peu gênée, Éva détourna les yeux, mais Colette continua de la dévisager, les sourcils froncés.

 — Colette ! cria Marie. Donne-moi la boîte, s’il te plaît !

 — Euh… oui, répondit l’intéressée en la déposant sur la table.

 Après m’avoir ausculté, Marie secoua la tête.

 — Il va falloir que tu ailles à l’hôpital, Augustin. Tu as sûrement des os fracturés.

 — Ce n’est pas possible, Madame Augun. Le couvre-feu a déjà débuté, fit remarquer Claude.

 Éva glissa quelques mots à l’oreille du Capitaine Göring. Ce dernier hocha la tête.

 — Éva et moi l’emmènerons à l’hôpital, Madame Augun. Avec nous, il ne risque rien.

 Claude et René me conduisirent jusqu’à la voiture d’Éva. Exténué, sonné par la raclée que je venais d’essuyer, je m’assoupis sur la banquette arrière.

 Éva et le Capitaine me réveillèrent vingt minutes plus tard. Un médecin accompagné d’une infirmière me prit en charge rapidement. Ils désinfectèrent mes plaies, palpèrent mes côtes, auscultèrent ma main. Résultat des courses : une côte fêlée, l’annulaire et l’auriculaire cassés ainsi qu’une entorse au poignet.

 Sous le regard attentif d’Éva, l’infirmière banda ma main qui avait doublé de volume et prenait une affreuse teinte violacée. Une intense douleur irradia dans mon bras lorsqu’elle me manipula les doigts. Le visage dégoulinant de sueur, l’estomac en vrac, je dégobillai tripes et boyaux sur le sol immaculé.


 Une heure plus tard, Hans nous ramena à l’hôtel. Les antidouleurs administrés par l’infirmière commençaient à faire effet. Je me sentais beaucoup mieux, mais ma tête continuait de tourner. Cette soirée resterait gravée dans ma mémoire jusqu’à la fin de mes jours. Je pouvais m’estimer chanceux d’être encore en vie. Si Éva et le Capitaine Göring n’avaient pas débarqué au bon moment, ces quatre ivrognes m’auraient fouetté à mort.

 — Merci beaucoup pour votre intervention, Capitaine, lançai-je avec reconnaissance.

 — Vous savez, je n’ai pas eu le choix, répondit-il en désignant Éva d’un air faussement accusateur. L’adresse que madame Augun lui a conseillé était excellente. Quand votre tante a téléphoné au restaurant pour nous demander de l’aide, Éva m’a embarqué de force dans sa voiture. Je n’ai même pas eu le temps de goûter leur fameuse poire belle Hélène qui paraissait pourtant délicieuse.

 — Ne t’inquiète pas, Hans, gloussa Éva. Nous aurons l’occasion d’y retourner la semaine prochaine.

 Je me renfrognai sur mon siège. Ces deux là me semblaient très proches. Ça ne me plaisait pas du tout.

 Lorsque nous pénétrâmes dans l’hôtel, nous fûmes accueillis par des applaudissements. Marie se précipita vers nous et serra chaleureusement la main de Hans.

 — Je n’aurais jamais imaginé dire ça d’un officier allemand, mais vous êtes quelqu’un de bien, affirma-t-elle, les yeux embués.

 — Je n’ai fait que mon devoir, Madame, assura-t-il.

 Elle se tourna vers Éva et se rua dans ses bras.

 — Merci du fond du cœur, mademoiselle Kaltenbrün. Sans vous, mon imbécile de neveu serait mort. Il n’est pas très futé, mais c’est un brave petit, vous savez ! Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous.

 Éva lui donna de timides tapes dans le dos.

 — Ce… ce n’était rien, bredouilla-t-elle.

 Marie s’écarta en s’essuyant les yeux d’un revers de la main et proposa un digestif à tout le monde. Alors que mes amis prenaient place autour de moi, Éva et le Capitaine s’installèrent sur la table d’à côté.

 — Ils ne t’ont pas raté, souligna Claude en me servant un verre d’eau. Je te remercie, Augustin. Si tu n’avais pas détourné l’attention de Konrad, ces sales alcooliques s’en seraient pris à Colette.

 Jacques s’esclaffa.

 — Vous avez vu la tête de Konrad lorsqu’Augustin lui a chopé le bras ?

 René se tourna vers Marie et afficha un sourire réjoui.

 — Et le Caporal… j’ai cru qu’il allait se faire dessus quand vous avez fait exploser le casque de son camarade, renchérit-il. Je ne savais pas que vous étiez aussi habile avec un fusil.

 — Pour tout vous avouer, c’est la bouteille que je visais…

 Ils éclatèrent tous de rire sauf Colette qui n’avait pas l’air d’humeur à plaisanter.

 — Vous trouvez ça drôle ? Nous avons eu de la chance que ça ne finisse pas en bain de sang.

 Elle jeta à Claude un regard noir.

 — Je t’avais fait signe de ne pas bouger quand Konrad m’a forcé à danser avec lui. Tu es tellement têtu qu’il n’y a rien à tirer de toi ! Augustin n’aurait pas eu besoin de réagir si tu ne t’en étais pas mêlé !

 — Tu aurais préféré que je le laisse abuser de toi ?

 — Tu aurais pu te faire tuer, Claude ! s’emporta-t-elle.

 Mon attention fut attirée par Hans. Il décala sa chaise et se rapprocha très près, beaucoup trop près d’Éva. Je tendis l’oreille pour entendre ce qu’ils pouvaient bien se raconter, mais mes camarades parlaient si fort que c’était inutile.

 Éva entortillait l’une de ses mèches autour de son index. Un sourire éclatant illuminait son visage. Elle buvait chacune des paroles du Capitaine. J’essayai de me convaincre qu’il n’y avait rien entre eux, qu’ils n’étaient que de bons amis.

 Ma gorge se serra lorsqu’il posa sa main sur celle d’Éva. Le torse bombé, ce sale frimeur passa ses doigts dans sa chevelure archi gominée. Il prenait la pose à la manière d’un Ken. Si je m’étais senti reconnaissant pour son aide jusqu’à présent, ce n’était plus du tout le cas. La photo découverte sous mon lit à Boston me revint en mémoire : Pour que tu ne m’oublies pas, mon amour. Je serrai les dents en réalisant que ce message s’adressait certainement à lui.

 Marie leva son verre puis s’éclaircit la gorge.

 — Portons un toast en l’honneur de mademoiselle Kaltenbrün et du Capitaine Göring !

 Éva baissa les yeux. Hans se redressa et agita son verre dans ma direction.

 — N’oublions pas de trinquer à la santé de monsieur Augun, scanda-t-il à la manière d’un politicien.

 Cette caricature de Boys band m’horripilait au plus haut point. Je ne supportais plus de le voir se pavaner devant Éva.

 — Je suis fatigué, déclarai-je d’un ton glacial. Je vais aller me coucher.

 Marie jeta un coup d’œil à l’horloge.

 — Il est déjà minuit ! Nous devrions tous faire de même.

 — Vous reste-t-il une chambre disponible pour Hans ? demanda Éva. Je ne tiens pas à ce qu’il prenne la route à cette heure.

 — Nous sommes complets, marmonnai-je d’un air boudeur. À cause de votre fichu couvre-feu, mes amis sont obligés de passer la nuit ici.

 Marie croisa les bras et haussa les sourcils.

 — Qu’est-ce que tu racontes comme bêtises ? Tu sais aussi bien que moi que l’hôtel est vide. Nous avons suffisamment de place pour loger tout le monde. Justin, donne donc les clefs de la douze au Capitaine.

 Justin l’accompagna jusqu’à sa chambre. Éva nous souhaita bonne nuit et s’éclipsa à son tour. Jacques, René et Colette s’occupèrent de remettre le restaurant en ordre pendant que Marie et Claude nettoyaient la cuisine.

 L’épuisement me tombait dessus comme une chape de plomb, la douleur me minait le moral, assombrissait mes pensées. Claude me proposa de m’accompagner jusqu’à ma chambre, mais je refusais catégoriquement. L’idée de me retrouver à nouveau prisonnier de mon propre corps n’arrangeait pas ma mauvaise humeur. Je refusais d’admettre mon incapacité à me mouvoir. Hors de question d’être assisté pour me déplacer.

 Je me traînai avec difficulté jusqu’à l’escalier. Je grimperais ces marches tout seul, même si je devais y passer la nuit. Ma main droite cramponnée à la rambarde, j’atteignis le palier du troisième étage en gémissant, les jambes chancelantes, mon cœur prêt à exploser. Mon chemin de croix à moitié effectué, je m’adossai au mur et me laissai glisser sur le parquet. J’essayai de reprendre mon souffle, mais chacune de mes respirations était un véritable supplice.

 Cette maudite échelle de meunier me séparait encore de mon lit. Je levai la tête avec désespoir comme si je m’apprêtai à escalader l’Everest. Vaincu par la fatigue, je capitulai, fermai les yeux et piquai du nez.

 La porte de la chambre d’Éva s’ouvrit en grinçant. Cette dernière approcha une lampe à pétrole de mon visage et s’assit à côté de moi.

 — Vous ne comptiez tout de même pas rester ici jusqu’à demain matin ?

 Une longue robe de nuit lui couvrait les chevilles. Ses cheveux noués avec un ruban en satin retombaient en bas de son dos. Une fois encore, je ne pus m’empêcher de la trouver magnifique, même débarrassée de son maquillage. Pourquoi passait-elle tant de temps à se pomponner chaque jour alors qu’elle n’avait besoin d’aucun artifice pour se mettre en valeur ? Ce foutu Hans avait beaucoup de chance.

 Elle posa sa main sur mon avant-bras.

 — Vous n’auriez jamais dû provoquer ces imbéciles, reprit-elle. À force de vouloir jouer les chevaliers, vous finirez par y laisser votre peau. Je ne serai pas toujours là pour vous sauver la mise et j’aurais préféré que Hans reste en dehors de tout ça.

 — Je suis désolé d’avoir gâché votre rendez-vous en tête à tête.

 — J’aurais l’occasion de le revoir la semaine prochaine, mais ce n’est pas le sujet. Vous devez apprendre à maîtriser vos nerfs et arrêter de vouloir sauver tout le monde.

 — Auriez-vous préféré que je prenne la fuite au théâtre quand Heinrich vous a sauté dessus ? lui lançai-je à la figure. Je reconnais que ce n’était pas l’idée du siècle, mais si ces ordures avaient abusé de Colette, je n’aurais jamais pu me le pardonner.

 — Augustin. Vous ne pouvez pas voler au secours de tout le monde.

 — Et pourquoi pas ? La semaine dernière, une jeune femme s’est suicidée après avoir été violée par deux soldats allemands ! Ignorer ce genre d’actes revient à les cautionner ! vociférai-je.

 — Ce qui lui est arrivé est horrible, mais je ne comprends pas pourquoi ça vous affecte autant.

 — Ça me rappelle de mauvais souvenirs… Si le salaud qui a agressé ma sœur n’avait pas été condamné, elle aussi aurait peut-être mis fin à ses jours.

 — Votre sœur ? Ne m’aviez-vous pas dit que vous étiez fils unique ?

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