CHAPITRE 38 Secrets de famille (Repris)
Une bourde supplémentaire s’ajoutait à mon palmarès déjà bien fourni. J’avais raconté à Éva la même histoire qu’à mes amis du maquis. Avec tous les mensonges inventés ces derniers mois, je m’attendais à me prendre les pieds dans le tapis un jour ou l’autre.
— Euh… en fait ce n’est que ma demi-sœur, tentai-je de me rattraper.
J’avais à peine regagné la confiance d’Éva et je ne tenais pas à la décevoir une nouvelle fois. Vu la réaction d’Audrey lors de notre dernière discussion, il était inconcevable de révéler à Éva que je voyageais dans le temps.
— Après la mort de ma mère, mon père a fréquenté une autre femme. Elle avait deux filles, Lisa et Audrey, un peu plus âgées que moi, repris-je. Nous nous entendions très bien et passions beaucoup de temps ensemble. Quand elles ont commencé à travailler, elles se sont toujours arrangées pour continuer à veiller sur moi.
— Avez-vous décidé de quitter les États-Unis suite à l’incident dont vous me parliez tout à l’heure ?
— Pas du tout. Je n’avais que quatorze ans à cette époque. Audrey, la plus jeune, a été agressée par l’un de ses ex-petits amis. Elle venait tout juste de rompre avec lui. Monsieur ne l’a pas supporté. Je les entendais se disputer dans sa chambre. Elle le suppliait de la laisser tranquille et de la lâcher… Elle s’est mise à crier mon nom, mais je ne pouvais rien faire. J’étais coincé dans mon fauteuil roulant de merde, déclarai-je avec amertume. Les hurlements d’Audrey ont fini par alerter notre concierge qui s’est précipité à son secours. Grâce à lui, elle a évité le pire, mais cet événement l’a traumatisée, et moi aussi…
Ma gorge se noua. Je détournai le regard pour cacher les larmes qui me montaient aux yeux. En réalité, c’était James, notre majordome, qui avait défoncé la porte et flanqué une bonne correction à l’ex d’Audrey. Ses appels à l’aide avaient tourmenté mes cauchemars pendant des mois.
— Augustin, vous n’étiez pas en mesure de faire quoi que ce soit, me réconforta Éva en posant sa main sur mon épaule. Comment vous êtes-vous retrouvé en fauteuil roulant ?
Pourquoi avait-il fallu que je mentionne mon handicap ? Je refusais de lui en parler. Hors de question que je lui inspire de la pitié. Pour la première fois de mon existence, je pouvais vivre et être considéré comme n’importe qui. De toute façon, si je lui expliquais que j’avais guéri miraculeusement d’une maladie incurable, elle me prendrait pour un mythomane ou un aliéné.
Les yeux rivés sur moi, Éva m’examinait, m'analysait de son regard perçant.
— Je vois que c’est un sujet sensible pour vous. Si vous ressentez le besoin de vous confier un jour, je serai là pour vous écouter, ajouta-t-elle après un moment d'hésitation. Vos demi-sœurs et vous aviez l’air très unis. J’imagine qu’elles doivent beaucoup vous manquer. Pourquoi n’êtes-vous pas resté là-bas, avec elles ?
— Eh bien… Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire de ma vie. J'avais le sentiment d'être un fardeau pour elles. Je les aime beaucoup, mais elles avaient tendance à trop me materner. J’étouffais. Je voulais prendre mon indépendance. Lorsque l’occasion s’est présentée, je n’ai pas hésité une seule seconde. J’ai tout plaqué pour venir en France dans l’espoir de renouer le contact avec les quelques membres de ma famille qui y résidaient. Je pense à elles tous les jours, mais je ne regrette pas d’être parti. Ça va peut-être vous sembler ridicule, mais ici, j’ai l’impression de pouvoir être moi-même, d’avoir trouvé un but à mon existence.
— Ce n’est pas ridicule, murmura-t-elle, les yeux perdus dans le vague. Pour tout vous dire, moi aussi je cherche à me faire une place dans ce monde. Mais contrairement à vous, je n’ai plus de famille, plus personne pour me soutenir.
— Le Capitaine Göring a pourtant l’air de beaucoup vous apprécier…
— Hans ? C’est un très bon ami, c’est vrai, mais il a ses propres préoccupations. Il y a certains sujets que je ne peux pas aborder avec lui. Vous avez la chance de bénéficier de l’amour et de la confiance de votre tante, de votre cousin et de vos demi-sœurs, alors arrêtez de vous mettre en danger pour réparer une injustice dont vous n’êtes pas responsable. Regardez où votre courage vous a mené, ce soir. Vous êtes dans un état pitoyable !
— Ne dramatisez pas, Éva ! Mes blessures sont très superficielles. Elles ne sont rien comparées à ce que Colette aurait pu…
— Vous prenez toujours tout à la légère ! me reprocha-t-elle. Vous avez failli mourir et vous tentez encore d’avoir le dernier mot ! Vous ne pensez vraiment qu’à vous !
— Je ne suis pas un égoïste !
— Si, vous l’êtes ! s’emporta-t-elle tout à coup. Vous ne réalisez pas la peine que vous infligeriez à vos proches s’il vous arrivait malheur !
Son soudain excès de colère me surprit. Je ne comprenais pas ce que j’avais bien pu faire pour qu’elle s’énerve de la sorte. Son imprévisibilité m’interloquait.
— Pourquoi haussez-vous le ton, Éva ?
— Parce que vous passez votre temps à vous mettre en danger ! Promettez-moi d’éviter de prendre des risques inutiles !
— Mais…
— Je n’aurais pas la force d’affronter un nouveau deuil… lâcha-t-elle, la voix brisée.
Elle ramena ses genoux vers sa poitrine et enfouit sa tête dans ses mains. Son désespoir me cloua sur place. J’ignorais ce que j’étais censé faire, dire ou ne pas dire.
— D’a… d’accord Éva. Je tâcherai d’être plus prudent à l’avenir. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous remonter le moral ?
Elle releva la tête, s’essuya les yeux et m’adressa un pâle sourire.
— Si vous aviez un petit remontant à me proposer, je ne serais pas contre.
Je me redressai avec une extrême difficulté en laissant échapper quelques plaintes de douleur.
— Je pense que ça peut s’arranger. Marie a aménagé plusieurs cachettes au sein de l’hôtel lorsque les Allemands ont envahi la ville.
J’entrai dans le local à linge jouxtant la chambre d’Éva et poussai d’un geste du pied un grand panier en osier rempli de draps sales.
— Pourriez-vous m’aider à retirer ces trois lames de parquet ? lui demandai-je en jetant un bref coup d’œil au bandage qui entourait ma main.
Elle secoua la tête d’un air affligé.
— Ne m’aviez-vous pas affirmé que vos blessures étaient « très superficielles » ? Poussez-vous et laissez-moi faire.
— Vous aurez besoin de ça, précisai-je en lui tendant le couteau que Claude m’avait offert au maquis.
Guidée par mes instructions, elle s’agenouilla et glissa la lame dans l’une des rainures du parquet. Elle appuya délicatement sur le manche du couteau jusqu’à ce que la première latte se soulève, puis répéta la même opération pour les autres.
En découvrant les dizaines de bouteilles qui reposaient sur le torchis, elle siffla avec admiration et écarquilla les yeux.
— C’est une vraie distillerie là-dedans !
— Je préférerais que vous gardiez ça pour vous, ça m’éviterait pas mal d’ennuis. Marie m’a fait promettre de n’en parler à personne.
— Ne vous en faites pas, je serai muette comme une tombe.
Elle attrapa une bouteille au hasard, remit en place le plancher et le panier en osier, puis me proposa de l’accompagner dans sa chambre. Je lui emboîtai le pas en claudiquant et m’écroulai dans le fauteuil en rotin. Mes côtes fêlées protestèrent douloureusement.
— J’imagine que vous n’avez pas de tire-bouchon ? m’interrogea-t-elle en s’asseyant sur le lit, face à moi.
— Bien sûr que si. Un bon barman ne sort jamais sans un limonadier.
— Décidément, il y a plus de choses dans vos poches que dans le sac de Mary Poppins.
— Vous connaissez Mary Poppins ? m’étonnai-je, stupéfait d’apprendre que ce film avait déjà été diffusé au cinéma.
— J’ai lu les deux premiers tomes, mais je vais devoir attendre la fin de la guerre pour découvrir la suite.
Elle saisit le limonadier que je lui tendais, puis, comme si elle avait fait ça toute sa vie, retira le bouchon en un tour de main. Elle en but une gorgée, toussota et me présenta la bouteille.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est de l’épine[1]. Marie en a préparé tout un stock, mais celui-là est très corsé, affirmai-je après l’avoir goûté. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous, Éva ?
— Non merci, ça ira. À moins que vous ne disposiez d’une machine à remonter le temps dans vos poches magiques, lança-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
Je ne pus m’empêcher de jeter un œil à son bracelet. Bien sûr, je ne pouvais pas lui avouer qu’elle en portait une autour du poignet, mais la coïncidence eut le mérite de m’arracher un sourire.
— Et qu’en feriez-vous ?
— Je m’en servirais pour…
Elle me jaugea du regard et se mordit la lèvre.
— Pour sauver mon petit frère, acheva-t-elle dans un souffle.
Ses yeux s’embuèrent. Elle fondit en larmes et cacha son visage dans ses mains. Je n’osais plus bouger ni même respirer. Je me sentais démuni, ne savais pas quoi faire pour la réconforter.
— Éva… Si c’est trop difficile pour vous…
— Il s’appelait Mark… m’interrompit-elle entre deux sanglots et deux lampées d'alcool. Il venait tout juste d’avoir dix-sept ans quand il a été assassiné. Il aimait peindre, rêvait de voir ses tableaux exposés dans une galerie d’art. Mon père lui répétait sans cesse qu’il était trop faible, qu’il devait s’endurcir pour devenir un homme. Il l’a forcé à rejoindre les jeunesses hitlériennes, mais il n’était pas fait pour ça. J’avais beau lui dire que Mark se consumait à petit feu, il s’en fichait complètement. Tout ce qui lui importait, c’était que son fils lui fasse honneur. À force de vouloir contrôler tous ses faits et gestes, mon père a fini par le tuer…
Elle redressa la tête, se saisit de la bouteille d’un geste brusque et avala une bonne quantité de vin.
— C’est arrivé en début d’année, reprit-elle, quelques semaines avant notre rencontre au théâtre. Je venais de rentrer à Berlin. Mon père avait insisté pour que je sois présente à l’une de leurs fichues soirées mondaines. Il y avait beaucoup d’officiels du parti. Il espérait me trouver un prétendant, mais j’ai pris un malin plaisir à éconduire tous les hommes qu’il me présentait. Il était furieux contre moi. Il m’a forcée à monter dans la voiture et nous avons quitté la réception plus tôt que prévu. En arrivant devant notre immeuble, une vingtaine de personnes s'agglutinaient sur le trottoir, dont plusieurs policiers qui tentaient de disperser la foule. Lorsque nous nous sommes approchés, j’ai aperçu le corps d’une jeune femme qui baignait dans une mare de sang. C’était Nadia, notre voisine. Elle tenait encore la main de Mark… Il gisait à côté d’elle.
Elle s’enfonça les ongles dans la peau et tritura nerveusement son bracelet. Je m’efforçai de me lever de mon fauteuil, m’installai à côté d’elle et passai mon bras autour de ses épaules dans l’espoir de l’apaiser.
— Je me suis précipitée vers lui en hurlant, poursuivit-elle. J’ai prié tous les dieux de la Terre pour qu’il ne soit pas trop tard. Son corps était encore tiède, mais il ne respirait plus. Ses yeux étaient vides. Son regard éteint restera gravé dans ma mémoire jusqu’à la fin de ma vie. Je m’en voudrais toujours d’avoir cédé au caprice de mon père, ce soir-là, et de n’avoir pas respecté la promesse que j’avais faite à ma mère sur son lit de mort.
— Vous n’êtes pas responsable du décès de votre frère, murmurai-je avec douceur.
— Si, justement ! Il y avait plusieurs mois déjà que Mark fréquentait Nadia. Ils avaient l’air très amoureux. Ils prévoyaient même de se marier. Quelques jours avant la réception à laquelle nous étions conviés, mon père a découvert par hasard que Nadia et sa famille étaient juives. Il était fou de rage. Il a donné une bonne correction à mon frère et lui a interdit de la revoir. Je pensais que malgré son obsession pour la race « aryenne », il chercherait d’abord à nous protéger. J’aurais dû me douter que sa dévotion pour le Reich l’emporterait sur tout le reste, lança-t-elle avec dédain.
— Ne me dites pas qu'il les a dénoncés ? m’exclamai-je, horrifié.
— En menant ma petite enquête, j’ai appris qu’il avait appelé la Gestapo le matin même. Nous étions voisins depuis plus de dix ans, mais il n’a pas hésité. Il espérait sûrement qu’en se débarrassant de la famille de Nadia, tout rentrerait dans l’ordre. À mon avis, il ne s’attendait pas à ce que Mark lui désobéisse et se réfugie chez elle dès qu’il aurait le dos tourné. C’était bien le problème, il ne connaissait pas son fils. Quand la Gestapo est arrivée, Mark à voulu s’enfuir avec Nadia, mais la police leur a tiré dessus.
— Quelle a été la réaction de votre père lorsqu’il a vu le corps de votre frère ?
— Il lui a jeté un bref coup d’œil puis il est rentré dans l’appartement comme si de rien n’était, lâcha-t-elle d’un air dégouté. Le lendemain, il a fait vider la chambre de Mark et m’a ordonné de ne plus jamais mentionner son nom. Mon monde s’est effondré. Je ne ressentais plus rien d’autre qu’une souffrance insurmontable. Je n’avais plus qu’une obsession : rejoindre mon frère. J’avais même planifié ma propre mort. Lorsque je vous ai croisé au théâtre et que vos amis ont tenté de m’assassiner, j’ai eu un déclic. Je devais vivre pour rendre hommage à sa mémoire et me venger de mon géniteur. Mais quand vous m’avez montré ces photos dans le bureau du Colonel, j’ai compris qu’il n’était qu’un fanatique, une marionnette manipulée par un système pourri jusqu’à la moelle. À ce moment précis, j’ai su ce que je devais faire : vous aider à détruire le parti et tout ce qu’il représente.
Elle sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya les yeux.
— Vous n’imaginez pas à quel point mon petit frère me manque…
Le corps d’Éva se relâcha, comme si elle se sentait soulagée d’avoir partagé ce fardeau avec quelqu’un. Elle laissa reposer sa tête contre ma joue. Je ne répondis rien, me contentai de la serrer dans mes bras et de lui caresser les cheveux.
[1] Le vin d’Épine : apéritif élaboré avec du vin de Vendée, de l’eau-de-vie, de l’Épine noire sauvage et du sucre.
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