CHAPITRE 41 Escapade dans la capitale de l’Amour (Repris)
Troyes, 9 juillet 1942
— Vous n’auriez pas pu attendre une semaine de plus pour faire dérailler le train ? rugit Éva en faisant irruption dans la chambre que je terminais de préparer.
Elle pointa vers moi un index accusateur.
— Colette m’a appris que c’était de votre faute ! Vous m’exaspérez, Augustin !
— Bonjour, Éva, moi aussi je suis content de vous revoir…
— J’ai dû voyager dans un camion bâché pendant trois heures et supporter les remarques graveleuses des soldats qui m’accompagnaient, m’interrompit-elle sans reprendre son souffle.
— Vous n’aviez qu’à demander à Hans de vous escorter jusqu'à Troyes…
— Hans a été appelé sur le front de l’Est, mais ne changez pas de sujet, Augustin ! Avez-vous vérifié s’il y avait des civils dans ce train ? Je veux bien que vous vous adonniez à quelques actes de sabotage, mais là, ça va trop loin !
— Vous me prenez pour qui ? m’insurgeai-je en haussant le ton à mon tour. Nous ne sommes pas des brutes sanguinaires ! C’était un simple convoi de marchandises. Il contenait des tonnes de matières premières servant à fabriquer des bombes que les Allemands auraient larguées sur des innocents !
— Et les conducteurs, vous y avez pensé ? Ils avaient une famille eux aussi !
— Bien sûr que nous y avons pensé ! Nous les avons avertis, ils ont sauté de la locomotive avant l’explosion. Nous évitons toujours de faire des victimes lorsque c’est possible ! Nous ne sommes pas des amateurs.
— Oui… Bon… désolée, marmonna-t-elle à demi-mots.
Elle s’adossa contre la commode et me laissa finir de border le lit.
— Comment vont vos blessures ? reprit-elle d’une voix hésitante.
— Ne vous inquiétez pas, Éva. Je me sens beaucoup mieux. J’ai repris mes livraisons pour le compte de Marie il y a trois jours.
Un large sourire satisfait éclaira son visage.
— C’est parfait ! s’exclama-t-elle. Je dois me rendre à Paris en fin de semaine. Il y a une importante réunion à laquelle je dois assister, mais comme la ligne de chemin de fer ne sera pas réparée d’ici là et que je ne peux pas me servir de mon bras, j’aurais besoin que vous m’y conduisiez.
— Votre bras ? Ça fait plusieurs jours que vous ne portez plus votre écharpe. Je pensais que vous étiez rétablie.
Elle entortilla l’une de ses mèches autour de son index et se mordit la lèvre. Cette bouille angélique ne cesserait décidément jamais de me faire craquer.
— J’ai encore un peu mal à l’épaule… Si vous ne pouvez pas, ce n’est pas grave, je demanderai à quelqu’un d’autre. Bonne journée, Augustin.
Elle s’avança vers la porte d’un pas décidé.
— Attendez, Éva ! C'est d'accord, je vais vous y emmener, m’empressai-je de répondre. Ce ne sera pas facile de convaincre le Colonel Schulz. Il ne semble pas satisfait du travail de Justin et a hâte de me voir revenir.
La mine réjouie, le regard triomphant, elle semblait se délecter de sa victoire par KO.
— Ce ne sera pas un problème. Je lui en ai déjà parlé la semaine dernière. Il ne vous reste plus qu’à prévenir Marie. Nous partirons demain matin à la première heure.
— Quoi... Mais… Je ne vous ai jamais dit que nous avions prévu de faire sauter les voies ! Pourquoi n’avez-vous pas réservé un billet de train ? fis-je en fronçant les sourcils. Attendez un peu…vous aviez tout planifié ? Vous vouliez qu’on y aille tous les deux ?
— Vous êtes pénible avec vos questions !
Elle m’adressa un clin d’œil et se faufila dans le couloir.
Je restai cloué sur place, incapable de me débarrasser du sourire béat qui s’étalait sur mon visage. Je n’arrivais pas à croire que j’allais partir en voyage seul avec Éva, à Paris… Dans la capitale du romantisme…
Je m’imaginai déjà l’inviter à dîner sur une péniche, déambuler avec elle sur le pont des arts, grimper au sommet de la tour Eiffel pour…
— Augustin ! entendis-je Marie hurler à l’étage inférieur. Ça fait une heure que tu t’occupes de cette chambre, dépêche-toi un peu !
Troyes, 10 juillet 1942
— Éva, nous ne partons que pour une nuit ! m’exclamai-je en apercevant la monstrueuse malle qui traînait à ses pieds.
— Je n’ai pourtant pris que l’essentiel !
Elle jeta son sac à main sur son épaule et dévala l’escalier sans me laisser le temps de protester.
Après avoir évité d’écraser la queue de Pompon, de me rompre le cou sur les marches fraîchement cirées, je fourrai son énorme valise dans le coffre de la voiture et glissai mon petit sac de voyage dans le minuscule espace restant.
Malgré la chaleur, les cinq heures de trajet défilèrent à toute vitesse. Nous effectuâmes plusieurs pauses sur le bord de la route pour laisser le temps au moteur de refroidir et roulions les fenêtres ouvertes.
Éva était de très bonne humeur. Elle avait accepté de chanter à condition que je l’accompagne. J’avais donc fredonné quelques airs pour lui faire plaisir, mais l’allégresse générale retomba à l’approche de Paris.
Deux soldats de la Wehrmacht expulsaient les propriétaires d’une bijouterie à la devanture couverte de tags antisémites. Sur la route, des gendarmes français contrôlaient chaque véhicule, mais en voyant l’uniforme d’Éva, ils nous firent signe de circuler.
— Je ne comprendrai jamais comment l’être humain est capable de faire subir ça à ses semblables… me confia Éva alors que nous traversions la place de la Nation. Vous pensez que toutes ces horreurs cesseront un jour ?
— Les dictatures finissent toujours par s’effondrer, Éva.
— Oui, mais dans combien de temps ? Combien de familles devront encore être brisées pour satisfaire les idées de quelques hommes ? Je voudrais que les Nations unies remportent cette guerre... Mais d’un autre côté, j’ai peur des conséquences. Le monde entier nous détestera pour l’éternité et peut-être même que mon pays disparaîtra.
D’un geste de la main, elle me fit signe d’emprunter le boulevard Voltaire.
— Ne vous inquiétez pas. Je suis convaincu que l’Allemagne s’en remettra et que les relations internationales s’amélioreront avec le temps, la rassurai-je en bifurquant.
— J’espère que vous avez raison… Je ne peux pas m’empêcher de penser à mes amis… Ils ont été contraints d’obéir aux ordres. Qu’adviendra-t-il d’eux lorsque la guerre prendra fin ?
— Et vous, Éva ? Que deviendrez-vous ? murmurai-je tristement.
— Je devrais payer pour mes erreurs et celles de mon père…
— Vous n’avez rien à vous reprocher. Vous avez remis en cause toute votre éducation. Vous avez décidé de vous battre pour défendre vos propres valeurs. J’admire votre courage et votre force d’esprit, vous êtes une femme remarquable.
Embarrassé par le compliment que je venais de lui faire, je détournai les yeux et fixai mon regard sur la route. Éva observait les immeubles haussmanniens défiler autour de nous en triturant son bracelet, lorsqu’elle se redressa d’un bond.
— Tournez à gauche !
Je braquai à toute vitesse vers le boulevard Saint-Martin sans avoir le temps de ralentir. Dans un crissement de pneus, la voiture chassa à l’arrière et manqua de percuter plusieurs cyclistes qui passaient au même moment.
— Décidément, vous avez un sacré problème avec les vélos !
— Vous auriez pu me prévenir plus tôt, protestai-je, le cœur battant à tout rompre.
Après quelques secondes de flottement à nous épier l’un l’autre, nous éclatâmes d’un rire incontrôlable. J’avais mal au ventre et des larmes coulaient sur mon visage. Éva tentait de reprendre sa respiration en se massant les côtes.
— Comment se fait-il que vous connaissiez si bien Paris ? lui demandai-je lorsque le calme revint dans l’habitacle.
— Avant la guerre, j’y séjournais régulièrement pour mes représentations. J’adorais m’y promener, c’est une ville magnifique.
— C’est peut-être pour ça qu’on la surnomme la capitale des amoureux, méditai-je à voix haute.
— Vous avez l'air d'être un grand romantique, Augustin. Y a-t-il une femme à qui vous souhaiteriez déclarer votre flamme ?
Pris au dépourvu par la soudaineté de sa question, j’appuyai sur la pédale de frein au lieu de débrayer. La voiture s’arrêta net et nous fûmes projetés en avant. Tandis qu’Éva réajustait sa chevelure, je me dépêchai de redémarrer.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? Ce sujet vous perturbe à ce point ?
— Pas du tout !
— Tant mieux, vous allez donc pouvoir me répondre, insista-t-elle en m’adressant un sourire espiègle.
Une vague de chaleur me submergea. J’avais très envie de lui dire « vous », mais les seuls mots qui sortirent de ma bouche ressemblaient plutôt au grognement d’une créature à l’agonie.
— Je n’ai rien compris, rétorqua Éva en essayant de rester impassible.
Elle me laissa un instant de répit avant de revenir à la charge.
— Alors, Augustin, y a-t-il une femme qui fait battre votre cœur ?
— Oui… enfin non… Je n’en suis pas sûr…
— C’est pourtant le genre de choses que l’on sait ! s’acharna-t-elle, impitoyable. En ce qui me concerne, il y a une personne que j’apprécie beaucoup.
Elle avait les yeux rivés sur moi. Je sentais presque l’intensité de son regard me brûler la peau. Pourquoi me dévisageait-elle ainsi ? Une idée folle s’insinua alors dans mon esprit : s’agissait-il de moi ? Non, c’était impossible. Je l’avais vu dans les bras de Hans, leur complicité ne faisait aucun doute…
— Je suppose que vous pensez à Hans ? maugréai-je, les dents serrées.
— Vous me fatiguez, Augustin ! s’esclaffa-t-elle bruyamment. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi bête que vous.
— Vous n’êtes pas obligée d’être désagréable !
— Vous avez de la chance, nous arrivons au poste de contrôle.
Pendant qu’Éva continuait de glousser à côté de moi, je présentai nos laissez-passer et nos papiers d’identité aux soldats qui fermaient l’accès à la place de l’Opéra.
Ils s’assurèrent que tout était en règle, puis ouvrirent la barrière.
— Vous pourriez peut-être m’indiquer le chemin au lieu de vous moquer de moi...
— Garez-vous là, derrière le camion, me répondit Éva en se ressaisissant. La Kommandantur est juste à côté. La réunion devrait durer deux ou trois heures.
Elle attrapa son sac et sa veste sur la banquette arrière puis sortit de la voiture. Elle la contourna, posa son coude sur le bord de ma fenêtre et approcha son visage du mien.
— Vous aurez tout le loisir de réfléchir à notre petite conversation… susurra-t-elle sur le ton de la confidence.
Et elle tourna les talons en pouffant de plus belle.
Je la suivis des yeux jusqu'à ce qu’elle disparaisse derrière le bâtiment. La tête dans les mains, je soupirai longuement et me massai le crâne. Pourquoi avait-il fallu que j’aborde ce sujet ? Éva s’était engouffrée dans la brèche et avait pris un malin plaisir à me tourmenter.
Vu la réaction qu’elle avait eue lorsque j’avais mentionné Hans, il me paraissait évident qu’elle ne parlait pas de lui. Face à cette déduction, je ne pus réprimer le large sourire de satisfaction qui se dessinait sur mon visage. Hans le beau gosse pouvait retourner se coucher.
Avait-elle tenté de me faire comprendre que je lui plaisais ? Éva n’était pas du genre timide. Si elle ressentait quelque chose pour moi, elle me l’aurait certainement avoué au lieu de tourner autour du pot.
J’avais pourtant l’impression que ses sous-entendus m’étaient bel et bien destinés, mais comment pourrais-je m’en assurer ? J’appréhendais de lui faire part de mes sentiments sans savoir s’ils étaient réciproques. Je ne voulais pas gâcher notre amitié ni prendre le risque de la perdre. Si seulement Audrey avait été là pour m’écouter et me conseiller comme elle l'avait toujours fait…
Éva me secoua l’épaule deux heures plus tard. Je me réveillai en sursaut. Le visage radieux, elle s’installa dans la voiture côté passager.
— Où va-t-on ? lui demandai-je en bâillant.
— Je nous ai réservé une chambre d’hôtel. Nous pourrions commencer par y déposer nos bagages. Je vous propose ensuite une petite promenade dans les rues de Paris !
— Avec grand plaisir !
Elle me gratifia d’un sourire éclatant puis me guida jusqu’à la place Vendôme.
— Nous sommes arrivés ! annonça-t-elle au bout d’un moment. Les voituriers s’occuperont du véhicule. Bienvenue au Ritz, Augustin !
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