CHAPITRE 43  Notre Dame (Repris)

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  Après avoir traversé la ville en métro, le Capitaine de pacotille et le lieutenant Aldermannn nous entraînèrent à l’intérieur d’un bar plein à craquer. Je les suivis à contrecœur en maudissant Hans de saboter cette soirée qui avait pourtant si bien débuté.

 Une fois nos boissons commandées, nous nous dirigeâmes vers la seule table inoccupée.

 Je m’apprêtai à m’assoir sur la banquette à côté d’Éva, mais Hans fut plus rapide que moi. Piqué au vif, j’attrapai une chaise, contournai la table à pas précipités et m’installai à la droite d’Éva.

 — Alors, Hans, quelles sont les nouvelles de l’Est ? demanda-t-elle en rejetant ses cheveux en arrière.

 — Et bien... Pour tout te dire, c’est plutôt laborieux. Les Russes ne nous font pas de cadeaux.

 — Ils ne pourront pas résister éternellement, rétorqua le lieutenant Aldermann. Le haut commandement prépare déjà une nouvelle offensive.

 Je n’avais pas envie d’écouter ces discours de propagande. Je ne me sentais pas à ma place parmi tous ces officiers allemands qui riaient aux éclats et s’amusaient avec des parisiennes, comme si la ville leur appartenait. Pendant qu’ils paradaient dans les beaux quartiers, des milliers de personnes perdaient la vie chaque jour. Ils se vantaient de leur toute-puissance en oubliant les morts et les échecs que leurs camarades subissaient sur le front.

 — Les bolcheviks sont désorganisés et sous-équipés. Ce sera du gâteau, moi je vous le dis, conclut le lieutenant Aldermannn en attrapant la bière que lui tendait le serveur.

 Un rire moqueur s’échappa de ma bouche. Hans et le lieutenant se tournèrent aussitôt vers moi, les sourcils froncés.

 — Qu’y a-t-il de drôle ? me lança Aldermann d’un ton tranchant.

 Je brûlais d’envie de leur rabattre le caquet. Si seulement j’avais pu leur révéler les conséquences de la défaite cuisante qu’ils essuieraient à Stalingrad.

 — Napoléon aussi a sous-estimé la Russie, me contentai-je de répliquer en avalant mon café.

 — Nous sommes l’armée la plus puissante du monde. Avec la raclée que vous vous êtes prise en quarante, vous devriez pourtant le savoir !

 Le mépris et la suffisance de cet officier à la mords-moi-le-nœud commençaient à me taper sur les nerfs. Je refusais de baisser les yeux face à ce type. J’espérais qu’il vivrait assez longtemps pour voir son précieux régime nazi s’effondrer comme un château de cartes.

 — Vous oubliez que l’Amérique est entrée en guerre. Vous ne faites pas le poids contre eux.

 — Il n’y a aucune chance pour que nous perdions. L’Europe est sous contrôle et la Russie ne sera bientôt plus qu’un champ de ruines. Les Russes n’auront plus qu’à faire comme vous, les français… Nous obéir et nous lécher les bottes !

 Une bouffée de chaleur me monta aux joues. Le visage crispé, les poings serrés, je bondis de ma chaise en renversant ma tasse.

 — Il y a un problème ? Vous voudriez peut-être qu’on aille régler nos comptes dehors ? me défia le lieutenant qui se redressa à son tour.

 Hans agrippa le bras de son ami.

 — Ça suffit, Friedrich !

 Mes oreilles sifflaient, mes mains tremblaient, le sang qui palpitait dans mes veines me montait à la tête.

 Les doigts d’Éva se refermèrent sur les miens. Mon rythme cardiaque s’apaisa et mes muscles se détendirent aussitôt.

 — Augustin, me murmura-t-elle avec douceur, pourriez-vous nous rapporter des rafraîchissements, s’il vous plaît ?

 — D’accord, maugréai-je, vexé d’être si injustement exclu.

 Je m’avançai vers le comptoir puis passai commande auprès du barman. Je regrettais de m’être laissé emporter. Si Hans n’avait pas retenu son ami, la situation aurait fini par dégénérer. Tous les Allemands présents dans la pièce me seraient alors tombés dessus.

 Je jetai un bref coup d’œil à Éva qui riait avec Hans. Le lieutenant Aldermannn, quant à lui, observait les badauds, la tête collée contre la vitre.

 Au moment où le serveur me présenta notre commande, Hans passa son bras autour de l’épaule d’Éva. Il leva les yeux vers moi et m’adressa un sourire éclatant.

 Cette fois, c’en était trop ! Je m’emparai du plateau et m’élançai vers eux à grandes enjambées.

 — Voilà vos boissons ! vociférai-je en faisant claquer le plateau sur la table.

 Hans, Éva et Aldermannn sursautèrent lorsque les verres s’entrechoquèrent. De la bière gicla un peu partout. Sans un regard en arrière, je me retournai et me ruai vers la sortie d’une démarche furibonde.

 Une fois à l’extérieur, la colère qui bouillonnait en moi retomba. La tristesse, l’incompréhension et la honte d’avoir réagi de manière aussi impulsive me rongeaient.

 Les cloches de la cathédrale chantèrent. Il était vingt-trois heures. Devant moi, la flèche de Notre-Dame s’érigeait vers le ciel. Je m’en approchai en traînant des pieds.

 Ce sale parvenu de Hans semblait bien décidé à me pourrir la vie jusqu’au bout. J’étais convaincu qu’il avait fait exprès d’enlacer Éva et de me narguer avec son sourire « ultra brite ». Éva n’avait même pas essayé de le repousser. J’avais cru qu’ils n’entretenaient qu’une relation amicale. Je m’étais bercé d’illusions en imaginant que nous aurions pu flâner sur le parvis, nous tenir par la main, et avec un peu de chance, nous embrasser. Je n’étais qu’un imbécile.

 J’appuyai mes coudes contre la rambarde du pont Saint-Michel en ruminant mes sombres pensées, lorsque j’entendis des talons battre le pavé derrière moi.

 — Augustin ! m’interpella Éva. Pourquoi êtes-vous parti aussi vite ?

 — C’est cet Aldermannn qui m’a énervé, grommelai-je en fixant le miroitement de la lune sur le fleuve.

 — Si ça peut vous rassurer, Hans lui a donné une bonne leçon de morale.

 — Bien sûr, j’oubliais ! Monsieur parfait ! explosai-je tout à coup. Il est tellement merveilleux, ce cher Hans ! Il débarque comme Ben-Hur sur son char et tout le monde se prosterne à ses pieds !

 Éva éclata de rire et m’envoya un coup d’épaule dans le dos.

 — Je rêve ou vous me faites une crise de jalousie ?

 — Je… c’est juste que j’espérai passer la soirée seul avec vous.

 — Vous n’avez toujours pas compris, Augustin, pouffa-t-elle. Je considère Hans comme mon meilleur ami. Je dois bien reconnaître que notre relation est assez spéciale, mais je ne ressens rien pour lui. Si j’ai accepté de le suivre, c’était pour que vous fassiez connaissance.

 — Éva, vous êtes une très belle femme. J’ai l’impression qu’il n’est pas insensible à votre charme.

 En guise de réponse, elle se dressa sur la pointe des pieds et me déposa un baiser sur la joue.

 — Vous êtes vraiment craquant, Augustin. Si vous voulez continuer à parler de Hans, je ne suis pas contre, mais j’avais d’autres projets pour nous, me souffla-t-elle au creux de l’oreille.

 Un sourire béat se dessina sur mon visage écarlate. Elle m’attrapa par la main et me guida vers la cathédrale.

 Après avoir remonté la rue du Cloître, nous aperçûmes deux prêtres quitter Notre-Dame par une petite porte dérobée qu’ils oublièrent de refermer.

 — Suivez-moi ! m’ordonna-t-elle en pressant le pas.

 — Qu’est-ce que vous faites, Éva ?

 — Vous voulez voir la cathédrale, oui ou non ?

 — Mais ! Le couvre-feu commence à minuit ! Nous ne devrions pas être là. Si quelqu’un nous surprend, nous aurons de gros ennuis ! protestai-je en scrutant les alentours.

 — Il y a quelques minutes, vous étiez prêt à étriper le lieutenant Aldermannn devant une foule d’officiers allemands, alors ne venez pas me faire croire qu’une bande de moines en soutane vous effraie.

 Elle m’empoigna par le bras puis nous nous engouffrâmes dans l’entrebâillement de la porte.

 À l’intérieur, la fraîcheur qui émanait des pierres me procura une immédiate et agréable sensation de bien-être. L’immense édifice, plongé dans la semi-obscurité, dégageait une aura mystique, presque surréaliste. Dans la pénombre, les lumières de la ville s’infiltraient à travers les somptueux vitraux. Nous distinguions à peine les ombres des arches qui se dessinaient au-dessus de nous.

 — C’est vraiment magnifique, chuchota Éva, les yeux écarquillés.

 Le cliquetis d’un trousseau de clefs carillonna derrière nous. Des échos de voix se propagèrent dans la nef.

 — Vite ! Par ici, murmura Éva en désignant l’escalier en colimaçon sur notre gauche.

 Elle grimpait si vite que je peinais à suivre son rythme.

 — N’étiez-vous pas censée avoir mal aux pieds ? lui fis-je remarquer, hors d’haleine.

 — Je ne suis pas une chochotte !

 Un instant plus tard, je me hissai à la rampe pour atteindre la dernière marche. Éva tâtonna sur le mur et appuya sur un interrupteur. La charpente de Notre-Dame se dévoila à nos yeux. Les poutres entrelacées qui se superposaient les unes aux autres m’évoquaient la forme d’une coque de navire renversée.

 — Waouh ! m’exclamai-je, émerveillé.

 Nous longeâmes les combles du transept Sud jusqu’à la rose du pignon. Éva tendit sa main dans ma direction.

 — J’ai une idée ! Passez-moi votre couteau.

 — Quoi ? De quel couteau parlez-vous ?

 — Celui que vous aiguisiez le soir où j’ai décidé de rejoindre la résistance. Il y a deux semaines, vous me l’avez prêté pour ouvrir la réserve de votre tante. Vous connaissant, je suis persuadée que vous le gardez en permanence dans vos poches magiques.

 — Décidément, on ne peut rien vous cacher !

 Après s’être agenouillée, elle appuya la pointe de la lame sous la rosace et commença à entailler la pierre.

 — Éva ! Vous ne comptez tout de même pas dégrader un monument historique ?

 — Ne soyez pas aussi rabat-joie ! Regardez, nous allons laisser une empreinte de notre passage.

 Lorsqu’elle eut terminé, elle se releva et contempla son œuvre d’un air satisfait.

Éva Kaltenbrun et Augustin Augun sont passés ici le 10/07/1942

Désolée d’avoir cassé le vase en cristal de maman et d’avoir accusé le chat. E.K

 — À votre tour, Augustin, me dit-elle en me présentant le couteau.

 — Il en est hors de question !

 — Vous avez bien quelque chose à vous faire pardonner. N’est-ce pas le lieu idéal pour ça ?

 Je repensai soudain à la discussion que j’avais eue avec Audrey des semaines plus tôt. L’occasion semblait presque trop belle. Je devais absolument tenter ma chance. Si mon message traversait les âges, je pourrais fournir à Audrey une preuve irréfutable de mon voyage.

 Après un bref instant d’hésitation, je récupérai mon arme et inscrivis mon message sur la pierre calcaire.

Désolé Lisa d’avoir mis ton iPod dans le micro-ondes. A.A

 — Qu’est-ce que ça veut dire ? m’interrogea Éva.

 — Ce sont des machines américaines. Pour résumer, L’iPod permet d’écouter de la musique et le micro-ondes est un four électrique.

 — J’aimerais beaucoup que vous m’emmeniez un jour aux États-Unis et que vous me montriez tout ça.

 Elle s’éventa d’un geste de la main et se dirigea vers les tours.

 — Il fait trop chaud sous les combles, que diriez-vous de prendre l’air ?

 — Encore des escaliers… ronchonnai-je en apercevant l’interminable succession de marches qui se dressait devant moi.

 — Arrêtez de vous plaindre et avancez !

 Lorsque j’atteignis enfin le sommet de la tour nord, mon cœur était au bord de l’implosion et mes cuisses brûlaient. Je rejoignis Éva, penchée par-dessus la balustrade pour admirer la vue sur Paris. Une grande partie de la ville était plongée dans le noir.

 Je jetai un coup d’œil en contrebas. La sensation d’être attiré par le vide me fit aussitôt tourner la tête. Je reculai de quelques pas en détournant les yeux.

 — Qu’est-ce qui vous arrive ?

 — Je crois que j’ai le vertige.

 — C’est dommage, le panorama est exceptionnel, s’enthousiasma Éva.

 Elle retira ses escarpins, escalada la balustrade, écarta ses bras pour trouver son équilibre puis se redressa lentement.

 — Éva, qu’est-ce que vous faites ? m’écriai-je, la boule au ventre. Descendez d’ici, vous allez tomber !

 Elle m’adressa un sourire provocant et commença à déambuler comme une funambule le long du parapet.

 — Arrêtez ça tout de suite, c’est dangereux !

 — Venez donc me chercher, monsieur le chevalier ! me nargua-t-elle.

 La gorge sèche, je me précipitai vers elle et lui attrapai le poignet. Au moment où je l’attirai vers moi pour la forcer à redescendre, elle noua ses bras autour de mon cou et se laissa tomber.

 Pris de court par sa soudaine étreinte, je titubai, reculai de quelques pas pour prendre appui sur mes jambes, mais elles cédèrent sous notre poids. Dans un effet de ralenti digne d’un film, je m’effondrai sur le dos en l’entraînant dans ma chute.

 La chaleur de son souffle sur ma nuque me fit tressaillir. L’essence de son parfum aux notes sucrées affolait les battements de mon cœur, le contact de son corps au-dessus du mien étourdissait mes sens.

 Elle s’appuya sur ses mains, releva la tête et me lança un regard flamboyant.

 — Tu rougis, Augustin.

  Ses yeux grands ouverts rivés sur moi, elle approcha son visage du mien avec une extrême lenteur. Ses iris d’un bleu céleste me fascinaient.

 Ses paupières s’abaissèrent. Nos lèvres se frôlèrent, se cherchèrent, se rencontrèrent. Mes pensées s’envolèrent très loin, dans un univers où le temps et l’espace n’existaient pas. Je n’avais jamais rien ressenti de tel. La bombe sensorielle qui explosait en moi répandait ses fragments d’amour dans chaque parcelle de mon corps.

 Elle laissa glisser ses doigts sur ma nuque, dans mon cou, sous ma chemise. Mes frémissements s’intensifièrent. Une bouffée de désir m’envahit. Je lui caressai les cheveux, effleurai ses épaules dénudées. La douceur de sa peau m’enivrait. Je n’avais plus qu’une seule obsession : la serrer fort dans mes bras et lui rendre son baiser. Mes mains descendirent le long de son dos jusqu’à ses hanches. Je l’enlaçai puis l’attirai contre moi. Son cœur pulsait contre ma poitrine au même rythme que le mien. Nous respirions à l’unisson. Je l’embrassai à mon tour et m’abandonnai à cette délicieuse étreinte, en espérant que notre parenthèse enchantée ne se referme jamais.

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