CHAPITRE 46 Le départ (Repris)
Troyes, 13 juillet 1942
Après des heures passées avec Louis et Justin à mettre en place notre plan d’action, je rentrai à l’hôtel épuisé et vidé. J’avais beaucoup de mal à me concentrer sur notre mission. Je me sentais coupable d’avoir fait de la peine à Éva. La soirée que nous avions partagée à Paris, les sentiments que j’éprouvais pour elle m’obsédaient.
Je ne pouvais pas lui expliquer que l’avenir de ma famille reposait entièrement sur la survie de Justin, que je devais le protéger pour qu’il puisse accomplir son destin. J’ignorais quelles décisions j’étais censé prendre. J’avais peur de changer le cours des choses, mais puisque je ne disposais d’aucune information, il ne me restait plus qu’à suivre mon instinct et faire en sorte que Justin ne coure aucun risque.
Le cœur lourd, la gorge serrée, je préparai mes affaires à la nuit tombée. Justin et moi avions prévu de retrouver Louis à minuit, dans un petit hameau en lisière de forêt. Convaincre Marie de nous laisser partir tous les deux n’avait pas été simple. Elle avait laissé échapper quelques larmes et nous avait confié qu’elle était très fière de nous.
Alors que je fourrais une paire de chaussettes dans mon sac, ma main effleura quelque chose de dodu et couvert de poils.
— Non, Pompon ! souriais-je en le câlinant. Je ne t’emmènerai pas.
La dernière marche de l’échelle de meunier grinça.
— Lui aussi préférerait que tu restes ici, lança Éva en entrant dans ma chambre.
— Éva ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Pourquoi ne m’as-tu pas avertie que tu serais absent toute la semaine ? Tu comptais t’enfuir comme un voleur sans me dire au revoir ? Heureusement que Colette m’a prévenue !
— Euh… Je t’ai écrit un mot.
— Un mot ? s’exclama-t-elle, indignée. Tu te moques de moi, Augustin ?
— Je… Je suis désolé. Je pensais que tu ne voulais plus me parler.
— Tu n’es qu’un imbécile !
Elle s’adossa contre ma commode et croisa les bras.
— Colette m’a expliqué que vous comptiez faire exploser des sous-marins. Les protocoles de sécurité qui y sont appliqués sont tellement stricts que vous n’aurez aucune chance de vous en sortir indemnes.
— Nous préparons cette mission depuis des mois, Éva. Louis n’a négligé aucun détail. Rassure-toi, tout se passera bien.
— Tu ne changeras pas d’avis, n’est-ce pas ?
— Éva, j’ai…
— Donné ta parole, oui, je sais ! me coupa-t-elle en soupirant. Comment as-tu justifié ton absence à la Kommandantur ?
— Je suis officiellement hospitalisé pour une crise d’appendicite aigüe, précisai-je en fermant mon sac.
Un sifflement retentit soudain dans l’escalier.
— Je dois y aller… Claude et Justin vont m’attendre.
Éva me dévisageait. Elle se retenait de pleurer. La profonde détresse que je lisais sur son visage me brisait le cœur. Je me précipitai vers elle et la serrai très fort dans mes bras.
— Augustin, il n’est pas trop tard pour refuser, murmura-t-elle d’un ton suppliant.
Je lui caressai la joue du bout des doigts et essuyai ses larmes.
— Ne t’inquiète pas, je vais revenir.
Afin de sceller ma promesse, je déposai délicatement mes lèvres sur les siennes, l’embrassai avec douceur, comme pour lui ouvrir les portes de mon cœur et de mon âme. À travers ce baiser, j’espérais qu’elle comprendrait tout ce que je n’avais pas le courage de lui avouer de vive voix.
Il y eut un nouveau sifflement, plus long et plus appuyé que le premier. À contrecœur, je m’écartai d’elle, lui adressai un sourire sans joie et me retirai.
Nous quittâmes Troyes cachés dans le camion de Claude. Avec l’aide de René, nous y avions ajouté un double fond dissimulé sous le châssis, juste derrière le réservoir. À l’origine, nous avions conçu cette planque pour transporter des marchandises de contrebande. Si j’avais su qu’un jour, je me retrouverais serré contre Justin dans cette boîte de sardines, je l’aurais prévu plus spacieuse et plus confortable.
Au bout d’une trentaine de minutes, le véhicule s’immobilisa. Claude en descendit puis frappa trois coups contre la paroi en métal.
Tandis qu’il récupérait nos affaires, nous nous extirpâmes avec difficulté de notre cachette.
— Bon, les gars, soyez prudents ! Je vais devoir vous laisser, les Allemands m’attendent pour réparer la ligne téléphonique, annonça-t-il en nous tendant nos sacs.
— J’espère que tu n’auras pas trop de travail, lui répondis-je.
— Tu parles ! Vu comment l’officier braillait quand il a débarqué chez moi, je suis persuadé que Jean a fait sauter toute la ligne. C’était une excellente idée, Justin, le félicita Claude en lui tapant sur l’épaule. Grâce à ton stratagème, j’ai une excuse parfaite pour quitter Troyes pendant le couvre-feu. Personne ne me soupçonnera de vous avoir conduit hors de la ville.
Touché par ce compliment, Justin esquissa un sourire et serra la main de Claude.
— Bonne chance, et surtout veille bien sur Augustin. C’est un vrai porte-poisse !
Claude se tourna vers moi, hésita un instant, et me salua d’une accolade chaleureuse.
— T’as intérêt d’être là pour mon mariage ! Je ne tiens pas à annoncer à Colette que je n’ai plus de témoin.
— Ton témoin ?
— Ah, oui, désolé ! J’avais oublié de te prévenir !
Il éclata de rire, m’ébouriffa les cheveux et s’installa au volant du camion.
— Allez, filez, Louis va vous attendre, dit-il en démarrant le moteur.
Afin d’éviter les barrages allemands, Justin avait jugé préférable d’emprunter les petits chemins de terre pour rejoindre notre point de rendez-vous.
— Tu es sûr que nous sommes sur la bonne route ? lui demandai-je en sautant par-dessus un fossé.
— Oui, je connais bien le coin. Je me suis souvent promené par ici ces derniers mois pour m’aérer la tête.
— Justin… Si tu as des soucis, n’hésite pas à m’en parler. Je me ferais un plaisir de t’écouter.
— C’est gentil, merci. Tu sais, avant de te rencontrer, personne ne m’avait jamais témoigné d’intérêt, m’avoua-t-il à demi-mot.
— Tu exagères. Je suis convaincu que tes parents t’aimaient beaucoup.
Il secoua la tête et laissa échapper un rire amer.
— Je voudrais être comme toi, déclara-t-il soudain. C’est pour ça que j’ai accepté de participer à cette mission. Malheureusement, Louis n’a pas l’air de me faire confiance.
— Et bien, c’est le moment de lui prouver qu’il a tort.
Après avoir arpenté la campagne de l’Aube pendant une heure, nous débouchâmes sur la maison en ruines que Louis nous avait indiquée. Ce dernier s’avança vers nous et nous gratifia d’une bonne claque dans le dos.
— Ah, vous voilà enfin ! Axel ne devrait plus tard, nous informa-t-il.
Nous nous installâmes en tailleur, à même le sol. Je ne parvenais pas à me focaliser sur la mission. Je n’avais qu’une seule idée en tête : rentrer auprès d’Éva.
— Au fait, Louis, l’interpellai-je avec espoir. Pourquoi aviez-vous absolument besoin de nous ? Axel ne pourrait pas faire appel à un groupe de la résistance locale ?
— C’est ce nous avions prévu à la base, mais les gars ont été fusillés par la Gestapo suite à un attentat qu’ils avaient commis. Axel n’a pas eu le temps de se retourner. Il m’a contacté en catastrophe.
Mon dernier espoir de déserter venait de s’envoler.
— Tu es sûr qu’ils n’ont pas vendu la mèche avant de mourir ?
— Ils n’ont pas eu le temps. Ces salopards de SS ont mitraillé tout ce qui bougeait au repère, répondit-il avec amertume.
— C’est très rassurant… marmonna Justin d’un air sombre.
Louis survola sa montre des yeux.
— Axel est en retard. Vous devriez dormir un peu en attendant, nous conseilla-t-il.
Justin poussa du pied quelques branchages puis s’allongea en posant sa tête sur son sac. Je m’assis à côté de lui avec apathie. La manière dont j’avais quitté Éva me contrariait. Les remords qui m’assaillaient me rendaient morose. Elle avait tout tenté pour me retenir et je n’avais même pas eu le courage de lui exprimer mes sentiments. J’aurais préféré qu’elle me hurle dessus plutôt que de la voir pleurer. Elle commençait tout juste à se remettre de la mort de son frère. J'avais ravivé sa blessure au lieu de l’apaiser. J’espérais ne plus jamais devoir la délaisser au profit de Justin.
Louis joignit ses mains derrière sa tête et s’étendit de tout son long à côté de moi.
— Tu penses à ton Allemande, hein ? chuchota-t-il.
— De quoi tu parles ?
— Arrête un peu de me prendre pour un débile. Tu n’es pas un modèle de discrétion. Éva par ci, Éva par là, tout le monde est au courant au maquis.
— Tu travailles pour la Gestapo ou quoi ? maugréai-je en fourrant mes mains dans mes poches.
— Je t’avais prévenu que je garderais un œil sur vous. Comme tu semblais trop obnubilé par son décolleté pour la surveiller toi-même, je m’en suis chargé à ta place. Tu as de la chance, elle fait du bon boulot. Maintenant, concentre-toi sur la mission, et repose-toi.
Un hameau perdu dans l’Aube, 14 juillet 1942
Nous fûmes réveillés au milieu de la nuit par le vrombissement d’un moteur. Alerté par deux appels de phares, Louis se redressa d’un bond et jeta un coup d’œil par la fenêtre brisée.
— Debout tout le monde, Axel vient d’arriver, nous prévint-il en récupérant ses affaires.
La voiture s’arrêta devant la maison. Un homme au visage balafré vêtu d’un uniforme allemand en sortit.
— Je vous présente Axel, nous annonça Louis en le saluant. C’est un agent des SOE[1]. Il n’y a pas plus British que ce salopard ! Il a une sale gueule, mais vous pouvez lui faire confiance. Enfin… pas trop quand même !
Les lèvres lacérées d’Axel s’étirèrent en un sourire. Les deux camarades éclatèrent de rire.
— Voilà donc la chair à canon toute fraîche que tu m’as dégotée ? se moqua Axel en nous examinant de haut en bas.
L’homme à la carrure impressionnante s’avança vers nous et nous serra la main.
— C’est quoi, les SOE ? demanda Justin avec curiosité.
— C’est une agence secrète créée par Churchill. Notre boulot, c’est de saper le moral des boches et de les harceler. Le reste, ça ne vous regarde pas. Il y a de quoi vous déguiser en officiers nazis dans le coffre. Dépêchez-vous de vous changer.
Le voyage jusqu’à Nantes dura presque deux jours. Nos uniformes et nos faux papiers nous permirent de passer sans encombre les différents points de contrôle.
Axel profitait des pauses pour nous enseigner des techniques de combat au corps à corps, avec ou sans armes. Vexés d’être systématiquement terrassés par ce malabar, Justin et moi avions tenté de le prendre par surprise en l’attaquant en même temps. Nous n’avions même pas réussi à le frôler. Il avait paré notre assaut et riposté à la vitesse de l’éclair. Après avoir effectué un vol plané digne de « Matrix », j’étais tombé la tête la première dans une flaque, et Justin, dans les orties. Le reste du temps fut employé à réviser chacune des étapes de notre mission.
— Bon, on récapitule. On rejoint Oscar, notre contact. Il nous informera de l’heure exacte à laquelle les officiers chargés de l’inspection atterrissent. On intercepte leur convoi et on récupère leurs documents. Grâce à ça, on entre dans la base sous-marine. Nous interviendrons tard le soir pour être discrets. Ensuite, on se sépare en deux groupes. Chaque équipe aura pour objectif de poser le maximum de bombes à l’intérieur des sous-marins à quai, résuma Louis. Augustin, tu as bien mémorisé les plans de l’U-BOOT[2] ?
— Oui, affirmai-je en hochant la tête.
— Tu feras équipe avec Axel. C’est toi qui parleras. Son accent est dégueulasse et risque de faire capoter la mission.
Louis fit volteface et se tourna vers Justin.
— Quant à toi, Justin, tu seras avec moi. Comme tu ne comprends pas l’allemand, tu te contenteras de la fermer. Les gars que nous allons remplacer sont de hauts responsables du Reich. On nous a confirmé que personne ne les connaissait à Saint-Nazaire, mais ils ont la réputation d’être intraitables. Le commandant du site nous déroulera le tapis rouge. Nous aurons quartier libre pour parcourir la base sans surveillance.
— Et pour le retour ? Si ça dégénère, on fait quoi ? demanda Justin d’une voix mal assurée.
— Oscar nous donnera un point de ralliement. En cas de problème, on se rejoindra là-bas. Nous ne pourrons pas nous permettre d’attendre les retardataires. Une fois l’heure passée, ce sera chacun pour soi. Nous devrons emprunter les chemins de traverse pour revenir jusqu’à Troyes.
— Nous croiserons peut-être Harry et Hagrid ! m’esclaffai-je.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien, laissez-tomber. Vous ne pouvez pas comprendre, conclus-je entre deux ricanements.
— Au fait, Augustin ! Cette fois, pas question de sauver des Allemands !
— Ne t’inquiète pas, Louis. Augustin ne porte secours qu’aux jolies demoiselles blondes en détresse, le rassura Justin en me donnant un coup de coude dans les côtes.
Une avalanche d’images nébuleuses, de sons et de voix déformés me submergea.
Je dévalai un escalier et m’arrêtai en trombe devant une femme qui repassait.
— Mère ! Où est Philippe ?
— Il est dans l’arrière-boutique. Il range le miel que j’ai ramené de la ferme des Lebrun.
Les poings serrés, je m’y précipitai et donnai un coup de pied dans la porte.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’entendis-je hurler en montrant à Philippe un objet indistinct que je tenais dans le creux de ma main.
— Qui t’a donné la permission de fouiller dans ma chambre ? explosa Philippe.
— Mère m’a demandé de déposer ton linge propre sur le lit ! Où as-tu eu cette bague ?
— Ça ne te regarde pas ! Ce sont mes affaires personnelles.
— Pourquoi y a-t-il un aigle noir et une croix gammée sur cette chevalière ? Tu m'avais dit que tu n'étais pas l'un d'eux !
La vision s’estompa si vite que la réponse de Philippe resta en suspens.
[1] S.O.E : Special Operations Executive. Créé par Churchill, service secret britannique ayant opéré durant la Seconde Guerre mondiale dans le but de soutenir les mouvements de résistance des pays occupés.
[2] U-Boot : Sous-marin allemand de la Seconde Guerre mondiale.
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