CHAPITRE 48 Le retour des héros (Repris)

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Troyes, 21 juillet 1942

 Marie avait verrouillée l’entrée de l’hôtel. Une faible lumière s’échappait par les interstices des rideaux. Après avoir vérifié que la rue était déserte, je frappai quelques coups contre la vitre.

Un instant plus tard, des pas saccadés claquèrent derrière la porte qui s’ouvrit lentement. Marie se tenait sur le seuil, son fusil à la main braqué vers moi. Ses yeux s’écarquillèrent.

— Augustin !

 Elle baissa aussitôt son arme, m’examina un moment puis se jeta dans mes bras.

 — Tu nous as fichu une de ces frousses ! Nous pensions que tu étais mort ! s’exclama-t-elle en essuyant ses larmes. Dépêche-toi de rentrer, il ne faut pas que quelqu’un te voie dehors à cette heure.

 De l’autre côté du restaurant, Colette et Claude me dévisageaient comme s’ils venaient d’apercevoir un extra-terrestre.

 — Nom de dieu, Augustin ! s’écria Claude en se précipitant vers moi. Je suis si content de te voir, mon vieux !

 Les deux fiancés m’étreignirent et m’assaillirent de questions sans me laisser le temps de leur répondre.

 — Justin est revenu ? Il va bien ? les interrompis-je en survolant la pièce des yeux.

 — Ne t’inquiète pas, Louis l’a ramené ce matin. Il est déjà parti se coucher, m’informa Claude en me tapotant l’épaule. Quand ils sont rentrés, Éva était hors d’elle ! Elle a giflé Justin et a tenté d’étrangler Louis. Marie s’est occupée d’elle, mais ton cousin n’a pas du tout apprécié de se faire insulter et frapper par une femme. Cette histoire va dégénérer, Augustin !

 Colette s’interposa entre nous, les mains sur les hanches.

 — Bon, Claude, ça suffit ! Nous verrons demain pour les explications. Augustin a besoin de se reposer, et surtout, d’aller rassurer Éva.

 Elle se tourna vers moi et me pressa vers l’escalier.

 — Tu as intérêt à être patient avec elle, Augustin ! Elle te croit mort depuis ce matin. Elle a subi un sacré ch…

 Sans attendre qu’elle prononce la fin de sa phrase, je fonçai vers le couloir puis grimpai les marches quatre à quatre. Une fois sur le palier du troisième étage, je toquai à la porte de la chambre d’Éva. Sa voix s’éleva entre deux sanglots.

 — Laissez-moi tranquille ! Je vous ai dit que je ne voulais voir personne.

 J’ouvris la porte sans hésiter. Elle était étendue sur son lit, le visage enfoui dans son oreiller. Je m’approchai, m’assis à côté d’elle et lui caressai tendrement les cheveux.

 — Tout va bien, Éva, murmurai-je.

 Elle sursauta puis se redressa d’un bond. Malgré ses yeux rouges et gonflés, je ne l’avais jamais trouvée aussi belle qu’en cet instant. La bouche entrouverte, elle me fixa un long moment sans bouger ni sourciller. Elle posa sa main sur ma joue, laissa ses doigts glisser le long de mon visage comme pour s’assurer que j’étais bien vivant, puis elle fondit en larmes.

 Sa souffrance me transperça le cœur. Je la serrai contre moi en lui chuchotant des paroles rassurantes. Son odeur, la chaleur de son corps contre le mien me procurèrent un réconfort immédiat, un sentiment d’exaltation et de profonde gratitude. J’avais survécu. Je me tenais là, à côté d’elle, en parfaite santé. Nous restâmes quelques minutes dans les bras l’un de l’autre sans rien dire, à profiter de l’instant présent.

 Elle me repoussa soudain de toute ses forces, me gifla et sauta du lit.

 — Augustin Augun, tu n’es qu’un pauvre… imbécile ! hurla-t-elle. Ça fait des heures que je te crois mort !

 — Je suis désolé, Éva…

 — Je me fiche de tes excuses ! Je t’avais dit de ne pas y aller, s’époumona-t-elle en pointant vers moi un index accusateur. Mais comme d’habitude, tu n’en as fait qu’à ta tête !

 Elle s’agitait dans tous les sens, tournait en rond dans la chambre comme un lion en cage, laissait exploser sa fureur en balançant des objets à travers la pièce. Je la suivis des yeux, trop heureux de pouvoir la contempler, et esquissai un sourire ému.

 — Ça t’amuse, Augustin ?

 — Non. C’est juste que, tu n’imagines pas à quel point tu m’as manqué. Et… Je te trouve resplendissante, même quand tu t’énerves.

 Le regard attendri qu’elle m’adressa s’estompa en une fraction de seconde. Les traits de son visage changèrent plus vite que « Mystique[1] ». Elle serra les poings, la mâchoire et poussa un long soupir d’exaspération.

 — J’ai envie de t’étriper, Augustin ! J’ai pleuré toute la journée, à cause de toi ! Sors d’ici avant que je ne t’arrache les yeux.

 Elle m’agrippa par le bras et me traîna jusqu’au couloir.

 — Je suis profondément soulagée de te revoir, mais j’ai besoin de me calmer.

 Et elle me claqua la porte au nez.

 Une fois dans ma chambre, je m’affalai sur mon lit. La réaction d’Éva aurait pu être pire. Elle ne me surprenait pas. Son caractère enflammé m’intimidait autant qu’il me séduisait. Savoir qu’elle tenait autant à moi me touchait beaucoup. Je finis par m’endormir, reconnaissant d’être vivant et de retour chez moi.

*

* *

 Une silhouette sombre, inquiétante me suivait depuis un moment déjà. L’ombre de ses bras gigantesques et menaçants s’étendait sur les parois métalliques, prête à m’étrangler. Je tentais de courir dans ce dédale de tuyaux et de câbles électriques, mais mes jambes pesaient une tonne. À chaque écoutille que je franchissais, je me retrouvais toujours ramené à mon point de départ. L’homme se rapprochait, inexorablement. Il brandit soudain son couteau ensanglanté au-dessus de moi. Je dégainai mon arme puis vidai mon chargeur sur lui. Un geyser rougeâtre jaillit de sa plaie béante et inonda la pièce. Paralysé par la peur, j’observai le liquide poisseux déferler autour de moi en engloutissant tout sur son passage. Mes pieds refusaient de bouger. Plus je gesticulai, plus je m’enfonçai dans son sang. Au moment où son fluide écœurant s’infiltra dans ma bouche, les yeux du cadavre se révulsèrent.

 — ASSASSIN !

 — Non, je ne suis pas un meurtrier ! Je ne voulais pas vous tuer !

 Une main se posa sur mon épaule.

 — Augustin ! Réveille-toi !

 Je me redressai brusquement. Une sueur glacée coulait le long de mes tempes. Dans la pénombre, je distinguai la silhouette d’Éva, assise à côté de moi.

 — Tu as fait un cauchemar, calme-toi, me murmura-t-elle avec douceur.

 — Ce n’est rien… Je vais me rendormir, répondis-je, la voix éraillée.

 — Qu’est-ce qui te met dans cet état, Augustin ?

 Je levai la tête vers elle et éclatai en sanglots.

 — J’ai tué des hommes, Éva. J’ai regardé l’un d’entre eux dans les yeux avant de l’assassiner. Son visage hante mes pensées depuis des jours.

 Elle me serra dans ses bras et me déposa un baiser sur le front.

 — Raconte-moi tout. Tu te sentiras mieux après.

 Je lui rapportai tout ce que nous avions traversé depuis notre départ de Troyes jusqu’au moment où le submersible avait explosé. Je lui expliquai de quelle manière Axel, Oscar et moi nous étions retrouvés coincés dans ce hangar avec une horde d’Allemands prêts à nous achever. Je lui avouai m’être recroquevillé derrière les caisses pendant que les balles pleuvaient au-dessus de nous, terrorisé à l’idée de mourir. Je lui parlai du vacarme assourdissant lorsqu’Axel avait lancé sa grenade, de l’odeur de la poudre mélangée à celle du sang qui maculait le sol et les murs, des cris, des râles de douleur des soldats qui agonisaient.

 — Augustin… Si tu ne les avais pas tués, vous seriez tous morts. En détruisant ces sous-marins, c’est la vie de centaines de personnes que vous avez sauvées, me souffla Éva. Comment avez-vous réussi à vous échapper ?

 — Oscar s’est sacrifié pour nous… En fouillant dans les débris de caisses éventrées, il a trouvé des grenades fumigènes[2]. Il en a balancé plusieurs vers les Allemands. Pendant qu’ils continuaient de nous canarder à l’aveuglette, nous nous sommes couchés par terre et avons rampé en suivant Oscar. Nous avons dépassé les soldats et avons franchi la grande porte défoncée. À l’extérieur, la fumée s’est vite dissipée. Quand nous nous sommes relevés pour fuir, plusieurs soldats se sont retournés et nous ont tirés dessus. Axel a été touché au bras et Oscar s’est pris une balle dans le ventre. Nous nous sommes réfugiés derrière des bidons d’huile. Oscar m’a confié les clefs de sa moto et m’a dit qu’il était hors de question que les boches la récupèrent. Il s’est redressé, a dégoupillé une grenade et s’est rué vers l’entrepôt. Il l’a lancée vers les cuves de pétrole juste avant de s’effondrer. Son corps était criblé de balles… Axel s’est jeté sur moi pour me protéger au moment où tout explosait. Il a profité de la confusion pour m’attraper le bras et m’a traîné jusqu’au parking où nous avons utilisé la moto d’Oscar pour déguerpir.

 — Comment êtes-vous rentrés jusqu’à Troyes ?

 — Les Allemands n’ont pas eu le temps de comprendre ce qui venait de se passer. Personne ne nous a poursuivi. Comme nous n’avions plus de papiers, nous avons dû emprunter de petites routes peu fréquentées pour rejoindre Troyes. La nuit, nous dormions chez des amis d’Axel. Oscar, lui, n’a pas eu cette chance… Il a donné sa vie pour moi alors que je ne le connaissais même pas.

 Toutes les émotions accumulées ces derniers jours me submergèrent avec la force d’une vague scélérate. Des larmes intarissables ruisselaient le long de mes joues. J’essayai de reprendre ma respiration entre deux spasmes de sanglots, mais l’angoisse me comprimait la poitrine. Je suffoquais, mes bras tremblaient, la sauvagerie des images qui tournaient en boucle dans ma tête embrouillait mes pensées.

 Éva resserra son étreinte, glissa sa main dans la mienne et posa sa tête contre ma joue. Les muscles de mon corps se relâchèrent. Ma respiration se calma lentement.

 — C’est terminé, Augustin. Tu es en sécurité ici. Tu n’as rien à te reprocher. Oscar était mourant, tu n’aurais pas pu le sauver.

 — Éva… Tu peux rester jusqu’à ce que je m’endorme ?

 — Espèce d’idiot… Je ne comptais pas t’abandonner comme ça, répondit-elle en s’allongeant à côté de moi.

Troyes, 22 juillet 1942

 Le lendemain matin, à mon réveil, Éva était toujours là. Je la regardai dormir un long moment. La lumière orangée de l’aurore traversait la minuscule fenêtre de ma chambre. Des éclats d’or scintillaient sur son visage, sa peau et ses cheveux. Je ne me lassais jamais de l’admirer.

 Sa présence à mes côtés avait apaisé mes tourments. Je ne désirais qu’une seule chose : rester ici, avec elle. Jusqu’à quand la magie du carnet et du bracelet continuerait-elle d’opérer ? Justin m’avait envoyé dans le passé pour l’aider, et c’est ce que j’avais fait. Il était devenu plus autonome, plus courageux. Je lui avais sauvé la vie à Saint-Nazaire. Ma mission était-elle sur le point de s’achever, ou pouvais-je encore espérer grappiller quelques années, quelques mois, quelques heures en compagnie d’Éva ?

 Justin savait-il que je tomberais amoureux d’elle ? Était-ce déjà écrit, ou avais-je modifié le cours du temps ? Que se passerait-il si je disparaissais maintenant ? Justin n’aurait aucun moyen de découvrir ma véritable identité. Il serait donc incapable de me léguer le journal et le bracelet d’Éva. Dans ce cas, comment pourrais-je lui porter secours ? Devais-je laisser l’histoire suivre son propre chemin ou révéler toute la vérité à Justin afin qu’il puisse me transmettre cet héritage, des années plus tard ? Je ne m’imaginais pas lui taper sur l’épaule et lui dire : « Hey, salut Justin ! Au fait, j’ai oublié de te dire que je viens du futur et que tu es mon arrière-grand-père. »

 Lui écrire une lettre et la ranger dans ma commode semblait être ma seule option. S’il m’arrivait malheur ou si je ne pouvais pas revenir en 1942, Marie la trouverait puis la remettrait à Justin.

 Je chassai cette pensée de ma tête. Je ne supporterais plus ma vie en fauteuil roulant à Boston, et encore moins d’être séparé d’Éva.

 Cette dernière s’étira comme un chat et ouvrit les yeux.

 — Tu es déjà réveillé ? me demanda-t-elle en bâillant.

 J’avais très envie de l’embrasser, mais j’appréhendais sa réaction. Elle enroula ses bras autour de mon cou. Le regard ravageur qu’elle me lança me fit tourner la tête.

 — Qu’est-ce que tu attends pour me dire bonjour ?

 Mes doigts se faufilèrent le long de sa nuque jusqu’à ses épaules. Je l’enlaçai et cédai au désir irrésistible de l’attirer vers moi. Mes lèvres explorèrent les siennes, mes mains se perdirent sur sa peau. À chacune de ses caresses, de ses baisers, les battements de mon cœur et ma respiration s’emballaient. Une passion ardente, électrisante, dévorante dansait et crépitait au creux de mon ventre. J’essayai de contenir ces sensations nouvelles qui s’éveillaient en moi, mais mes sens ne m’obéissaient plus. Mon corps et mes pensées s’embrasaient.

 Le « coucou » de l’horloge chantonna. Éva sursauta, jeta un coup d’œil affolé à la pendule et sauta du lit.

 — Quoi ? Il est déjà huit heures ? Je vais rater mon train !

 — Ton train ?

 — Je dois partir à Reims pour organiser une réception à laquelle je dois assister. Je serai de retour dimanche, pour le mariage de Colette.

 Elle défroissa sa chemise de nuit d’un geste de la main, m’embrassa à la va vite et se précipita dans sa chambre pour se préparer.

 — Tu n’es plus en colère contre moi ? lui criai-je, un sourire en coin.

 — Bien sûr que si !

[1] : Mystique : Mutante métamorphe et super-vilaine de l’univers Marvel, capable de prendre l’apparence de n’importe qui.

[2] Grenades fumigènes : Elles étaient utilisées par les U-BOOT pour se cacher des attaques ennemies (Aviation, Chasseurs de sous-marins, etc…)

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