CHAPITRE 53 PART 2/2 Survivre (Repris)
Un mois plus tard, Boston, 3 mars 2019
Anéanti au plus profond de son être, Augustin trimballait sa détresse depuis sept mois. Son cœur et son esprit n’étaient plus qu’un champ de ruines, une lande dévastée. Il errait comme un fantôme dans une grisaille permanente qui recouvrait son monde et s’insinuait dans chaque parcelle de son âme. La vie défilait sous ses yeux éteints. Il n’était plus que le simple spectateur de sa propre existence, un arbre mort au milieu d’une jungle luxuriante. Il végétait, dérivait en eaux troubles, s’enlisait dans l’ombre pernicieuse de son désespoir.
La dépression d’Augustin inquiétait son entourage. Afin de lui changer les idées, James l’avait traîné au musée sans lui demander son avis. Le jeune homme n’avait manifesté aucune émotion, aucun intérêt devant les œuvres qu’il avait pourtant toujours adorées.
Le soir, en rentrant chez lui, toute la famille l’attendait pour dîner.
— Tiens, Augustin, tu tombes bien ! l’interpella sa mère. Lisa, Jin-woo et la petite Sarah se sont joints à nous.
Le visage impassible, il caressa la joue du bébé, salua sa sœur et son beau-frère puis fila dans sa chambre.
Alors qu’il entendait Lisa et Jin-woo quitter l’appartement, Augustin sentit son téléphone vibrer. Il le récupéra et jeta un œil au mail qu’il venait de recevoir.
Cher Monsieur Augun,
Je vous présente mes excuses pour le retard concernant votre dossier. Nous avons essuyé plusieurs attaques informatiques qui nous ont fait perdre beaucoup de temps.
Il y a quelques mois, vous avez fait appel à nos services afin d’obtenir des informations sur Éva Kaltenbrun.
Nous avons travaillé de concert avec une historienne française, Claire Danton, que vous avez déjà contacté par le passé. Comme vous le savez, elle s’est spécialisée sur la résistance française durant la Seconde Guerre mondiale.
Suite à votre demande au sujet de Notre-Dame de Paris, nous avons envoyé un de nos agents sur place. Il a pu accéder aux combles, mais n’a découvert aucun message sous la rose du transept Sud. Dans le doute, mon collègue a également photographié celle du transept Nord, sans obtenir plus de résultats.
Vous trouverez ci-joint les photos de la cathédrale ainsi que les premiers éléments récupérés par mon équipe au sujet d’Éva Kaltenbrun.
J’ai fait suivre ce mail à vos sœurs. Elles m’ont sollicité peu de temps après vous pour la même demande. Étant donné que je connais Jin-woo, je ne vous facturerai pas de double prestation, mais à l’avenir, il serait plus simple que vous effectuiez une requête commune.
N’hésitez pas à revenir vers nous si vous souhaitez que nous poursuivions nos investigations.
Cordialement,
Richard Lévêque
RichardLeveque@detectiveLeveque.com
La gorge d’Augustin se serra. Il avait attendu et redouté cette réponse pendant six mois. Après avoir examiné les photos de la cathédrale, l’infime espoir qu’il avait secrètement entretenu s’envola. Aucune inscription n’avait été gravée sur la pierre.
Il s’apprêta à ouvrir le fichier PDF au sujet d’Éva, mais au même moment, Audrey passa sa tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Bonne nuit, petit frère. Je vais me coucher.
— Audrey ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu avais fait appel à un détective privé ?
La jeune femme se figea sur place. Elle se mordit la lèvre, entra dans la chambre et s’assit sur le lit.
— Comment es-tu au courant ?
— Grâce à Richard Lévêque. Tu sais, celui que vous avez embauché dans mon dos, avec Lisa.
Les épaules d’Audrey s’affaissèrent. Elle observa son frère d’un air contrit.
— Je suis désolée, Augustin. Nous préférions attendre le compte rendu du détective avant de t'en parler.
— C’est inutile, il vient de m’envoyer le bilan de ses recherches sur Éva. Merci quand même pour vos cachotteries.
— Nous avons cru bien faire. Lisa pensait que ça risquerait d’aggraver ton état de santé.
— Je veux savoir ce qui est arrivé à la véritable Éva Kaltenbrun !
— Non, Augustin ! Ne l’ouvre pas, s’il te plaît ! supplia Audrey. Ça va te faire du mal.
— Ne t’inquiète pas, je m’en remettrai. Plus rien n’a d’importance, de toute façon, déclara-t-il en cliquant sur le fichier.
Son regard se posa sur la photo d’identité à droite du document. Une vague d’émotions déferla en lui lorsqu’il reconnut Éva. Le manque, l’amour, la tendresse, la sensation d’avoir été arraché à son âme sœur se mélangèrent à la confusion, à l’incompréhension et à la détresse. Les larmes lui montèrent aux yeux. Il caressa le visage de sa bien-aimée du bout des doigts. Après un instant d’hésitation, il s’arma de courage puis entama sa lecture.
Éva Göring, née Kaltenbrun en Autriche, dans la ville de Bregenz le 16 novembre 1920, sexe féminin.
Parents: Ludwig Clovis Kaltenbrun et Yseult Victoria Kaltenbrun.
Elle passe son enfance entre l’Autriche et l’Allemagne jusqu’en 1932, puis emménage définitivement à Berlin avec son père, après le décès de sa mère en 1932.
De 1932 à 1936, elle réside avec son frère chez leur tante Sophia Kaltenbrun à Berlin. En 1936, cette dernière quitte l’Allemagne pour rejoindre le château familial en Autriche.
De 1936 à 1938, Éva Kaltenbrun retourne vivre chez son père, le Général Kaltenbrun, dans le centre de Berlin. Après des études secondaires brillantes, elle est acceptée à l’institut Berliner Dolmetscher-Institut afin de devenir interprète.
Remarquée pour sa voix exceptionnelle, elle se voit contrainte par son père et le régime nazi à abandonner sa scolarité pour se consacrer à sa carrière de chanteuse. Très réputée en Allemagne, elle sert d’outil de propagande pour le parti national-socialiste des travailleurs allemands.
En janvier 1941, Éva Kaltenbrun quitte Berlin pour soutenir « l’effort de guerre ». Elle est embauchée comme secrétaire particulière à Paris, Dijon puis Troyes.
Elle se marie à Hans Göring le 01/07/1942 à Berlin, puis effectue un séjour en Autriche de juillet 1943 à fin novembre 1943, avant de rentrer à Troyes.
Des éléments restent manquants sur la période comprise entre 1939 et 1944. De nombreuses archives furent détruites lorsque les alliés envahirent l’Allemagne.
Certains témoignages indiquent qu’elle aurait été membre de la résistance, d’autres qu’elle aurait participé à la déportation des juifs. La Kommandantur de Troyes ayant brûlé à la libération, il nous est impossible de confirmer ou d'infirmer l'une de ces hypothèses.
Elle décède le 18 août 1944 dans l’explosion d’une gare de triage proche de Dijon puis est enterrée dans le cimetière de la ville aux côtés d’autres soldats allemands.
Pour la première fois depuis près de six mois, Augustin éclata en sanglots. Même s’il n’avait jamais réellement rencontré cette femme, il l’aimait plus que tout. Savoir qu’elle était morte à l’âge de vingt-quatre ans le bouleversait.
— Ça va ? murmura Audrey. Tu es pâle. Tu n’aurais jamais dû lire ce mail.
Augustin ne parvenait plus à réprimer son chagrin. Des larmes dégoulinaient le long de ses joues. Sa sœur s’agenouilla à ses côtés et lui caressa la main.
— Parle-moi, s’il te plaît. Ne te renferme pas sur toi-même.
— Que veux-tu que je te dise, Audrey ? Je n’arrive pas à tourner la page. Je me suis imaginé avoir des amis, avoir guidé Justin, j’ai même inventé des personnes ! Marie, la femme enceinte de papy, son demi-frère, Philippe Bodmann…
— Augustin, tu nous fais une rechute… l’interrompit Audrey avec douceur.
— Ne t’inquiète pas. J’ai compris qu’il ne s’agissait que d’hallucinations. Je n’ai aucune preuve. Le charnier et le pseudo briquet en or abîmé par une balle n’existent pas. Le détective n’a pas trouvé le message que je croyais avoir gravé avec Éva à Notre-Dame. Pour couronner le tout, la vraie Éva Kaltenbrun s’est mariée avec Hans Göring une semaine avant notre escapade imaginaire.
L’estomac d’Augustin se contracta à l’évocation de ce « souvenir ». Une douleur insupportable lui rongeait les entrailles.
— Je sens encore l’ardeur de ses baisers, la douceur de ses caresses, ajouta-t-il avec amertume. Je n’aurais jamais pensé que mon esprit puisse dérailler à ce point.
Les yeux d’Audrey s’écarquillèrent. Son frère ne lui avait jamais avoué les sentiments qu’il éprouvait pour cette femme.
— Je sais que c’est ridicule… poursuivit-il. J’entendais les battements de son cœur lorsque je la serrais contre moi. Je pourrais reconnaître son odeur, sa voix, les trois petits grains de beauté sur son épaule. Je connais toutes ses mimiques. Elle entortillait souvent sa mèche autour de son doigt. Quand elle était nerveuse, elle jouait avec son bracelet. J’adorais l’entendre m’appeler son chevalier de Paris. Elle essayait toujours de rester forte et répétait sans cesse qu’elle n’était pas une chochotte. Je l’aime tellement, Audrey. Je n’arrive pas à l’oublier.
Un mois plus tard, Cottage familial des Auguns, repas de famille, 15 avril 2019.
Réunis sur la terrasse, les Augun célébraient l’anniversaire de la naissance de la petite Sarah. Tous les oncles, tantes, cousins et cousines s’étaient déplacés pour l’occasion.
Pour faire plaisir à sa sœur, Augustin avait essayé de faire bonne figure, de porter un masque et de contenir sa déprime, mais il n’en avait eu pas la force.
Isolé sous l'immense magnolia du jardin, il regardait les convives rire et discuter. Même après la mort de Justin et Maryse, la famille restait soudée. Augustin eut un pincement au cœur. Ses arrières-grands-parents lui manquaient, et malgré son comportement douteux, le jeune Justin également. Il secoua la tête. Cette personne n’avait existé que dans son imagination.
Audrey donnait le biberon à sa nièce sous la surveillance attentive de Lisa qui planait autour d’elle comme un vautour. Sa sœur aînée avait changé. Depuis la naissance de sa fille, son caractère intransigeant et rigide s’était un peu assoupli. Malgré la fatigue accumulée ces derniers mois, elle semblait épanouie.
Alors qu’ils s’apprêtaient à passer à table, Audrey, les yeux rivés sur son téléphone, poussa une exclamation de stupeur.
— La cathédrale de Paris brûle ! s’écria-t-elle.
Tous les regards se tournèrent vers elle. La jeune femme se redressa d’un bond et se précipita vers le salon du cottage. Augustin s’élança aussitôt à sa poursuite.
Audrey s’empressa de récupérer la télécommande et sélectionna une chaîne de médias français.
À l’écran, des flammes démesurées engloutissaient la charpente et s’enroulaient autour de la flèche de Notre-Dame. Le monstre flamboyant dévorait tout sur son passage ; la toiture, les poutres, les échafaudages. Il recrachait ses panaches de fumée tel un dragon enragé. Ses immenses ailes incandescentes se déployaient avant de se refermer sur le cadavre noirci de la cathédrale.
Augustin resta pétrifié, la bouche entrouverte, la gorge sèche. Les faux souvenirs de son baiser avec Éva affluèrent et se mélangèrent aux images apocalyptiques qui défilaient sous ses yeux.
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