CHAPITRE 54 Corrélations
Deux mois plus tard, Boston, 17 juin 2019
Alors que les vagues déchainées se brisaient sur les rochers abrupts, les lumières du phare balayaient la brume épaisse qui recouvrait la jetée. Augustin tourna la tête de gauche à droite. L’endroit semblait désert. Il s’avança sur le sable avec prudence. Quelques mouettes s’envolèrent à son approche en lâchant des piaillements aigus.
Augustin s’arrêta au bord de l’eau. L’angoisse et le doute l’envahissaient, mais il ne pouvait plus reculer. Il avait tout planifié en avance. Son aventure se terminait là. D’un geste hésitant, il sortit un pistolet de sa poche. Il le chargea, retira le cran de sécurité et leva son arme, le doigt sur la détente.
Émergeant du brouillard, un colosse composé de lambeaux de chairs en putréfaction se dressa devant lui. Augustin fit feu, mais la créature aux yeux sanguinolents abattit son énorme massue sur lui.
« Vous êtes mort ! »
« Appuyez sur espace pour revenir à votre dernier point de sauvegarde »
— Et merde ! jura Augustin avant de balancer sa souris.
Depuis l’incendie de la cathédrale, il se réfugiait chaque jour dans les jeux vidéo. Ils lui permettaient d’oublier sa souffrance, d’éteindre son cerveau, de fuir la réalité.
Le jeune homme se dirigea vers le salon. Avachie sur le canapé, Audrey s’énervait sur la télécommande.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il à sa sœur.
— Le temps est pourri et l’antenne satellite a décidé de rendre l’âme. Il n’y a que la VOD qui fonctionne, gronda Audrey. Bon, ça ne fait rien, je vais reprendre le documentaire que j’ai commencé hier soir. Je pense que ça va te plaire. C’est un reportage sur la résistance française dans l’Aube pendant la Seconde Guerre mondiale.
Elle sélectionna son profil à l’écran, ouvrit ses favoris et lança la vidéo.
— Depuis quand tu t’intéresses à ce sujet ? l’interrogea son frère.
— J’aimerais savoir comment papy vivait durant l’occupation. Je regrette de ne pas lui avoir posé plus de questions lorsqu’il était encore parmi nous, répondit Audrey d’un ton évasif. Il faudra que je pense à remercier JDdu10[1] de m’avoir envoyé le lien de cette VOD.
Augustin tourna la tête vers sa sœur, les sourcils froncés.
— Tu connais JDdu10 ?
— Non, pas vraiment, mais il est de super bon conseil. C’est lui qui m’a recommandé les œuvres de Mathéo et le film « Vertigo ». Il partage toujours des trucs sympas.
Le cœur d’Augustin s’emballa. Pendant plus d’un mois, il avait discuté sur son blog avec ce fameux JDdu10. Ce dernier s’était abstenu de lui révéler qu’il échangeait également avec Audrey. En y réfléchissant, le site de généalogie consulté l’année précédente provenait aussi de l’une de ses notifications. Comme par hasard, toutes ses apparitions sur internet l’avaient guidé dans son aventure imaginaire au moment opportun. Qui se cachait derrière ce mystérieux internaute ? Que voulait-il ?
Augustin récupéra sa tablette afin de lui envoyer un message privé sur les réseaux sociaux, mais son attention fut attirée par la journaliste à la télévision.
— Au début du mois de mai 2019, une cinquantaine de tombes ont été découvertes sur le site de cette future zone pavillonnaire à quelques kilomètres de Dijon. Ce charnier daterait donc de la Seconde Guerre mondiale, Monsieur Lafont ?
— Nos premières fouilles indiquent que oui. Les dépouilles que nous avons exhumées sont en bon état. Les corps que nous pourrons identifier seront bien sûr rendus à leurs familles.
— Appartenaient-ils tous à la résistance française ?
— D’après les vêtements qu’ils portaient, c’est l’une des pistes privilégiées.
— Ces sépultures n’ont pas terminé de nous livrer tous leurs secrets, n’est-ce pas, Monsieur Lafont ?
— Tout à fait ! Trois Allemands reposaient à l’intérieur de deux tombes. Il semblerait que certaines victimes se soient rebellées.
Audrey jeta son téléphone sur le canapé et augmenta le volume de la télévision.
— C’est étrange, ça me rappelle l’histoire que tu m’as racontée, souligna-t-elle, les yeux grands ouverts.
— L’une des poches de ces soldats contenait un briquet en or frappé du sigle du troisième Reich. Malgré les décennies qu’il a passé sous terre, il est parfaitement conservé.
— Pourquoi est-il abîmé, monsieur Lafont ?
— Je pense qu’il s’agit d’un impact de balle.
Le visage d’Augustin se décomposa. Un déluge de souvenirs s’abattit dans sa mémoire : Claude et lui séquestrés dans un camion bâché, traînés de force jusqu’au charnier, l’allemand leur ordonnant de creuser leurs propres tombes, le soldat qui leur avait tendu une cigarette, allumée avec ce même briquet…
Une bouffée de chaleur envahit Augustin. Ses mains moites se crispèrent sur les accoudoirs de son fauteuil.
Après un an de lavage de cerveau, il se réveillait enfin. Son histoire d’amour avec Éva, son aventure, Marie, ses amis... Tout était réel. Ce reportage constituait à ses yeux la preuve ultime de son voyage dans le temps. Cette vérité le soulageait autant qu’elle le terrifiait. Comment pourrait-il retourner en 1942 sans le journal intime ?
Une horrible pensée traversa l’esprit d’Augustin : sa mission avait dû prendre fin après le sauvetage de son arrière-grand-père à Saint-Nazaire. Tout concordait. La rencontre avec Philippe Bodmann lui avait permis d’avertir Justin de son retour dans la région, les visions à son contact avaient disparu, puis le coffret s’était volatilisé.
Augustin réprima un haut-le-cœur. Il transpirait à grosses gouttes.
Maintenant qu’il connaissait Éva, Justin pourrait récupérer son carnet et son bracelet pour les lui léguer. Il trouverait la lettre explicative cachée dans la commode de sa chambre, à Troyes, et n’aurait plus qu’à suivre son propre chemin.
Un bourdonnement incessant palpitait dans les oreilles d’Augustin. Son tee-shirt trempé de sueur lui collait à la peau. Des taches noires lui voilaient les yeux. Il étouffait.
Il ne reverrait jamais Éva. Elle mourrait seule en imaginant qu’il l’avait abandonnée. Justin l’avait envoyé dans le passé en toute connaissance de cause, sans rien lui révéler, afin d’éviter de modifier le cours de l’Histoire. Il l’avait utilisé comme un vulgaire pantin. Cette injustice dévastait Augustin.
Une pointe fulgurante lui oppressa la poitrine. La douleur se répandit dans sa mâchoire, dans son cou, le long de ses épaules, de ses bras.
Puis soudain, l’obscurité totale.
10 heures plus tard, New York, appartement de Lisa Augun, nuit du 17 au 18 juin 2019
Les sourcils levés, les paupières rouges et bouffies, Lisa fixait avec stupéfaction un coffret d’où s’échappait une étrange lueur bleutée. Elle souleva le couvercle d’un geste hésitant. La lumière provenait d’un carnet taché de sang sur lequel se balançait un bracelet. Au milieu de l’ouvrage, une page brillait avec plus d’intensité que les autres. Lisa la parcourut des yeux.
Journal d’Éva, 28 juillet 1942
J’ai du mal à trouver le sommeil tant cette journée était intense. Augustin m’a réveillée au milieu de la nuit pour un câlin torride que je ne suis pas prête d’oublier. Hier soir, il semblait être un parfait novice en amour, mais quelques heures plus tard, il m’a fait des choses que je n’aurais jamais imaginées. J’en frissonne encore. Un vrai petit coquin, celui-là… Repenser à ses caresses et ses baisers sur mon corps me donne envie de recommencer. Je vais tout de même prendre mon mal en patience et le laisser dormir.
Tout en lui me fait vibrer ; la douceur de son regard lorsqu’il pose les yeux sur moi, l’attention permanente qu’il me témoigne, le respect qu’il me porte, sa personnalité, ses qualités, ses défauts. Je suis contente de lui avoir ouvert mon cœur et avoué mes sentiments.
Journal d’Éva, 28 juillet 1942
Je suis inquiète. Il y a cinq minutes, [2]l’adjudant Bodmann a frappé à la porte de ma chambre. J’espère qu’il n’a pas vu Augustin. Les soldats SS sont de vraies ordures. Il serait bien capable d’informer Wolfgang que je fréquente un autre homme que son fils.
Bodmann nous a priés, Hans et moi, de nous rendre dans les plus brefs délais à la Kommandantur de Dijon où mon beau-père nous attend. J’ignore ce qu’il veut nous dire, mais sa venue en France n’augure rien de bon.
— Il doit y retourner, retentit une voix monotone derrière Lisa.
Cette dernière sursauta et releva la tête. Son cri d’effroi resta coincé dans sa gorge. Dans le salon, une jeune femme l’observait.
Lisa se précipita sur son sac à main et récupéra son taser d’un geste convulsif.
— Que faites-vous chez moi ? C’est une propriété privée ! lança-t-elle d’un ton mal assuré.
— Augustin doit y retourner.
Lisa se rapprocha avec prudence en brandissant son arme. Lorsqu’elle aperçut le visage de l’intruse, ses pupilles se dilatèrent. Devant elle, son parfait sosie.
Ce dernier pointa un index vers le journal intime sans prononcer un mot ni même cligner des yeux. Le cœur battant, Lisa s’avança davantage, tendit son bras, mais sa main traversa le corps de son clone. Ses doigts se refermèrent sur du vide.
— Augustin doit y retourner, répéta l’apparition fantomatique. L’avenir de votre famille en dépend.
— Qu… Quoi ?
Sa jumelle se volatilisa dans un flash de lumière bleutée.
Notre-Dame de Paris, 18 juin 2019, 9 h du matin.
— Vous racontez n’importe quoi, mon petit Vincent. Il s’agit d’une mauvaise blague.
— C’est aussi ce que je croyais, monsieur Marlot. Lorsque le gardien m’a téléphoné hier soir, je pensais qu’il se moquait de moi. Mais la photo qu’il m’a envoyée semblait si étrange que j’ai préféré me déplacer pour vérifier moi-même, répondit le jeune employé en tendant son smartphone à son supérieur. Tenez, regardez !
Ce dernier s’en saisit et jeta un œil à la vidéo. À l’écran, des gravures scintillaient sur un mur calciné.
Éva Kaltenbrun et Augustin Augun sont passés ici le 10/07/1942
Désolée d’avoir cassé le vase en cristal de maman et d’avoir accusé le chat. E.K
Désolé Lisa d’avoir mis ton iPod dans le micro-ondes. A.A
Monsieur Marlot haussa un sourcil.
— Et vous m’emmerdez à cette heure là pour un tag laissé par des adolescents ?
— Vous ne comprenez pas ! s’impatienta Vincent. Ce message était à moitié camouflé par un enduit en ciment. Il a dû s’effriter avec la chaleur de l’incendie. Quand j’ai gratté le reste avec mon couteau, j’ai aperçu un halo de lumière azuré s’échapper des lettres !
Son supérieur éclata d’un grand rire goguenard.
— Un petit plaisantin a certainement utilisé une peinture fluorescente.
— Non, monsieur. On m’a confirmé que…
Le jeune homme tritura la chemise cartonnée qu’il tenait dans sa main.
— Que vous a-t-on confirmé ? Cessez donc de tourner autour du pot ! s’énerva monsieur Marlot.
— Eh bien… Pour tout vous avouer, cet enduit se trouve là depuis des décennies. Par acquis de conscience, j’ai consulté les archives que nous avons récupérées pour la rénovation de Notre-Dame.
Il farfouilla dans son dossier et déposa plusieurs photos sur la table.
— Ces clichés ont été effectués après la tempête de décembre 1952, reprit-il. Suite à plusieurs infiltrations d’eau au niveau du pignon, une entreprise a été contactée afin de réparer les dégâts.
— Venez-en au fait, s’il vous plaît ! Après vous, j’ai quatre réunions qui m’attendent. Le président de la République nous met la pression à propos de la restauration de la cathédrale, alors que nous n’avons même pas encore tout déblayé.
— Eh bien, ajouta Vincent d’une voix hésitante, si vous examinez l’agrandissement que j’ai effectué, vous verrez que ces inscriptions étaient déjà présentes en 1952, avant d’être recouvertes par le [3]mortier. Sans l’incendie, nous n’aurions peut-être jamais retrouvé ce message caché depuis des années.
Monsieur Marlot se gratta le menton et esquissa une moue exaspérée.
— Et alors ? Ces grafitis n’ont rien de si extraordinaire !
— Mais… Monsieur ! Ces gravures antérieures à 1952 mentionnent l’existence d’iPod et de micro-ondes !
Son supérieur entrouvrit la bouche. Le crayon qu’il mâchouillait lui glissa des lèvres.
— C’est impossible… Il doit y avoir une autre explication, souffla-t-il. Je vous interdis d’en parler à qui que ce soit, vous m’avez bien compris ? Si cette information fuite sur internet, les vautours de journalistes vont nous tomber dessus et nous serons la risée de toute la France. Essayez d’en découvrir plus. Nous aviserons ensuite.
— S’il s’agit d’un voyageur du temps, il aurait quand même pu écrire les numéros gagnants du loto, maugréa le jeune employé.
7 heures plus tard, Dijon, 18 juin 2019
Un Berlingo floqué à l’effigie d’un fleuriste se gara en trombe sur un parking. Une jeune femme en sortit, enfonça ses écouteurs dans ses oreilles et fit coulisser la portière arrière. Elle récupéra cinq bouquets de fleurs et pressa le pas vers l’immense portail en fer forgé.
De l’autre côté, un vieil homme la salua d’un geste de la main.
— Bonjour, mademoiselle ! Alors, encore une livraison ?
— Bonjour, monsieur. Oui, comme chaque mois ! Je vous souhaite une agréable journée.
— À vous aussi, et bon courage !
La jeune femme slaloma dans les allées du cimetière avant de s’arrêter. Elle déposa un bouquet de roses blanches sur les tombes d’Henriette et Joseph Augun, puis un de roses rouges sur celle de Paulette. Après avoir effectué quelques pas, elle s’agenouilla et remplaça les fleurs fanées d’une quatrième stèle.
Marie Augun
20/02/1871 – 26/08/1944
À notre tante bien aimée
Elle tendit le bras puis glissa dans un vase un bouquet de tulipes blanches sur la dernière pierre tombale.
Augustin Augun
14/12/1920 – 30/04/1945
À toi qui m’as permis de devenir qui je suis
La jeune femme se redressa, prit une photo de chaque stèle avec son téléphone et les envoya à l’adresse de son client.
JDdu10@Augun&Smith.com
Bonjour, monsieur JDdu10. Votre livraison a été effectuée. Merci pour votre confiance.
Cordialement,
Les Jardins d’antan
Au même moment, à des milliers de kilomètres de Dijon, un homme d’une soixantaine d’années consultait sa messagerie. D’un simple clic sur sa souris, il supprima le mail de confirmation de livraison des Jardins d’antan. Il referma le clapet de son ordinateur portable, récupéra un cahier accompagné d’une feuille plastifiée puis se leva de son fauteuil.
Après avoir contourné son bureau, il déverrouilla son armoire, écarta ses smokings impeccablement repassés et retira avec soin une planche dissimulant une trappe secrète. Une fois le carnet rangé à sa place, il jeta un œil à la lettre qu’il connaissait déjà par cœur.
Pour Justin, de la part d’Augustin.
Le 27/07/1942
Mon cher Justin,
Je t’écris ces quelques mots au cas où il m’arriverait malheur. Tu vas probablement penser que je me moque de toi, mais je te demande de me croire sur parole. Sache que je ne suis pas ton cousin. En réalité, tu es mon arrière-grand-père. Tu trouveras dans ce cahier toutes les réponses à tes questions. J’y ai noté l'ensemble de mon aventure ainsi que les différentes étapes de ta vie, pour que tu puisses te débrouiller sans moi si je venais à disparaître. Je...
— James ! hurla Audrey à l’autre bout de l’appartement. L’hôpital a appelé. Êtes-vous prêt à partir ?
— J’arrive tout de suite, mademoiselle, cria-t-il à son tour en se hâtant de fourrer la lettre plastifiée dans sa cachette.
FIN DU TOME 1
Suite dans le tome 2 : Des destins entremêlés.
Le chapitre 1 du tome 2 sera sûrement publié la semaine prochaine. Je le passerai en privé en vous laissant à toutes et tous l’autorisation si vous êtes arrivé(e)s jusque là. N’hésitez pas à le mettre en liste de lecture pour recevoir les notifications et à m’envoyer un MP si vous n’y avez pas accès.
Remerciements spéciaux pour chacune et chacun d’entre vous au chapitre suivant :)
[1] JDdu10 : à la base, devait faire son apparition à la fin du tome seulement. Pour la réécriture, j’ai décidé de le faire apparaître deux fois en début et milieu de tome.
[2] Pour J.Atarashi et Denis Mursault qui m’ont suggéré d’utiliser le grade en allemand : je m’en occuperai par la suite, je n’ai pas encore pris le temps de le faire :)
[3] Le mortier est un mélange de ciment avec du sable et d’autres composants. Il sert à sceller, coller, enduire, réparer ou faire une chape.
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