Partie 1 

La tempête de l'aube

          Les démons étaient partout.

          Ils arrivaient par vagues, inlassablement, les crocs toujours plus effilés, les griffes toujours plus aiguisées. Leur sang noir maculait les épées du bataillon d’anges qui leur faisait face, le menton levé et tentant de montrer leurs dernières parcelles de dignité, les épaules déjà basses d’une défaite prochaine.

          Cela faisait maintenant des dizaines d’années qu’ils se battaient. Les créatures qui se jetaient sur eux en poussant des hurlements sauvages étaient désormais plongées dans le brouillard de l’habitude et rien ne saillait plus de leurs journées baignées d’ombres.

          Néophée se concentrait sur ses mouvements.

          Elle s’armait d’une précision parfaite, d’une fluidité mortelle, d’une puissance létale afin de ne pas sombrer dans l’ennui et la lassitude. Elle contrôlait chaque attaque, chaque parade jusqu’à ce que ses muscles la brûlent et jusqu’à ce que ses ailes la supplient de s’élever au-dessus des nuages afin de retrouver la lumière qui l’apaiserait. Mais l’ange se contentait de bander ses muscles et de transpercer les membres qui arrivaient à sa portée, d’arracher des têtes et des boyaux. Pas question d'abandonner son poste, pas même pour un instant de répit.

          — Commandante ! s’éleva une voix au sein du vacarme.

          Néophée réagit en une poignée de secondes, elle pivota sur ses talons et prit son envol en quelques battements d’ailes souples, ce qui lui offrit une vue plongeante sur le carnage qui régnait. Mais avant de se perdre dans la contemplation de sa stratégie et du positionnement de ses soldats, l’ange se dirigea vers la silhouette qui se découpait sur le ciel nuageux, ses ailes grises semblant pourvues d’une lumière intérieure qui les faisait chatoyer.

          — Elijah ? s’étonna-t-elle, essuyant sa lame contre sa tenue en cuir sombre pour la ranger dans son fourreau.

          — Sorath m’envoie, ses bataillons sont tombés. L’Archange Rémiel et lui ont été rappelés à Célémire. Il ne reste plus que vous.

          Un frisson d'effroi traversa le corps de la jeune femme. Sorath commandait lui aussi une moitié de l’armée d’anges qui protégeait la Terre et tous deux étaient sous le commandement de l’Archange Rémiel. Il était leur mentor et, surtout, celui qui régnait sur ce monde et qui était chargé de la sécurité des dernières âmes humaines qui le peuplaient.

          Néophée se reprit en serrant les dents. S’il ne restait qu’elle et ses soldats pour protéger la Terre — entière — face aux démons, elle allait devoir redoubler d’efforts, quitte à se révéler aux humains s’il le fallait. Le traité des mondes l’interdisait, les humains ne devaient pas avoir conscience de leur présence sur Terre, c'était d'ailleurs pourquoi il était particulièrement important que les démons soient traqués et tués avant qu'ils n'atteignent les villes humaines. Toutefois, elle n'aurait pas assez de soldats pour contenir l'invasion et jouer à cache-cache en même temps. Avant qu’elle n’ait le temps de demander davantage de précisions au messager, un bourdonnement emplit le ciel. Le bruit de dizaines d’ailes provoqua des ondes de choc contre ses tympans et elle se figea, les sens en alerte.

          Un ange aux ailes écarlates apparut devant elle.

          — Où est le commandant de l’armée de l’Archange Rémiel ? s’enquit-il sans s’embarrasser d’une quelconque formule de politesse.

          Piquée par la surprise et l'agacement, Néophée tenta de comprendre la scène qui s’offrait à son regard avant de rétorquer. Un bataillon entier d’anges venait de débarquer de nulle part sur son champ de bataille, visiblement dirigé par l’ange impoli qui lui faisait face.

          — Je suis la Commandante des Guerriers Éthérés, finit-elle par répondre d’une voix glaciale.

          — Hilarant. Je n’ai pas de temps à perdre avec ce genre de blagues, fillette, ricana-t-il. Je te prierais de me mener au vrai Commandant des Guerriers Éthérés.

          D’un geste vif, Néophée dégaina son épée et la lui glissa sous la gorge, le corps tendu comme un arc prêt à tirer une flèche mortelle. Il n'avait pas eu le temps d'esquisser le moindre mouvement mais il l'observait, un sourire amusé flottant sur son visage.

          — Oh, doucement, avec ces trucs là, c’est très coupant, tu sais ?

           Avant qu’elle n’ait pu esquisser le moindre geste, Elijah s’interposa, sa voix retentissant comme un grondement de tonnerre.

          — Tu ne devrais pas manquer de respect à tes supérieurs, Petit Ange.

          L’ange impoli fronça les sourcils en dévisageant Néophée, comme si ses traits allaient lui révéler son identité.

           — Je suis Néophée, Chasseresse Impitoyable et Commandante des Guerriers Éthérés. Si tu ne me dis pas tout de suite ce que tu fais sur mon champ de bataille, je te tranche la gorge, c’est clair ?