Les incomprises

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Je suis une femme de l'ombre. Je suis comme un animal, une femme qui n'a pas sa place dans la société. Je serai la honte de ma famille si j'en avais encore une et s'ils savaient ce que je fais. Mais non. Tous mes proches étaient en Afrique quand je les ai quittés pour la France, et j'ai appris qu'il y avait eu une attaque rebelle dans mon village. Des fusillades brèves, pas de réplique adverse, juste des morts et des arbres pour témoins. Pas de survivants, tous les habitants ont été massacrés.

Mais ça fait bientôt trois ans et je devrais cesser d'y penser. Mes larmes ne coulent plus depuis longtemps, j'ai appris à les faire taire avant qu'elles ne perlent sur mes joues et dévoilent ma faiblesse. Non, je ne pleure plus. Même si les premiers mois en Métropole ont été durs, je n'ai pas versé une larme. J'ai assumé mon choix, celui de quitter mon pays natal pour tout tenter en Europe.

Si j'avais su qu'il me faudrait vendre mon corps pour obtenir mon passeport, je serai sûrement restée auprès des miens.

Mais c'est ainsi et je ne me plains pas. Je gagne si peu pour tous ces hommes venus assouvir leurs manques ou leurs désirs, et je gagne si peu par rapport à eux... C'en est déprimant. Et je n'ai pas l'impression que ma vie compte. Surtout depuis que je n'envoie plus la moitié de mon salaire à mes proches, après la tuerie.

Alors je me demande vraiment pourquoi je suis dans cette camionnette, à pratiquement donner (tellement je suis peu rémunérée), mon corps à toutes ces personnes sans véritable considération pour moi.

Je jette un coup d'oeil par la fenêtre du véhicule immobilisé. Une voiture passe sans s'arrêter, suivie d'une moto. Je soupire d'ennui. Le soleil à l'horizon semble me fixer sans compassion, ses frêles rayons ne m'atteignent pas en cette fin d'après-midi d'avril.

Je regarde tristement les voitures se succéder, éprise de l'envie de me jeter sous les roues de l'une d'entre elles. Je ne pense même plus à ce passeport que j'attends depuis presque cinq ans.

Cinq années. Cinq années que je "travaille" chaque jour de chaque semaine, dans l'attente de la réalisation de cette promesse faite à mon arrivée : "dans quelques temps, tes papiers seront en règle."

Pourtant les années défilent et toujours pas de papiers. Je songe quelques fois qu'ils n'arriveront jamais, mais je garde espoir. Heureusement dans ce métier, j'ai appris la patience, alors le temps ne compte presque plus pour moi.

Je repense aux deux ans que j'ai passés à envoyer l'argent si mal gagné à ma famille, qui ne posait pas de question. D'où provenaient ces revenus ? Ils ne me l'ont jamais demandé, ne s'en sont jamais vraiment intéressés, du tant qu'ils arrivaient bien jusque chez eux.

Si j'avais tout gardé pour moi, j'aurais déjà pu louer un appartement dans la banlieue et trouver un métier moins ingrat et dégradant. Mais je n'aurais jamais pu laisser ma famille sans leur envoyer de l'argent. C'était comme ça que ça se passait si je voulais toujours faire partie de la famille. Et puis, on n'abandonne pas ses proches et son village comme ça, je leur aurais envoyé mes derniers centimes même si je ne pouvais plus me nourrir. Car c'est la famille et que pour rien au monde je les auraient reniés. Tous. Mama Raïssa, le vieux Barraca, Judith, Léocadie, Issa, Maliha, Jalil, Ina... Je ne les ai pas oubliés. Même si ça fait longtemps et que l'odeur des épices de mon village s'effacent petit à petit.

Ma mémoire a tout de même sauvegardé les images de mon enfance, dans les plantations et dans les ruelles désertes, les animaux, la pauvreté toujours présente, le travail, ma mère sur notre petite terrasse.

Je n'ai pas le temps de penser à elle car une voiture s'arrête juste derrière ma camionnette.

Le conducteur en sort et m'adresse la parole. Nous échangeons quelques mots, mon français approximatif me permet au moins de m'en sortir avec les clients. Puis je le satisfais et il repart quelques temps plus tard, juste avant qu'une voiture de police ne passe. Mon client a filé, son véhicule a déjà disparu. Je recompte l'argent qu'il m'a versé en réajustant mon petit haut.

Je me recoiffe, le regard rivé sur le petit miroir à l'avant. Mes joues autrefois rebondies sont creuses, mes yeux marrons semblent éteints, mes lèvres mates sont étirées comme des ficelles tombantes, les sourires m'ont quittée, ma peau sombre brille sur mes pomettes, se noie dans le col de mon haut.

Je contemple mon reflet, inexpressif et cerné. Je me trouve belle, mais je n'arrive pas à me regarder vraiment. J'ai honte de moi-même, de ce que je suis devenue. En arrivant en France, j'étais prête à crever tous les vices, à prendre tous les risques, à assurer un poste que je détestais, pour pouvoir envoyer une bonne partie de mon salaire au village. Mais aujourd'hui, que reste-t-il de mes ambitions, de mes motifs, alors que ma raison de vivre s'est écroulée ? Non, plus j'y pensais, moins je trouvais de sens à ma vie et à ma condition.

Je sortis, frissonnant sous la bise mordante de la soirée. La lune ne tarderait pas à poindre au bout du ciel, où mon regard s'arrête encore. L'horizon. J'y pense souvent. L'Afrique est peut-être dans cette direction. Un ailleurs, loin, autrepart. Mes souvenirs me semblent venir d'une autre vie, d'une autre femme. Seule la couleur immuable de ma peau me rappelle à mon passé, m'inculque que cette vie d'autrefois est mienne, et que le cours du temps ne permet pas d'effacer le vécu.

En détournant les yeux de l'horizon, j'eus l'impression d'éteindre la lumière, de prendre un courant d'air dans le coeur, de m'éloigner du feu.

Ma peau se couvrit presque instantanément de frissons, je grelottai.

Combien de temps devrais-je encore tenir ? Attendre ? Espérer ? Vivre ? Je détestais particulièrement les questions sans réponses, certainement parce que c'étaient les seules que je savais me poser.

Je posai mes yeux sombres sur la route qui s'encaissait dans la vallée en contrebas, quelques centaines de mètres plus loin. J'en avais marre. Plus que marre de cette vie et de cette foutue boucle infernale qui m'enchaîne comme un animal furieux à son piquet. Je remontai à bord de ma camionnette, une voiture stationnait depuis quelques secondes, un homme vint à ma rencontre, j'engageai la conversation. Je me promis que c'était le dernier. Je ne dédierai plus mon corps ainsi, je sortirai de ce cercle vicieux et tant pis pour mes papiers.

Et puisque c'est le dernier, autant lui faire bien plaisir. Ce sera symbolique et sans doute la première fois que j'y mettrai du coeur.

Le plus dur restait à venir dans ce monde qui ne me reconnaissait pas, qui me reniait, qui préférait cacher l'existence de toutes les femmes qui subissent mon sort plutôt que de les aider et les accompagner. J'ai honte, une fois de plus. Mais je fais éjaculer mon client, qui se met à grogner si fort que mes pensées s'interrompent et je me recentre sur ma tâche.

Lorsqu'il s'en va, je le regarde partir. Il ne se doute pas que je l'avais désigné comme le dernier.

Je regarde, comme toujours, les voitures défiler. Mais cette fois, j'y pose un regard différent.

Je me mets à marcher au bord de la route. Je ne sais pas où je vais, mais j'y vais. Aujourd'hui, je suis les voitures, je ne me contenterai pas de les laisser passer sous mes yeux. J'irai dans leur sens. Et si leur monde veut bien de moi, j'y trouverai peut-être une place. Si les femmes de mon genre peuvent en trouver une.

Pour l'instant, je marche. Je fuis. Je me trouverai un nouveau village, après cinq années si loin du mien.

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