Premier contact
Fatalité. Voilà l’unique mot qui traversa l’esprit de Louis quand il découvrit les flammes. Cela faisait des années déjà qu’il avait cessé de mettre en garde sa hiérarchie contre l’insalubrité du musée. Mais pourquoi vous écouterait-on lorsque vous êtes le dernier ouvrier d’entretien actif, si pas le dernier employé tout court ? Le Louvre avait bien périclité depuis la troisième guerre mondiale. Un seul manœuvre pour soixante-dix mille mètres carrés, il fallait bien que le drame arrivât tôt ou tard !
À cette vision, ses réactions n’eurent rien à voir avec les automatismes d’urgence édictés lors de sa formation, vingt ans plus tôt. Aujourd’hui, rien d’autre que sa survie ne lui importait, surtout en regard de ces vieilles breloques délaissées des touristes. L’incendie se déclarait peut-être à peine, il n’en prit pas moins ses jambes à son cou et abandonna au brasier naissant seau et serpillère.
Sur le chemin de la sortie, il eut néanmoins l’improbable réflexe de retenir une amphore grecque scellée qu’au détour d’un corridor il avait renversée. Ce fut seulement arrivé à l’air libre, sous le ciel invariablement enténébré, qu’il remarqua ne pas l’avoir relâchée.
— Toi… t’as de la chance… J’vais te garder en souvenir… je crois, lui ahana-t-il.
Loin de se douter que l’objet avait réellement perçu ses propos, il resta un instant là, à reprendre son souffle, observant les premières lueurs érubescentes filtrer au travers des larges croisées de l’édifice.
De retour dans son miteux appartement du 16e, Louis déposa la rescapée sur son pied à côté de son lit défait, puis s’y affala sur le dos. Plutôt que de se morfondre sur son inéluctable perte d’emploi, il préféra laisser ses pensées s’échapper par sa fenêtre de toit. Tout là-bas, le ventre bedonnant des nuages gris était éclairé du pourpre de l’incendie maintenant rageur. L’homme s’interrogea, comme bien souvent, sur la nature de ce firmament. Les plus vieux, ceux à avoir survécu aux Bombes, en dépeignaient une version « azurée ». Quelle agréable vision devait-il être, en bleu…
À battre ainsi la campagne en plein ciel, il se serait endormi si un bruit sec, juste à ses côtés, ne l’avait interpellé. Surpris, il tourna la tête vers son origine. L’amphore n’avait pas bougé, et pourtant il l’aurait juré en être l’auteur. Hallucination auditive liée au surmenage, pensa-t-il comme il s’apprêtait à détourner le regard. Mais le son se réitéra, et avec lui l’antiquité tressauta !
Louis se redressa instantanément, une subite sueur froide lui parcourant les membres. Un nouveau soubresaut de la jarre millénaire lui confirma sa première impression. Puis un autre, et encore un autre. Instinctivement, il ramena ses pieds sur le matelas, comme si ne plus toucher le vieux parquet le mettait à l’abri de la sorcellerie œuvrant sur ses planches vermoulues. Le sixième et dernier saut fut plus intense, et l’amphore retomba de travers pour rouler sous le lit.
S’égrenèrent les secondes, et l’homme, n’entendant plus rien, trouva enfin le courage de descendre de sa couche pour observer la pénombre qu’elle recouvrait. L’antique jarre l’y attendait sagement, comme l’aurait fait n’importe quelle autre de ses congénères plus anodines. Incertain, il avança la main, lui agrippa une de ses courtes oreilles et le tira à lui.
Au moment de la redresser, il constata une brèche courant sur la moitié de l’ancestral scellé de son couvercle. Une longue fissure, sans doute entamée par leur collision dans le couloir du musée et amplifiée par l’improbable scène à laquelle il venait d’assister. Machinalement, il en effleura l’une des extrémités du bout du doigt. Il faillit alors, de surprise, lâcher l’amphore : en réaction à ce contact, la fine ouverture avait commencé à se creuser davantage, progressant lentement sur le demi-cercle restant en direction de son origine.
Et lorsqu’elle l’eut atteint, sans que rien ne le laissât présager, le bouchon de terre cuite sauta violemment et envoya du même coup Louis à la renverse ! L’objet retomba ensuite mollement sur le lit après avoir émaillé un peu plus le plafonnage décati. L’homme se releva craintivement, et attendit une quelconque apparition qui, alors, aurait eu tout loisir de s’extirper du récipient séculaire désormais ouvert si elle l’avait souhaité.
Mais le silence régnait de nouveau, et aucun hypothétique génie ne semblait vouloir se manifester pour le rompre. Reprenant quelque peu ses esprits, Louis invoqua ses rares souvenirs de chimie, relatifs aux gaz et autres dépressurisations explosives, afin de confirmer sa bonne santé mentale. Ce faisant, il se redressa, saisit la jarre et en tourna le trou béant vers son plafonnier crasseux pour en éclairer le fond. Ce dernier était vide, comme s’il n’avait jamais rien contenu d’autre que cet air de trois mille ans d’âge qui s’étiolait maintenant dans la pièce.
Se perdant en conjectures, il allait la refermer quand il se figea soudain : l’invraisemblable venait de résonner à ses tympans ! De stupeur, il en avait lâché bouchon et amphore, celle-ci roulant jusqu’au pied du mur d’où elle ne devait jamais se relever.
Une voix, il avait entendu une voix !
Ses mots, forts et clairs, avaient été directement prononcés à son oreille dans un dialecte incompréhensible. Le cœur de Louis s’était mis à battre la chamade, et frisa la tachycardie lorsque, l’entendant à une seconde reprise, il en comprit cette fois les propos.
— Tu es à moi…
— Qui a parlé ? cria-t-il aussitôt, entamant un mouvement de recul qui le fit basculer sur son séant.
— Tu me connais, pour m’avoir maintes fois vu durant ton insignifiante vie…
Il n’eut pas le temps de poser d’autre question qu’un flot d’images submergeait sa conscience : sculptures, fresques, représentations, toutes grecques et axées sur le même personnage.
— Árês, souffla-t-il.
— Je suis Árês, fils de Zeús, et tu ne peux en douter…
Cette affirmation était juste, et l’homme le savait pour le ressentir au plus profond de ses tripes : un véritable dieu lui parlait, celui de la guerre qui plus est, ce dieu à qui Átropos avait si souvent eu à rendre des comptes dans l’antiquité.
Médusé, écrasé par une émotion dont nul autre humain de son temps ne pouvait témoigner, Louis tenta de calmer sa respiration qu’il avait haletante. Le regard perdu sur le mur écaillé de son studio, il ouvrit la bouche en quête d’un mot à dire. Mais son esprit tétanisé eut beau chercher, seule une banalité naquit de sa terreur. Une question à laquelle, pourtant, il connaissait déjà pertinemment la réponse.
— Où… où êtes-vous ?
— Tu es mon hôte, humain…
Louis descendit alors les yeux sur son bras, qu’il leva. Ou, plus exactement, qu’il vit se lever, car il ne lui en avait pas donné l’ordre. Sa frayeur se mua en épouvante.
— Ton corps m’appartient désormais…
L’homme voulut de nouveau ouvrir la bouche, peut-être pour questionner, plus probablement pour hurler, mais Árês le lui interdit.
— Ce que tu as à savoir, apprends-le maintenant…
Un nouveau raz-de-marée mental remplaça instantanément ses pensées. Il y vit le dieu de la guerre mettre fin à la vie d’Adonis, amant d’Aphrodítê. Il vit la colère des Alôádai, fils de Poseidỗn dieu des océans, qui, en châtiment, l’enfermèrent dans une amphore. Il vit Hermễs le messager se tromper de jarre, et faire croire au scholiaste qu’il avait réussi à libérer le condamné. Il vit les dieux d’Ólympos s’en réjouir sans s’inquiéter de ne pas revoir l’intéressé. Il vit passer le temps et la prison traverser les âges, déplacée de lieu en lieu comme elle changeait de main. Il vit les Hommes de ces millénaires, laissés à leurs instincts meurtriers, entamer des guerres que plus aucune divinité attitrée ne supervisait. Et il vit Árês, prisonnier de son amphore jamais ouverte, sans cesse oubliée puis retrouvée, un jour décorative, le suivant relique, et terminant enfin son périple en tant qu’œuvre exposée du passé. Une ère de captivité, dont les pas incessants de millions de touristes désintéressés avaient achevé de cristalliser l’amertume du supplicié.
Mais l’injuste séquestration avait touché à son terme, et l’heure était finalement à la vengeance par trop ruminée !
Ce fut à cette constatation que Louis prit réellement, viscéralement peur. Car, par le truchement de la puissance divine, il avait effleuré l’essence même d’Árês qu’il avait découverte foncièrement vindicative. Et les ressentiments qui la nourrissaient étaient colossaux. Des ressentiments dont l’objet n’était cependant pas ses pairs, mais bien l’Homme qui, à ses yeux, avait trop longtemps souillé Gaîa de sa présence égocentrique. Le dieu, assistant impuissant à la décadence au travers des murs de sa cellule, avait pris une décision effroyable, infrangible. Árês, dieu de la guerre, ne souhaitait rien de moins que…
— Oui, esclave de ma puissance, il est temps de nettoyer notre monde de votre engeance…
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