Les mains du destin

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  Le sang de mes paumes se mêle avec magnificence à l’incarnat des poutres rouillées. Si j’arrive à en retirer une forme de plaisir visuel, c’est avant tout pour ne plus ressentir de souffrance physique. J’imagine que le dieu aurait très bien pu me le soustraire dès le début de l’escalade, mais au final le résultat n’est pas différent : le second palier franchi, la partie à l’agonie de mon cerveau, celle en charge de la douleur, avait finalement eu la bonne idée de se déconnecter de l’ensemble. Ou bien avait-elle réellement succombé aux incroyables décharges nerveuses ? Toujours est-il que je ne l’entends plus. Mes larmes et mes cris se sont tus. Enfin soulagé, je suis redevenu le témoin insensible de mon propre corps en mouvement.

  Cet état a en plus cela de bon qu’il me permet d’observer mon environnement à l’envi. Et de m’en estimer privilégié, car cet enchevêtrement de tôles coupantes, plus aucun humain ne l’a côtoyé depuis la guerre. Depuis, en fait, l’avènement d’extrémistes locaux qui en avait, à coup d’explosifs, détruit élévateurs et escaliers avant de se retrancher à son sommet. Tout cela pour préserver leur demoiselle de ce qu’ils nommaient viol militaire. J’avais dix ans à l’époque, et dans ma naïveté infantile je me rappelle avoir loué leur grandeur d’âme. Maintenant, évidemment, je regrette qu’ils n’aient pas tous succombé à leurs satanées bombes avant d’en truffer ces marches inutilisables qui me narguent au travers de l’armature.

  J’y pense encore que, sans trop m’en être rendu compte, mon dieu bourreau et moi avons parcouru la distance nous séparant de l’ultime étage de la tour. Plus de deux cent soixante-dix mètres de vide plongent désormais vers le sol. Je jette un œil à celui-ci sans crainte malgré mon vertige maladif : pour en avoir, un temps, ressenti la puissance décuplée par la volonté divine, je sais mes mains deux étaux propres à faire pâlir nos militaires augmentés.

  Après une série de mouvements que je pensais inappropriés à mon corps, nous voilà dans la tête même de la tour silencieuse. Là, Arès me tourne face aux vitres ruinées par les ans et me laisse contemplatif. Lui-même le serait-il aussi ? Il est vrai qu’avant de se faire enfermer, il n’avait dû avoir à sa disposition, comme seul belvédère digne de ce nom, que la trentaine de mètre du colosse de Rhode. Or ici, c’est par les yeux d’une géante, plus grande encore que ses aïeux les Titans, qu’il observe la ville défunte. Une brise souffle à cet instant et traverse les mâchoires d’acier à nos pieds, la faisant soupirer d’une tristesse que je partage. Que tous les Parisiens partagent.

  Une considération dont l’Olympien n’a cure, et c’est dénué de toute empathie qu’il me détourne et me dirige vers l’escalier en colimaçon. Enfin de véritables marches, me dis-je, alors que mon corps les grimpe avec vivacité. Arrivé à leur sommet, je découvre ce qui, jadis, fut les appartements de Gustave Eiffel en personne, avant de devenir un musée au siècle dernier. Et de finir aujourd’hui en ossuaire pour fanatiques.

  Mais plus subjuguant encore est un second escalier en colimaçon qui mène au niveau supérieur. De son ouverture dans le plafond se diffuse cette fameuse lueur céleste qui nous a guidés depuis le pont.

  L’arme du dieu se trouve à l’étage !

  L’impulsion m’est donnée, et c’est presque en courant que je parcours les mètres restants avant de grimper les marches quatre à quatre. J’aboutis à un niveau qui, avant la Grande Réquisition, a dû contenir une batterie de machines électroniques. N’en subsiste maintenant qu’un tapis de poussière creusé en son centre par un pilier massif soutenant la flèche de l’édifice. Et c’est de lui que provient la lumière. Ou plutôt, de l’un des tubes qui le composent. Elle décroît à mesure que nous nous en approchons, comme si l’objet détectait la présence de son maître, et s’estompe pour de bon lorsque nous arrivons à moins d’un mètre d’elle.

  — Te voilà enfin…, émet ce dernier en me faisant avancer le bras.

  Ce que j’ai pris pour un vulgaire tube de métal glisse avec facilité et, lorsqu’il est entièrement dégagé de sa gangue, j’en découvre une extrémité effilée : une lance !

  — Pas une lance, me corrige le dieu qui m’entend penser, la lance d’Arès, de laquelle toutes ne sont que des copies ! Vois, elle est toujours tachée du sang de votre Jésus !...

  Sa pointe est présentée à ma vue, et j’y distingue une trace rouge qui, même s’il ne m’avait pas prévenu, m’aurait indéniablement évoqué à du sang caillé… non, pas caillé : il brille encore, comme s’il venait seulement de couler. Instantanément, je comprends que les propos d’Arès n’ont rien d’une métaphore, car ce sang n’est clairement pas celui d’un vulgaire mortel.

  — Oui, humain, tu peux te targuer d’avoir contemplé, dans tes derniers moments, la lance de Longin, ce centurion qui vérifia la mort de votre prophète…

  Une foule de questions assaillent automatiquement mon esprit. La principale — hormis celle de savoir comment tout ceci pouvait réellement m’arriver ! — étant de connaître les improbables pérégrinations de cette arme mythique au fil des siècles pour aboutir à cet endroit singulier. Interrogation à laquelle Árês, de nouveau, me fait l’honneur de répondre avant que je ne la pose.

  — Elle m’a été volée, comme tous mes biens après ma capture, et il n’est nul hasard en sa découverte par Sanctus Longinus. Car les moîrai ne peuvent tolérer aucun destin moindre à nos possessions divines. Si le romain l’a trouvée, c’est justement parce qu’elle seule avait la noblesse de prouver la mortalité du prétendu fils de votre dieu. Son travail accompli, elle a plusieurs fois été perdue puis retrouvée, suivant à sa manière ma propre destinée. Et c’est ici qu’elle a terminé sa route, en clef de voûte de votre œuvre grandiloquente…

  Cette nouvelle me stupéfie pour les termes employés.

  — En clef de voûte dites-vous ?

  Une question assurément exaspérante pour mon pompeux hôte.

  — Qu’as-tu besoin de la poser, stupide humain ? Ne sens-tu pas ?...

  À cette réponse, le dieu me force à me focaliser sur mes ressentis externes. Mauvaise idée : la douleur se rappelle à moi avec une force foudroyante ! C’est insupportable, je vais m’évanouir, il faut que je m’évanouisse ! Mais Árês m’en empêche, se jouant même un instant de mon supplice avant d’enfin l’atténuer de sa volonté.

  À mon tour alors, j’éprouve l’infime : la tour souffre ! De subtiles vibrations émanent de son être, que mes pieds aux chausses décomposées parviennent maintenant à capter. Elles témoignent de l’état désormais inconstant de ses quatre jambes incorrectement fléchies, auxquels l’énergie divine assurait visiblement jusque-là l’incroyable stabilité.

  — Votre ingénieur Eiffel faisait partie de ceux à encore voir le divin en toute chose, et le fourbe n’a pas eu de scrupule à faire soutenir son scandaleux édifice par l’extension même de mon bras !...

  Malgré la situation aberrante dans laquelle je me trouve, je ne peux retenir un sourire à cette déclaration. J’ai toujours soupçonné les grands de ce monde d’être différents de nous, petites gens du peuple, que par la seule inégalité outrancière de leurs comptes bancaires. Cela dit, cette réflexion fait naître en moi masse d’autres questionnements, comme par ex…

  — Que stoppent tes futiles élucubrations ! aboie Árês dans mon crâne. Il est temps pour toi d’accomplir le destin que je t’ai assigné !...

  Je vois aussitôt ma seconde main saisir la lance, puis en inverser la prise et faire pointer l’arme… vers mon cœur !

  — Que faites-vous ! ne puis-je me retenir de crier.

Surprenamment, les muscles de mes bras interrompent leur acte vil.

  — Soit, je vais assouvir ton ultime souhait, emboîte Árês sur un ton faussement magnanime. Cette limite que vous, humain, ne deviez pas franchir, était celle de trouver le moyen de vous servir de nos propres armes contre nous, vos dieux. Que vous ayez réussi à terrasser l’un d’entre nous, et votre heure sonnait ! Mais vous nous avez reniés, vous nous avez oubliés ! Jusqu’à nous reléguer dans de vulgaires contes mythologiques ! Aussi, pour le bien de tous, il m’appartient de vous remettre sur la voie de votre folie originelle…

  Je sens instantanément mes biceps se retendre avec vigueur. En réaction je leur oppose le peu de volonté dont je dispose. Ma résistance biologique est risible, j’en ai conscience, mais l’instinct de survie est le plus fort. Árês ne manque pas de s’en amuser.

  — Qu’espères-tu donc, imbécile créature ! Même Ajax l’achéen n’a osé me défier ! Souhaites-tu seulement gagner du temps dans ta défaite ?

  — Ô dieu libéré ! m’entends-je répondre dans un phrasé d’à-propos qui me vient naturellement. Que vous servirait de m’envoyer moi, pauvre insignifiant parmi les insignifiants, traverser le Styx ?

  — N’essaye pas de m’amadouer avec ta voix trémulante, quémandant insecte. Ce n’est pas moi qui vais t’exécuter, détrompe-toi ! Ce sont tes mains qui vont m’extraire moi, dieu parmi vos semblables, à votre réalité en supprimant ta propre vie !

  J’en reste pantois. Enfin je comprends ! Árês souhaite en appeler à l’Apocalypse au travers d’une mort, ma mort ! Il compte faire croire à ses pairs qu’un humain aura tué sa manifestation terrestre en se servant d’une arme céleste. Voilà pourquoi, depuis le début, il me contrôle ! Sans cela, jamais je n’aurais accepté de…

  Une nouvelle douleur fait vaciller mes réflexions. Je baisse les yeux et vois l’arme lentement me pénétrer la peau au niveau des côtes. Immédiatement je me rebiffe. Árês s’en gausse.

  — A-t-on jamais vu une chèvre résister à l’égorgement ?

  Mais quelque chose a changé dont il n’est pas conscient, je l’ai senti en même temps que la souffrance provoquée par la lance. Et cette impression s’intensifie en parallèle du cheminement de celle-ci dans mes chairs : je ne suis plus seul face au dieu ! L’amusement de ce dernier s’efface d’ailleurs progressivement comme il constate, surpris, l’accroissement progressif de ma détermination. Je ne la vois pas, mais je la sais présente à mes côtés : la dame est là, qui m’accorde son secours dans mon effort. Égide des miens depuis plus de deux siècles, nous l’avons bâtie avec l’amour qu’à l’époque nous éprouvions encore pour nos semblables.

  Or cet amour, qui en son chef n’a cessé de croître malgré sa déchéance provoquée par notre folie, la protectrice de Paris l’applique présentement à chaque parcelle de mon être. Son désir de voir survivre ses créateurs à travers moi se mue en une volonté farouche. Par son indéfectible passion silencieuse à notre égard, je sens ma propre volonté se raffermir dans des proportions phénoménales ! La focalisant sur mes bras, j’arrive à leur faire interrompre la progression de l’arme… et même à la faire reculer.

  Árês, stupéfié, s’en émeut.

  — Cela ne se peut ! Qui es-tu donc pour réussir à me résister, Louis du vingt-et-unième siècle ?

  En sueur mais triomphant, j’extirpe la lance entièrement. Sur sa pointe, mon sang se mêle à celui de Jésus. Non, c’est plutôt son sang qui s’est mêlé au mien, j’en perçois la grâce dans mes veines ! Nous sommes maintenant à trois à résister à la divinité ! L’euphorie me gagne comme je sens Árês soudain en proie au doute !

  — Dieu antique ! prononcé-je haut et fort. Les humains que tu as connus avaient peut-être la force, mais eux n’av…

*

* *

  Un tumulte sourd a interrompu la réplique mémorable de Louis. Quelque par dans les nues, Lachésis s’est mise à filer différemment et les trois sœurs se penchent pour observer le résultat.

  Sur terre, la tour succombe à son propre poids. D’abord par son arc sud, qui cède dans un bruit terrible. Suivent aussitôt les arcs de l’est et de l’ouest. Celui du nord résiste quelques instants de plus, mais uniquement pour permettre à la dame de s’allonger dignement plutôt que de s’affaler sur place. Quant à Árês et Louis, ils n’ont d’autre choix que d’obéir à la gravité.

*

* *

  Sur l’Olympe, des dieux assoupis sont réveillés sans ménagement.

  — Levez-vous, paresseux Olympiens ! Que vous prend-il de sommeiller trois millénaires durant ?

  Zeús est le premier à émerger, et la colère de son agaçant réveil est d’emblée supplantée par celle de revoir son fils prodigue.

  — Árês, fils aimé et ami troyens ! Nous avons failli t’attendre !

  — Trêve de flatterie, père ! Que nos armures soient astiquées et nos épées fourbies ! Nous partons en guerre !

  — Quels étranges propos sont-ce là ! Explique-toi ! Les Titans ont-ils ouvert le Tartare ?

  — Non point, cher père et maître des foudres. Regarde, et tu comprendras…

  Le dieu des dieux se penche par-dessus les nuages, et avec lui des dizaines de regards scrutateurs se perdent sur le monde. Là, en bas, parmi les milliards de vies terrestres survivantes, l’une en particulier attire leurs attentions. Celle d’un inconnu, couché sans gloire en plein Paris aux côtés d’une gigantesque structure de métal abattue. En la poitrine de l’homme est fichée lónkhê, la lance primordiale. Cependant, ni l’individu mortellement touché ni l’arme mythique ne sont des détails d’importances. Ce qui l’est, c’est l’aura divine qui englobe les deux et qui, petit à petit, s’étiole.

  L’aura d’Árês, personne n’en doute.

  La signification ne peut en être plus claire, et ne pourrait souffrir d’aucune explication, d’aucun contexte : dans le monde des hommes, la divinité de la guerre vient de succomber à des mains mortelles par sa propre arme !

*

* *

  Je… ne suis pas mort ! Est-ce un miracle ? Non, je vois la hampe de lance me traverser. Je… je suis fiché au sol. Ainsi donc, je vais périr empalé. Peut-être est-ce mieux, en définitive. Au moins je ne sens plus Árês. Je ne sens plus rien, en fait. Est-ce la tour Eiffel que je distingue couchée à mes côtés ? Nous allons donc partir ensemble. Aucun requiem néanmoins. Pour moi, je comprends, mais pour elle… Quelle triste fin ! La seule musique à nous accompagner vers l’au-delà sera celle jouée actuellement par les cieux.

  Que c’est beau, des éclairs...

FIN

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