Sous l'Océan
Au cœur de l'océan l’eau est claire comme le cristal, mais si profonde qu’il serait inutile d’y jeter l’ancre. C’est là que demeure le peuple de la mer. Mais n’allez pas croire que ce fond se compose seulement de sable blanc. Non, il y croit des plantes et arbres si souples que le moindre mouvement de l’eau les fait danser. Tous les poissons aux couleurs éclatantes vont et viennent au milieu de cette végétation chatoyante comme les oiseaux dans l’air. Et le lieu d’importance, c’est le château du Roi de la Mer. Il est impossible à rater avec ses murs de corail, ses fenêtres d’ambre jaune et son toit de coquillage.
Mais il n'est pas de lumière sans ombre.
Si vous plongez plus profondément encore, vous atteindrez la faille. C'est un endroit que peu osent visiter, dissimulé dans les méandres de l’océan. Ici, le fond rocailleux est jonché de coquillages brisés et d'épaves. Les plantes s’enroulent comme des ronces autour des coraux noirs. Même les couleurs sont ternes, fanées en ces lieux et les seuls sources de lumières sont ces algues phosphorescentes qui projettent cette lueur blafarde et fantomatique, plus angoissante que rassurante.
Et c’est là qu’on trouve la caverne de la sorcière, mais ne vous fiez pas aux histoires que l'on raconte sur elle. On la dépeint souvent comme une créature maléfique, mais la réalité est bien plus complexe. Sa demeure est un refuge pour les âmes égarées et les parias de l’océan.
Parmi ces malheureux, se trouvent des méduses aux tentacules venimeux, anguilles aux dents acérées et autres poissons difformes. Tous se rassemblent autour de la sorcière en quête de sa protection. Ces laids compagnons aquatiques sont rejetés pour leurs ignobles apparences et exclus par les habitants du royaume des sirènes.
Mais n'allez pas croire que tout est sombre et triste dans ce coin reculé. Il y règne une solidarité et une chaleur que l'on ne trouve pas toujours dans les palais de corail. Après tout, la véritable beauté de l'océan ne réside-t-elle pas dans sa profondeur et sa diversité ? Mais je m'égare, revenons donc à notre sorcière.
Créature née des profondeurs, sa peau pale lui donne l’aspect éthéré d’un spectre et ses cheveux, filaments d’algues noirs, flottent autour d’elle. Mais ce sont ses yeux qui sont remarquables. Deux puits sans fond de tristesse. Aussi terrifiante que magnifique, elle impose respect et crainte à ceux qui croisent sa route. Son chant, lorsqu'elle le souhaite, transforme les vagues en tourbillons dévastateurs et ensorcelle les marins les plus téméraires. On dit qu'elle façonne les destins, que sa puissance est inimaginable.
Tout le monde sait que c'est pour ça qu'elle a été chassée, exilée du royaume, mais ça, aucune sirène ne l'admettra jamais.
Depuis les siècles ayant suivi son bannissement, la sorcière a vu les saisons changer, mais elle est figée. Les désirs s’effondrent, les destins se brisent, et même son pouvoir ne peux plus combler le vide qui l’habite. Les autres sirènes vieillissent, aiment, vivent, mais pas elle. Son pouvoir maudit la condamne à une existence éternelle. Mais une sirène n’a point de larmes, et son cœur en souffre davantage.
Dans sa solitude, la sorcière se concentre sur ses compagnons d'infortune. Les seuls à pouvoir comprendre sa douleur et ses tourments. Ensemble, ils se soutiennent, partagent leur tristesse et trouvent un semblant de réconfort dans leurs présences mutuelles. Une famille, liée par l’exclusion et la désillusion. Elle gargouille justement le ventre de ses deux énormes serpents de mer — qui roulent sur le dos pour exposer leurs ventres jaunes — quand une silhouette gracile apparaît à l'entrée de la caverne. C’est la plus jeune princesse du royaume. Même la sorcière a entendu les rumeurs sur cette petite sirène rêveuse et innocente qui brule d’amour pour un prince de la surface. Elle n’en est pas moins surprise.
Il est rare que quelqu'un ose s'aventurer jusqu'ici, encore moins une princesse. Mais ne jugez pas trop vite sa présence en ces lieux sombres ; le désespoir pousse parfois les âmes les plus pures à franchir des frontières interdites.
Et cette princesse, elle est la plus belle de toutes. Elle est pleine d’espoir, d’une innocence qui n’a pas encore été ternie par les cruautés de la vie. Elle rêve, elle aspire, elle croit que l’amour peut tout conquérir.
Lorsque leurs regard se croisent, le temps s’arrête. La sorcière le sait déjà. Les désirs ardents de la princesse ne sont que le prélude à une tragédie que la sorcière a vue se répéter tant de fois.
— Chère sorcière, j'ai entendu dire que vous possédez le pouvoir de réaliser les rêves. Je vous en prie, aidez-moi à devenir une humaine, pour que je puisse rejoindre mon prince et vivre à ses côtés.
Ah, l'amour ! Cette force aussi puissante que les marées, capable de soulever les montagnes et de briser les cœurs. Surtout de briser les coeurs.
— Je suis capable de réaliser ton désir, petite sirène. Mais sache que cela ne viendra pas sans un prix. Pour devenir humaine, tu devras sacrifier ce que tu as de plus précieux. Ta voix est la plus belle parmi celles du fond de la mer, tu penses avec elle enchanter le prince, mais c’est précisément ta voix que j’exige en payement. C’est la valeur du sacrifice qui rendra l’élixir efficace.
— Mais si tu prends ma voix, demanda la petite sirène, que me restera-t-il ?
— Toi, répondit la sorcière. Et je te préviens que cela te fera souffrir comme si l’on te coupait avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta beauté, tu conserveras ta marche légère et gracieuse, mais chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des éclats de coquillage.
La jeune sirène avait écarquillé les yeux avec terreur. La sorcière était persuadée que, comme pour tant d'autres avant elle, ce prix serait trop élevé et que l'intrépide gamine ferait demi-tour, le cœur brisé.
— Je suis prête à tout endurer, murmura-t-elle pourtant avec conviction. Je ferai tout ce qu'il faut pour être avec mon prince.
Quoique surprise par la réponse, la sorcière n'en montre rien et fait un vague geste de la main.
— Je vais te préparer un élixir que tu emporteras à terre avant le point du jour. Assieds-toi sur la côte, et bois-le. Aussitôt tu deviendra l'humaine que tu souhaites tant devenir. Mais souviens-toi, qu’une fois changée en être humain, jamais tu ne pourras redevenir sirène ! Jamais tu ne reverras le château de ton père ; et si le prince ne s’attache pas à toi de tout son cœur et de toute son âme, il en sera fini de toi. Le jour où il épousera une autre femme, ton cœur se brisera, et tu ne seras plus qu’un peu d’écume sur la cime des vagues. Si tu es prête à toutes ces souffrances, je consens à t’aider.
— J’y consens, répond la princesse, pâle comme la mort.
— Alors soit...
La sorcière exauce le voeu si cher de la petite sirène. ans un mot de plus, la jeune princesse s'éloigne, emportant avec elle non seulement la potion, mais aussi une part du cœur déjà lourd de la sorcière. Un autre destin brisé contre les roches tranchantes de l'espoir. Une pierre de plus dans un cœur déjà noir.
Les jours passent, mais le visage lumineux de la petite sirène hante les pensées de la sorcière. Le souvenir de leur rencontre anime son quotidien morne, triste et désabusé. Elle ne supporte plus son domaine sombre et ses compagnons d’infortune.
Elle qui a apprit à se complaire dans les ténèbres, à puiser sa force dans l'oubli et l’indifférence a vu quelque chose se raviver en elle. Des émotions pourtant enfouies sous des couches de cynisme et de désillusion. Mais la petite sirène a tout balayé et ne lui a laissé qu’un vide rempli d’espoir incertain. Et de plus en plus souvent, lorsque le crépuscule teinte l’océan de rouge, la sorcière se surprends à contempler la surface. Elle y imagine les merveilles et les horreurs du monde des humains, et se demande si la petite sirène a trouvé ce qu'elle cherchait. Et elle ne peut pas s’empêcher de ressentir amertume et tristesse.
Parce qu’elle a observé tant d'amours brisées, tant de rêves perdus, comment réussir à vraiment y croire ? Elle le veut tellement pourtant, qu'enfin, dans ce monde cruel, au moins une fois, le malheur et la désillusion n'éteigne pas une âme pleine de lumière. Et dans cette espérance, la sorcière se demande si elle aussi, un jour, pourrait retrouver un fragment de bonheur perdu.
En attendant le dénouement de cette histoire, elle vaque à ses occupations de sorcière. Elle parcourt les abysses pour récolter des algues pour ses potions, soigne les créatures rejetées par le royaume, récupère les trésors abandonnés par les humains sur les fonds marins. Parfois, un téméraire habitant de la lumière vient s’enquérir de son aide. Et toujours, la sorcière leur accorde selon ce précepte que toute magie vient avec un prix. Elle ne leur offre que des remèdes temporaires, des solutions qui ne font que retarder les inévitables réalités de la vie, car le destin est bien cruel avec ceux qui tentent de le défier. Sa résignation se teinte chaque jour un peu plus d'amertume.
Et puis un jour, cinq silhouettes élégantes apparaissent à l'entrée de sa caverne. Les cinq princesses, aînées de la petite sirène. Elles sont venues, en dernier recours, implorer l'aide de celle qu'elles avaient toujours craint et évité. Leur sœur est en danger, et elles sont prêtes à tout pour la sauver.
— Ô sorcière, supplient-elles, nous vous en conjurons, aidez-nous à sauver notre chère sœur de la douleur et de la tragédie qui l'attendent. Le prince de son coeur en aime une autre, et notre sœur sacrifiera sa propre existence pour le voir heureux. Nous vous offrons nos cheveux, en échange d'un moyen de la sauver.
La sorcière les observe en silence. Elle connaît déjà le dénouement tragique qui se profile, mais elle ne peut refuser leur requête. C'est sa malédiction. Mais elle ne peut pas aller à l’encontre des souhaits, si le sacrifice est accepté. Les cheveux d’or, la beauté et la jeunesse pour sauver une vie. Un geste désespéré.
C'est ainsi que le destin s'écrit, avec du sang et des larmes, et elle n'est que l'instrument de cette fatalité. La cruauté s’inscrit sur ses traits sous la forme d’un sourire triste lorsqu’elle saisit la poignée de son poignard toujours attaché autour de sa taille.
— Si vous êtes prêtes à aller aussi loin, mes belles sirènes, alors je peux vous accorder ce que vous désirez. Ce poignard peut mettre fin à la vie du prince et sauver votre sœur de son destin funeste.
Les princesses échangent un regard déterminé.
— Nous sommes prêtes à tout endurer pour sauver notre sœur bien-aimée, répondent-elles d'une seule voix.
— Vous comprenez que cela n'accroît que sa souffrance ? La contraindre à détruire ce qu'elle aime le plus ne la sauve pas, mais la condamne à un tourment éternel.
— Nous n'avons pas le choix, répond l'aînée en se saisissant de l’arme. Nous préférons la savoir vivante et malheureuse que disparue à jamais.
Et sur ces mots, elle coupe ses cheveux. Encore un sacrifice, un pansement sur une plaie béante qui éteint la lueur d'espoir que la sorcière a cru entrevoir. Une à une, les sœurs coupent leurs longues mèches blondes. Quoi qu'il arrive, rien d'heureux ne découlera de cette situation.
Et comme toujours, elle a raison. Le lendemain, au lever du jour, la rumeur de la disparition de la petite sirène parvient à ses oreilles. Pour la première fois en plusieurs siècles, elle décide de remonter à la surface, bravant les eaux claires qui lui sont si étrangères désormais. Là, sur la crête des vagues, elle perçoit les derniers fragments d'écume qui scintillante qui fut autrefois la petite sirène.
La sorcière avait oublié la douleur, elle s’en souvient désormais. Ce coup de poignard dans la poitrine. Le regret d’être la cause de tous ces malheurs. Et en même temps, elle admire cette gamine courageuse qui a choisi le sacrifice plutôt que de faire souffrir son prince et sa bien-aimée.
Dans un geste d'ultime bonté, la sorcière lève les bras vers le ciel.
— Je ne peux pas te ramener, souffle-t-elle, mais je peux t’offrir une seconde chance. Tu seras désormais un esprit de l’air. Si pendant trois cents ans tu accomplis de bonnes actions, tu pourras choisir ta destinée.
Une brume argentée s’élève de l’océan.
A peine visible, mais la sorcière sent le souffle léger effleurer sa peau. La petite sirène, désormais un être éthéré et lumineux, incline la tête avec gratitude envers la sorcière. La sorcière sent le souffle d'un baiser fantomatique effleurer ses lèvres. Un adieu, un remerciement, peut-être une promesse.
Pour la première fois depuis trop longtemps pour qu'elle s'en souvienne, une larme glisse sur sa joue pâle. Oui, même elle, peut encore pleurer. Lorsqu'elle plonge pour retourner vers son domaine, elle sourit. Pour la première fois, à travers les peines et les douleurs causées par la magie, quelque chose de bon sortira de la défiance du destin. Elle a l'intuition que dans trois cents ans, elle reverra la petite sirène.
Et qui sait, peut-être que cette histoire n'est pas seulement celle de la petite sirène, mais aussi celle d'une sorcière qui apprend à aimer de nouveau.
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