ASPHO D'HELL & Fanny présentent : Elmer - 28
[Partie II]
Bon, ben, c’est pas tout ça, pense Adèle, mais après la séance photos, va falloir que je m’y mette.
Elle sort son Polaroïd.
C’est quand même fou de pouvoir immortaliser tout et n’importe quoi de façon instantanée, se dit-elle en appuyant sur le déclencheur.
Clic. Clic. Deux clichés - sombres et dépourvus de motif - sortent de l’appareil. Pas un de plus, pas un de moins. La jeune femme patiente quelques instants - le temps que tout apparaisse -, puis colle la première épreuve dans un album commençant par « Jean-Paul - 2 ». La deuxième est destinée à la presse.
Si elle permet d’en dissuader un, c’est toujours mieux que rien, reconnaît-elle à chaque nouvelle entrée dans la macabre collection familiale.
Avant de fermer le classeur, elle prend soin d'écrire à l’encre noire « Elmer - 28 ».
— Vingt-huit. Déjà ! s’étonne-t-elle, même si elle sait que les dix premiers ne sont pas d’elle.
Les minutes défilent. Ce n’est pas le moment de voyager, mais son esprit a envie de vagabonder. Il fait chaud. La radio est allumée. Debout, près de la table, maman chantonne. Maman a une jolie voix. Elle aime bien quand maman chante. Maman est heureuse. Assise sur sa petite chaise violette, sa poupée sur les genoux, elle l’écoute fredonner. Ne pas bouger. Ne pas pleurer. Maman répète qu’à quatre ans, on est une grande fille. Elle ne doit pas la décevoir. Ne rien dire. Ne rien demander. Maman est très occupée. Maman est agile. Maman sautille. Elle coupe, tranche, scie papa sur la table de la cuisine. Il a été très méchant. De temps en temps, maman lève la tête vers elle. Elle lui sourit. Ça lui fait comme des petits bisous tout doux partout. Elle a de la chance d’avoir une aussi gentille maman. Les mois se suivent. Maman continue de découper les méchants papas qui font du mal aux mamans et aux enfants. Elle aussi veut découper les méchants. Elle demande à maman. Maman rit, mais refuse. Elle est triste. Elle insiste. Maman dit qu’elle est encore trop petite pour ça, mais qu’elle peut l’aider à nettoyer le sang. Ça sent pas bon ; c’est chaud et visqueux. Elle aime bien aider maman. Maman raconte à mamie qu’elle a désormais une assistante. Elle est fière. Mamie la félicite.
Pour ses dix-huit ans, elle reçoit le plus beau des cadeaux : des triplés. Elle n’en revient pas. Mathieu, Maxime et Maxence. Sa mère l’aide à attacher et bâillonner les deux Max. Pour la première fois, c’est elle qui s’assoit. Devant elle, de féeriques volutes de fumées s’échappent de sa tasse de thé. Les trois M sont scotchés. Ils ne s’attendaient pas à un tel goûter. Soudain, un bip retentit et sort Adèle de sa rêverie.
— Allez, Adèle ! prononce-t-elle à haute voix pour se motiver. De la méthode et de la rigueur comme te l’ont enseigné tes professeurs !
Elle ouvre grand les fenêtres. L’air frais en ce début d’automne entre dans ses poumons et dans la chambre tel un doux zéphir soufflant ses premiers soupirs.
De la musique. Il lui faut de la musique pour se donner du rythme. Adèle cherche le morceau que sa mère lui a fait découvrir, quelques jours plus tôt. Il n’est pas récent, mais drôle et entraînant. Les premières notes résonnent dans le charmant cottage. Elle ramasse le Zippo d'Elmer tombé au pied du lit.
— Ah, la, la ! peste-t-elle, ce serait dommage de se tordre une cheville à cause d'un briquet !
Tout en réajustant sa combinaison imperméable, la jeune femme reprend joyeusement le refrain : « Daniela lalalalala. Oh, Daniela. »
Fébrile, elle saisit la scie que sa grand-mère lui a offert ; et c’est parti pour le tronçonnage final. Les deux grands sacs sont d’ailleurs prêts à recevoir Elmer en kit. Grâce à un affûtage parfait, la découpe est un jeu d’enfant. Adèle ressent toujours un petit pincement au moment du dernier va-et-vient de son précieux présent.
Prestement, elle remplit les solides sacs, va chercher l’assiette blanche posée sur la table de nuit, la vide dans l’un d’eux, avant de remonter leurs fermetures éclair. Zip. Zip. L’un après l’autre, elle traîne les lourds bagages jusqu’à la baie vitrée béante, puis, de toutes ses forces, les pousse en direction du SUV garé en contrebas. Vraiment, sa mère lui a dégoté l’endroit idéal : complètement isolé et au bord d’un magnifique lac. Dans la journée, elle s’y est baignée avec Elmer. L’eau était fraîche, mais très agréable. En tout point, un excellent séjour : reposant et vivifiant. Mentalement, elle note de remercier sa mère pour cet extraordinaire havre de paix. Elle y reviendra d’ici cinq ou six ans, pour ne pas éveiller les soupçons. Depuis un moment déjà, les journaux parlent du violeur de fillettes ; gendarmes et policiers sont d’ailleurs à sa recherche.
Avant de s’attaquer au grand nettoyage, elle s’assure que le second sac rejoint bien le premier. Il dévale plus lentement le talus que le précédent. Peut-être à cause de la tête ? Pourtant sans son nez, elle ne devrait pas poser de problème ; d’autant plus que chaque membre et organe ont été comme toujours savamment répartis pour faciliter sa course très matinale.
Petite, Adèle adorait nettoyer. Aujourd’hui, c’est devenu une corvée. Mille fois, elle a émis le désir de contacter une entreprise de propreté, mais sa mère y est farouchement opposée.
— Tu découpes. Tu nettoies. L’un ne va pas sans l’autre. Jamais.
Les paroles de sa mère ne la quittent pas. De toute façon, si elle veut retourner un jour au cottage, il faut que tout reluise. Le commentaire des propriétaires sur l’application de locations des biens de vacances doit être excellent, à l’instar de ceux qu’elle a obtenus jusqu’à présent.
La playlist « Ménage en musique » en bruit de fond, elle peut enfin commencer. Comme pour la découpe des agresseurs sexuels, Adèle procède par étapes. En premier, son matériel. Toujours. C'est la règle de base. Il doit être opérationnel à tout moment. Ses missions commandos sont préparées des mois à l’avance, toutefois il arrive que d’autres, totalement fortuites, viennent s’y greffer. Après l’équipement, c’est au tour du sang. Des litres d’hémoglobine ne s'envolent jamais en un claquement de doigts. À grands renforts de serpillères, d’eau et de nettoyants surpuissants, elle les fait disparaître. Enfin, et c’est la phase qu’elle préfère, arrive le moment de l’évacuation de tout ce qui ne peut pas être lavé ni décapé en un tour de main.
Quand elle scie, tranche et coupe, les cris ne la gênent pas, en revanche, les bruits parasites du plastique, énormément. Sans bâche, certains éléments de la chambre ont besoin de remplaçants.
Avec dextérité, elle glisse le matelas avec les draps ainsi que le couvre-lit dans une housse. Cette fois, elle a fait attention à enlever coussins et tapis avant de sortir ses outils de bricolage. Puis elle s’empare de l'ensemble, le tire et le dépose à l'intérieur du véhicule loué par Elmer. Adèle possède une force de persuasion exceptionnelle. Comme avec les autres, elle lui a demandé de réserver le logement et de retirer le maximum de cash - histoire de se faire rembourser les dépenses anticipées et d’avoir de l'avance pour les suivantes. Même les plus fauchés et les plus radins se débrouillent pour lui apporter ce qu’elle exige. Certains pères vont jusqu’à casser livrets de famille et PEL dans l’unique but d’assouvir noirs fantasmes et pires travers. Ça la dégoûte toujours. Avec Elmer, elle n’a pas menti. Elle lui a promis de lui présenter deux sublimes jumelles de six ans. Elle a juste oublié de préciser leur identité. Il aurait été peut-être moins enthousiaste pour un double tête-à-tête avec une hache et une scie.
L’un après l’autre, elle va chercher les bagages contenant le détraqué en pièces détachées et les met avec le reste dans la voiture facilement modulable. Le dernier sac d’Elmer dans les bras, elle aperçoit soudain les phares éblouissants d’une camionnette. Surprise, elle se retient de crier. Le jour est sur le point de se lever. Dans sa combinaison rougie par le sang, Adèle sue à grosses gouttes. Que faire ? Prendre la fuite ? Trop tard. À cette distance, le conducteur la voit distinctement. Adèle panique. La camionnette, d’abord hésitante, prend de la vitesse. Elle est à son niveau. La vitre se baisse.
— Ce n’est pas très bien indiqué après le dernier village. Mon GPS a planté plusieurs fois, expose une voix familière.
— Maman, c’est quoi cette fourgonnette ? demande Adèle avec un rire de soulagement.
— Le van est en réparation, ma puce. Ne me demande pas ce qu’il a. Un truc de bielles ou de calandre, je crois. Je dois le récupérer demain. En attendant, le garagiste m’a prêté cet engin. Il m’avait proposé une Mini. Je ne pouvais pas accepter, répond sa mère d'un air complice.
Avant de l’embrasser, Adèle enlève sa combinaison ainsi que ses gants. Les deux femmes savourent les premiers rayons du soleil. Une belle journée s’annonce. Un héron survole le paisible lac. Tout est calme.
— Aucun problème, ma chérie ?
— Non, maman ; tu arrives pile au bon moment. Tiens, enfile ces gants, lui propose-t-elle, tout en faisant de même avec une nouvelle paire. En route pour l’inspection !
Mère et fille pénètrent dans la maison et font le tour des pièces en traquant la moindre tache suspecte. Dans la chambre du carnage, le sol et la table de nuit sont immaculés. L’assiette blanche - lavée et essuyée - a disparu et trône à nouveau sur le haut de la pile dans son placard d’origine. Prestement, elles vont chercher les doublures flambant neuves dans la camionnette, puis retirent les emballages qui les entourent. La musique donne l'impression d'un joyeux emménagement.
— Heureusement que tu es là, maman ! Comment ferai-je quand tu ne pourras plus m'épauler ?
— Ne t’inquiète pas pour ça, ma chérie. « À chaque problème, sa solution. » Tu te souviens ? C’était la devise de ta grand-mère.
Rapidement, elles installent le nouveau matelas, font le lit et remettent chaque objet à sa place. Régulièrement, Adèle consulte les clichés de la chambre sur son portable et rectifie si besoin. Tout doit être à l’identique. Elle procède de la même façon dans les autres pièces. Après avoir regroupé ses affaires près de la porte d’entrée, elle referme chaque fenêtre, éteint la musique et les lumières, puis porte ses valises jusqu’au fourgon de prêt. À l’extérieur, sa mère profite du paysage. Une vraie carte postale !
— J’en ai encore pour cinq minutes, lui annonce-t-elle.
— Tout va bien, ma puce. Inutile de courir. On est dans les temps.
Adèle retourne au cottage pour effacer les traces laissées dans l’entrée. Tout est plus propre qu’à son arrivée. Avec la clef, elle dépose dans la boîte aux lettres un petit mot sur lequel elle a griffonné quelques heures plus tôt : « Cadre idyllique. Tout s’est merveilleusement bien passé. ». Ensuite, elle déverse l’eau du seau dans un fourré, enlève ses gants et les dépose avec le matériel de nettoyage dans le SUV.
— Suis-moi ! crie-t-elle à sa mère en se mettant au volant.
Les deux véhicules démarrent et s’arrêtent quelques kilomètres plus loin. Le site est désert. Seuls quelques arbres parés de feuilles d’un beau jaune-orangé occupent les lieux. Adèle descend du SUV, prend un jerrican vert dans la camionnette conduite par sa mère, puis déverse l’intégralité de son contenu sur et dans la voiture de location. Aucun endroit n’est épargné. Exténuée, elle sort le zippo d'Elmer, l'allume et le jette sur un des sacs contenant des morceaux d'Elmer. Aussitôt le feu prend dans l’habitacle. Sans attendre l’embrasement total de l'automobile, Adèle monte dans le petit fourgon.
— Dors, ma chérie, tu as bien travaillé, lui murmure sa mère doucement, avant de s’éloigner du véhicule prêt à exploser.
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