Chapitre III
Je succombai à un sommeil profond qui fut le lit d’une série de rêves peuplés de personnages tout droit échappés de ma nouvelle en cours d’écriture. Parmi eux, Léo Shaheen. Assis à même le sol, il écrivait. Les personnages ne me quittaient pas des yeux. Ils étaient tous là. Sauf L. Shadow.
Je me réveillai.
Les doléances de Samarcande et de Zanzibar me parvinrent de la cuisine, m’arrachant ainsi des torpeurs des derniers soubresauts du songe étrange.
Les premières lueurs du jour scandaient les vagues nonchalantes. Contempler les crêtes argentées était une pratique à laquelle je m’abandonnais dès que la confusion troublait mon esprit. Comment comprendre ce rêve étrange ? L. Shaheen aurait-il éclipsé L. Shadow ?
En traversant le jardin pour me rendre à un rendez-vous, l’idée de déambuler dans les ruelles étroites du bourg Stella apaisa instantanément mes doutes. Entamer le chapitre 15 m’enchanta. Le retard pris ces derniers jours n’était pas dans mes habitudes. Il était temps de tout réécrire, réinventer et imaginer une autre destinée à mes personnages. L. Shadow m’ennuyait. Pauvre mythomane. Se prendre pour ce qu’on n’est pas est vulgaire. Décidément quelconque. Je lui avais confié le rôle principal. C'étaitune erreur de débutante. J’avais longuement hésité entre lui et un certain… de quel nom déjà l'avais-je affublé ? Fichue mémoire ! Bref, L. Shadow s’était imposé à moi. L’empathie entre nous, du moins au début, était bel et bien là. De l’empathie. Était-ce suffisant pour m’embarquer dans l’écriture d’une nouvelle parsemée de secrets et d'évenements inattendus ? Non. Assurément non.
Le village Stella était plongé dans le silence complice d’un mois d’août. Les volets légèrement entrebâillés, les maisons somnolaient en écoutant les chuchotements échappés des jardins ombragés. Je longeai les cabanes toutes peintes en jaune pour rejoindre la terrasse d’un bistrot à la sortie du bourg. J’y avais mes habitudes ; la tranquillité et la vue sur l’océan étaient propices à la réflexion. Et parfois à l’écriture.
De retour de mon escapade, je rodai secrètement autour du Darjeeling à l’affût de la silhouette de L. Shaheen. L’impression du déjà-vu ou du déjà connu ne me quitta plus. Il y avait là un quelque chose d’un passé qui ressurgissait par bribes disparates, même si, intuitivement, j’avais la conviction qu’elles pointaient toutes vers L.Shaheen. Mais quel lien avait-il avec mon histoire, ma vie ? Nos chemins s'étaient-ils déjà croisés ? Quand ? Dans quelle ville ? Lors d'un voyage lointain ?
Jeudi. 16 h 40.
La serveuse m’apporta mon deuxième thé. Les premières gorgées, brûlantes, ne réussirent pas à détourner mon regard de l’entrée du salon. L’impatience s’imposa dès la veille. Mille questions taraudèrent mon esprit. Mais de peur que ma curiosité n'éveilla les angoisses de L. Schaheen, je me résignai au silence. Le vacarme d’une grosse moto précéda son arrivée. Casque sous le bras, il se précipita vers moi en s’excusant.
— Un embouteillage monstrueux tout le long du quai Mozart, cinquante minutes pour parcourir cinq kilomètres ! Navré de vous avoir fait attendre. Comment allez-vous ?
— Bien. Et vous ?
— J’ai beaucoup réfléchi. Il faut que les choses changent.
— Les choses ou… vous ?
— Pour que je change, il faudrait que les choses changent.
— Peut-être l'inverse ?
— Jeanne, vous avez saboté... non, je veux dire... C'est très compliqué à expliquer. Comprenez-moi, ma vie doit prendre un nouveau tournant, un nouveau visage… Davantage de cohérence, si vous préférez. Je ne veux plus faire semblant ni tricher. Je me prends toujours, enfin souvent, pour ce que je ne suis pas. Il faut dire qu'on ne me laisse pas le choix.
— On ?
— Oui, on. Les autres. Vous.
— Moi ?
— Je suis qui pour vous ? Hein ?
— Léo Shaheen. Non ?
— Qui est Léo Shaheen ? Vous ne savez rien de moi. Ou du moins, vous vous comportez comme si…
— Comme si ?
— Pardonnez-moi. Suis-je un étranger pour vous ? Nos chemins ne se sont-ils jamais croisés ? En êtes-vous certaine ?
— Mais oui. Je ne crois pas vous avoir rencontré auparavant et ce que vous me dites depuis le début ne m'évoque absolument rien.
— Bien, bien. Et si je vous parlais de Mina.
— Mina ?
— Oui, Mina Nikolov, la jeune Bulgare venue étudier la musique. Elle habitait au 51 rue L. Mermoz. Vous voyez maintenant ?
— Oui, je vois. Vous, vous avez lu « Un lieu pour écrire ». N’est-ce pas ?
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