Après Minuit
Après Minuit, sur les rives du bord de la fin du monde, je me tiens devant la passerelle qui relie cette Vérité à la prochaine. La mer de nuages qui s’étend au-dessus de ma tête avance vers le Nord et dessine la silhouette d’une chaîne de montagnes lointaine.
Je dois avouer être un peu déçu. Lorsque j’imaginais ce nouveau monde, je me disais qu’il serait peut-être fait de pensées et de poussière. Qu’il n’y aurait pas d’astres dans son ciel, ou que le ciel soit fait d’un seul astre. Que les gens seraient de la lumière et qu’au cœur des fleuves couleraient des chansons.
Mais pas d’apriori, je ne sais pas encore ce qui se cache derrière ce nouvel horizon. Je vais le découvrir.
Oh, non. Marcel m'a suivi. Je peux sentir ses pas s'approcher de moi, alors que la réalité s'effrite et que la Terre sanglote à nos pieds. Le passage est fin et fragile, je dois me dépêcher de le traverser.
- Rentre à la maison, me dit Marcel.
En fait, il est beaucoup plus près de moi que je ne le pensais. Il est à deux pas d'ici et porte le veston que je lui ai donné.
Il me regarde droit dans les yeux, ses cheveux blonds balayés par le vent, un poing fermé et l'autre désignant la passerelle.
- Tout va s'éteindre ici, lui répondis-je. Il n'y aura plus rien pour moi et je ne veux pas mourir. Viens, si tu veux, mais je ne resterais pas.
- Qu'est-ce que tu gagnes à partir ? Qu'est-ce qui te dit que tout ira mieux là-bas ?
- Rien. Mais on souffre trop ici. Et si là-bas ce devait être pire, je partirais encore. Je quitterais ce monde pour rejoindre le prochain. Je l'ai déjà fait.
Marcel sait très bien que je ne resterais pas. De toutes façons, maintenant, il est bien trop tard pour se poser des questions. De petites flammèches allument l'extrémité de chaque brin d'herbe et commencent à les consumer. Du côté d'où vient Marcel, le Ciel se rapproche de la Terre et ceux-ci fusionnent pour redevenir l'étendue originelle qu'ils avaient été. Je le vois assister à ces choses.
Il pleure.
- Je savais que tu partirais, me dit-il, mais je ne savais pas que ça se passerait comme ça, tu...
Il regarde l'abîme qui se forme à ses pieds et le silence qui vient de tomber malgré les tornades et les bourrasques. Il voit la passerelle trembler.
- Tu as tout cassé.
Il tombe à genoux près de moi. Je comprends que quoi que je dise, il va rester et disparaître dans les ruines de ce monde fini. C'est à cause de moi qu'il tombe en miettes et maintenant, j'en ai honte. Je vais vivre et Marcel mourir. Mon ami Marcel.
Je prends dans mes bras le tendre garçon aux cheveux blonds, et il me le rend. Je dois le lâcher pour courir vers l'Autre Côté. Je ne dois pas me retourner. Je ne veux pas voir la fin de celui qui m'a porté sur ses épaules depuis toujours.
Je traverse la passerelle mouvante et dangereuse. Elle n'est pas sûre de vouloir me laisser passer. Changement d'heure, de cœur, de lieu.
Arrivé de l'autre côté, avant midi, sur les rives du bord de l'aube des Temps, je me suis retourné pour regarder l'autre rive.
Il était debout, le poing levé, et me disait "N'attends pas".
Annotations
Versions