Léopold Makara était une ordure vénale et, sa maison, un étal de viande humaine comme on en voyait beaucoup sous l’Empire Réel. Il collectionnait les armes, les terres et les animaux rares au même titre que les esclaves. Pour ami, il avait un parvenu du nom de Joseph Amerkant, rencontré lors d’une chasse au karkadan en terres Qessarane. À des fins financières et récréatives, ces deux Mestres-Collectionneurs s’étaient alliés pour fonder l’Héliaque, la plus prestigieuse des foires aux monstres de Terres Connues.

Une chimère tricéphale faisait la renommée de leur ménagerie. Makara et Amerkant se plaisaient à la mettre en scène chaque fois que les circonstances le leur permettaient, donnant à la créature quelque criminel ou esclave hors d’usage en pâture pour amuser les bonnes gens.

Au gré des années et des représentations, des dizaines de sacrifiés s’était succédés dans l’arène, dont deux avaient fait évènement en sortant indemnes des griffes de la bête.

Le premier avait été un esclave du nom de Rin, offert à Makara par un mestre impitoyable en manière de mise à mort. Le soir de son exécution, Strega, la chimère, avait déçu la foule en refusant sa chair sans même l’avoir effleurée. Trois fois, l’expérience avait été répétée. Trois fois, il en avait été de même. Les spécialistes consultés pour expliquer cette bizarrerie en avaient déduit que le condamné pouvait être malade, donc impropre à la consommation, ou victime d’un arcane auquel Strega refusait de se heurter. Rin avait dès lors été employé à soigner son bourreau jusqu’à ce que celui-ci se résolût à en faire sa pitance ; cela ne se produisit jamais.

Un an plus tard, une prostituée de Tjarn avait été soumise à la même épreuve. Celle-là avait été une survivante d’un autre genre que Rin, mais dont l’histoire ne chercha pas à immortaliser le nom.

Dans un premier temps, Strega avait paru déterminée à ne faire qu’une bouchée d’elle, mais, au dernier moment, s’était couché à ses pieds, docile. Doctes en conclurent que la Tjarne, sous traits humains, était dotée de magie fabuleuse et en avait usé pour soumettre la chimère.

Il était alors une mode chez les esclavagistes notoires : celle de contraindre les personnes aux facultés extraordinaires à procréer, à dessein d’étudier le degré d’humanité ou de monstruosité de leur progéniture. Or, Amerkant et Makara étaient deux gentilhommes dans l’air du temps, soucieux de faire argent de tout. Forcés par leurs propriétaires, les miraculés respectivement âgés de treize et d’environ vingt ans, durent mettre en scène leur intimité jusqu’à ce qu’une grossesse en résultât : de longs décans d’actes sans amour, sans pudeur et sans parole.

À l’approche de la neuvième lune de gestation, les propriétaires de l’enfant à naître avaient hésité entre faire accoucher la Tjarne dans un grand lit de mestre ou la laisser mettre bas dans l’étable. Au regard du nombre de personnes disposées à payer pour assister au spectacle, une troisième option l'avait emporté : l'arène.

L’accouchement eut lieu à Soun-Ko. Pour l’occasion, Strega, Rin et la Tjarne furent réunis, tant au-devant de la scène que sur d’immenses affiches aguicheuses pour une représentation à salle comble. Les rugissements de la bête, les cris d’horreur du père, les glapissements d’agonie de la mère et les clameurs du public inondèrent le chapiteau, ce soir-là.

Au plus fort de cette cacophonie morbide, une enfant vint au monde. Une minute plus tard, elle fut privée de celle qui l’y avait mise lorsque, inexplicablement, Strega recouvra l’appétit. Quoique la chimère ne toucha qu’à l’accouchée, la boucherie fut applaudie autant qu’elle fut sanglante.

Ainsi naquit Yue. Ainsi mourut sa mère.