2.1
— Fais voir tes mains.
Yue s’exécuta, serra les dents, et attendit la cinglée. Sans semonce, Thomen lui engourdit les doigts de cinq ou six coups de ceinturon, laissant ses paumes cuisantes et imprégnées de l’odeur du cuir mal tanné.
— Au prochain retard, je t’envoie t’expliquer avec les mestres, l’avertit-il pour conclure sa rouée. Et dépêche-toi maintenant ! T’as fait perdre assez de temps à tout le monde !
Les gronderies de la plupart des adultes laissaient Yue indifférente. Elle préférait obéir à son caprice plutôt qu’aux ordres. Les punitions étaient son lot quotidien, si bien qu’elle ne les craignait plus vraiment. Il lui suffisait de ne rien faire de trop grave. Sa position empêchait qu’on la laissa longtemps sans nourriture ou la battît sévèrement, personne n’ayant intérêt à ce qu’elle fût défigurée ou incapable de se produire.
Interdiction de l’abîmer, répétaient souvent les mestres. En soi, personne d’autre qu’eux – et Thomen, dans ses mauvais jours – n’osait jamais lever la main sur elle.
Jestale, la monture mise à disposition exclusive de Yue, jouissait de privilèges comparables aux siens. Le noir profond de sa robe et la ligne sinueuse de sa corne passant pour rare, rien ne devait menacer l’intégrité de ses attributs, ni travaux ingrats, ni dressage brutal, ni négligence. Sa crinière devait rester soyeuse, ses sabots brillants et son pas gracieux.
Le garçon d’écurie la harnachait toujours le plus tard possible, de sorte que l’équipement ne marquât pas son poil. Yue ne l’attendait jamais longtemps, cependant : Romí travaillait vite.
Le rouge lui cuisait encore les phalanges au moment d’empoigner les prises rigides de son surfaix. Un léger bleu fleurissait au bord de son index, par-dessus maintes petites cicatrices dont ses mains étaient couturées à force d’exercices et de retards.
— Plus vite que ça, Yue ! l’admonesta encore Thomen. Je veux voir ton solo parfait du premier coup.
Sa voix de stentor portait bien au-delà du boucan des commis au montage et autres nuisances de la foire. Elle inondait le chapiteau, presque autant que les clameurs d’une foule de spectateurs. Yue en fit abstraction pour mieux se concentrer sur son enchainement : un début facile ; marche au pas autour du cercle, assise de côté de sorte à saluer le public au passage ; continuer jusqu’à ce que les tambours s’emballent… Ordinairement, l’orchestre du cirque jouait depuis une loge au sommet des tribunes, qui amplifiait et diffusait leur chant. Les travaux d’installations ayant pris un peu de retard, Yue devait se contenter de les imaginer en exécutant sa première figure.
Ses jambes passèrent au-dessus de la croupe de sa licorne en une volte solaire, l’élan les portant jusqu’à la verticale. Yue laissa à son public encore absent le temps d’apprécier sa posture, puis cambra le dos jusqu’à former une ligne horizontale de ses hanches à la pointe tendue de ses pieds. Cette position lui fit sentir que son costume ne lui irait plus pour bien longtemps.
Thomen lui criait de ne pas fermer ou montrer son effort, de garder haut un visage lisse : son enchainement devait paraitre facile. Ce rappel en tête, elle passa à la troisième phase de sa figure : poser les pieds sous elle un à un, passant par une boucle d’elle-même pour se redresser ensuite.
Debout sur sa monture, le sentiment d’altitude la grisait. Yue aurait d’ailleurs préféré être danseuse de corde, comme Sila, ou trapéziste, comme Katina et Lester. Ses mestres la trouvant meilleure acrobate équestre, ces activités ne lui était permise que sur son temps libre, ou dans les petites villes qui ne pouvait accueillir qu’une compagnie réduite et des installations rudimentaires.
— Reste concentrée, Yue ! La suite est facile, je ne veux pas voir d’erreur ou d’hésitation. Prouve que tu mérites d’être soliste.
Thomen exigeait toujours la perfection ou presque, avec elle. Peut-être la croyait-il réellement capable de l’atteindre ? L’instructeur avait eu un nom, autrefois. Il avait donné des représentations équestres dans tout l’empire, mandé par des officiels pour des fêtes publiques ou grassement payé par des particuliers pour des évènements privés. Un triste jour, du trop haut sommet de sa gloire, il avait chuté. Invalidé par l’accident, il avait dû se résoudre à enseigner pour gagner son pain. Chaque jour passé à claudiquer autour des cavaliers de l’Héliaque le rendait plus amer.
Yue ne le méprisait pas, cependant. Elle l’estimait pour tout ce qu’il avait su lui apprendre, fût-ce à force de brimades, aussi s’efforçait-elle de ne pas le décevoir. Elle enchaina les figures, solides et amples, le tout agrémenté de mouvements de danse et de jeu de théâtre entre elle et sa monture. Ce ne pouvait être un solo à proprement parlé, Jestale étant une artiste à part entière.
La fin de la chorégraphie se voulait douce. Yue, couchée en travers du dos de sa licorne tandis que celle-ci décrivait des cercles de plus en plus petits, se laissait doucement glisser vers le sol, pour ne le toucher qu’au centre de la scène. Révérence des deux artistes. Applaudissement du public imaginaire. Si leurs clameurs étaient suffisamment enthousiastes au moment venu, Yue pourrait espérer un cadeau de ses mestres, tel qu’un jour congé, un bon repas de viande ou le droit de se choisir un nouveau costume. La hâte accentua son sourire.
— Pas mal, reconnut Thomen. Peut mieux faire quand même. Reprend ton souffle une minute. Ensuite, on revoit les transitions, l’ensemble à trois, et on file le tout.
Cela ne se fit pas. Entré sous le chapiteau comme un boulet de canon, Mestre Amerkant fit arrêter la répétition en hélant :
— Yue ! Viens par ici, j’ai besoin de toi.
La petite alla à sa rencontre sans lâcher la bride de sa monture. Elle salua profondément puis tapota le flanc de la licorne pour lui intimer de miner sa révérence.
— Garde tes tours pour ceux que ça intéresse, la refroidit Amerkant. Je ne suis pas là pour te regarder. Sors de là.
Aidée par Thomen, Yue se hissa d’un bord à l’autre de la lice.
— Fais mettre une selle normale à ce canasson, ordonna le mestre.
Thomen chargea le garçon d’écurie de la besogne.
— Vous prenez la gosse et la licorne pour longtemps ? s’enhardit-il à demander ensuite.
— Je vous donnerai du temps en plus pour répéter demain matin, promit Amerkant. Elle, elle a fini pour aujourd’hui.
— Bon. Mais vous n’allez pas me les abîmer, dites ?
— À qui est-ce que tu crois parler, au juste ?
— À celui qui m’a confié un numéro à monter, Mestre. Sauf votre respect, Yue ne peut pas faire grand-chose sur un cheval plus grand que celui-là et elle est pas non plus très costaude.
— Tu crois que je l’ignore ?
Contestataire dans l’âme, Thomen allait répliquer lorsque le garçon d’écurie revint chargé de la selle demandée.
Esclave et orphelin de quinze ans, Romí était maigre comme un enfant de dix, sourd comme un pot et muet comme une tombe, mais assez appliqué à la tâche pour s’être fait une vie supportable, à l’abri des sévices excessifs dont Thomen régalait les flâneurs et les négligents qui n’avaient pas eu la chance de naître libres. Contrairement à Yue, dont le perçage était un riche ornement d’or blanc, un clou de métal grossier menacé par la rouille marquait son état d’esclave, comparable à ceux dont étaient plantés les fers à cheval.
Sans avoir de talent forain particulier, il passait pour intelligent et capable. Il savait lire sur les lèvres et signait pour communiquer, comme les militaires, les marchands et les voyageurs. Sa présence avait le mérite d’encourager la pratique de la langue muette. Ainsi, Thomen lui signait souvent ses instructions plutôt que de les lui dire.
Ayant ainsi pris ses ordres, Romí se mit en devoir de changer la licorne et Amerkant reprit à l’attention de Yue :
— Écoute. Rin n’est pas disponible pour le moment et j’ai besoin d’un représentant de la troupe pour faire les honneurs du cirque à un visiteur. Ce sera toi.
Confuse, la petite fille se renfrogna.
— Un représentant ? répéta-t-elle.
— Quoi ? Tu n’as pas remarqué ta tête placardée partout, ou c’est le sens du mot qui t’échappe ?
Sans lui laisser le temps de répondre, Amerkant agita la main pour attirer le regard du garçon d’écurie. Romí approcha. À force de le côtoyer – et c’était bien pour cela qu’elle était incitée à le faire – Yue avait acquis quelques solides rudiments du signe, mais ne comprenait rien aux gesticulations brouillonnes du mestre. Il n’y avait d’ailleurs que Romí pour vraiment y parvenir.
— Il t’expliquera, jeta Amerkant à la petite fille avant de se retirer.
Penaude, Yue se tourna vers lui. Romí lui fit simplement signe de le suivre.
De l’entrée principale du chapiteau aux limites de la grand-place, aucune allée d’honneur ne mettait en scène l’édifice de toile rayée. Il fallait, pour traverser la foire, serpenter entre ses étals de confiserie et ses stalles de curiosité, contourner ses installations de jeux d’adresse, passer devant ses théâtres de marionnettes, puis voir et entendre la joyeuse mécanique de son emblématique carrousel, sans se laisser distraire par aucune de ces merveilles. Yue n’y parvenait jamais qu’à grand-peine. Durant la traversée, elle dut se faire violence pour rester attentive à ce que lui expliquait Romí.
Amerkant leur demandait de promener un jeune garçon et de l’amuser dans la mesure du possible, le tout en lui témoignant beaucoup de respect. Quant à savoir ce que cela signifiait réellement… Le mestre supposait que lui faire visiter les aménagements du cirque à dos de licorne devait suffire à le distraire jusqu’à la prochaine disponibilité de Rin.
Un carrosse, dont la facture était du Nord plus que de l’Est, trônait en bizarrerie près de la ménagerie. Un laquais en livrée bleue – bleus aussi étaient son véhicule et les brides de ses chevaux – s’étendait paresseusement sur le siège, presque endormi.
— Bonjour Monsieur, l’interpella poliment Yue. Est-ce que… ?
L’employé s’éveilla si brutalement que la petite fille en hoqueta. Sans faire particulièrement attention à elle, le laquais fit le tour de la voiture pour en ouvrir la portière et déployer le marchepied. Un jeune garçon sortit de l’habitacle, les yeux plissés par la lumière dont les parois opaques de sa diligence l’avaient trop longtemps privé.
Il pouvait avoir douze ou treize ans. Grand, costaud, finement vêtu, il se tenait si obstinément droit et gardait la tête si résolument haute qu’il en était presque penché en arrière. Il avait de larges mains couvertes d’éphélides dont il ne paraissait pas savoir quoi faire. Elles pendaient inutilement le long de son corps.
— Cesse de me dévisager ! s’irrita-t-il subitement.
Yue baissa aussitôt les yeux et fit la révérence, imitée par la jument, puis par Romí. Le visiteur s’en amusa.
— Voilà qui est original. Ici, on apprend donc aux chevaux et aux esclaves à imiter les humains ?
Yue se redressa trop vite pour cacher sa vexation. Une réplique joliment insolente lui chatouillait les lèvres.
— Qu’attendez-vous ? s’impatienta le visiteur. Faites-moi monter.
À contrecœur, Yue lui présenta l’étrier. Romí se baissa pour lui proposer la courte échelle.
— Ne t’avise même pas d’essayer de me toucher, le repoussa-t-il.
Seul, il n’eut pas trop de mal à monter en selle. Prendre de la hauteur le rengorgea.
— Vous, je vous préviens, discourut-il, je ne suis pas là pour m’avilir indéfiniment avec des esclaves et des saltimbanques, mais pour rendre visite à mon oncle. Je tiens à être prévenu sitôt qu’il pourra me recevoir.
Yue et Romí s’interrogèrent mutuellement du regard.
— Mon nom est Benabard Makara, ajouta le visiteur pour les éclairer.
Une déduction s'imposa, fulgurante. L’ahurissement le plus parfait figea les traits de Yue et de Romí. Satisfait, Benabard talonna sa monture qui s’engagea à petits pas dans l’allée.
Annotations