2.3

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Yue en eut le souffle coupé.

— Je peux le caresser ? supplia-t-elle.

— Non, tu pourrais te brûler.

— Alors, je peux ouvrir la cage ?

— Encore moins !

— Pourquoi ?

— Il pourrait s’enfuir et tout incendier sur son passage.

— Alors, je peux le nourrir ?

— Plus tard, nous verrons. Je vais commencer par te nourrir toi, il est bientôt l’heure. Tu en profiteras pour m’expliquer ta mésaventure.

Rin prit sa fille par la main et la tira doucement vers la sortie. Yue se tordit le cou jusqu’à ce que le dragonneau, qui la suivait aussi du regard, fût hors de son champ de vision.

— C’est pas juste ! s’indigna-t-elle. Je peux jamais rien faire toute seule !

— Tu as huit ans, rappela son père.

— Et alors ? Je te jure que je ferai attention. Je veux juste lui tenir compagnie, il va se sentir seul, sans moi ! Je suis le seul dragon du cirque à part lui !

— Tu n’es pas un dragon.

— Mais c’est toi qui le dis tout le temps !

— C’est un surnom. Je te le donne parce que les dragons sont très intelligents, très rares et ont la réputation d’être très obstinés. Tu te rappelles de ce que ça veut dire, obstiné ?

— Que j’embête mon vieux père, ânonna-t-elle, dépitée.

— Exactement.

Ils n’étaient qu’à quelques pas de la tente des vivandiers lorsqu’Amerkant vint leur barrer la route. Un garçon l’accompagnait. À la vue de ses habits fins couverts de saleté, Rin se rappela les mots trop vite oubliés de sa fille.

— La grosse bêtise, devina-t-il.

Un sourire cynique froissa les traits vieillissants du mestre.

— Bien résumé, Rin. Toi et ton monstre de fille allez régler ça avec Léopold. Tout de suite.

Une telle situation n’était vraiment nouvelle ni pour Rin ni pour sa fille. En pareil cas, le mieux à espérer était une privation temporaire de nourriture ou un châtiment corporel raisonnable. Quant au pire, il ne fallait pas y penser. C’était s’aventurer trop loin dans l’imaginaire de Léopold Makara.

La confrontation se fit avec ordre, presque avec cérémonie. Joseph, Benabard, Rin et Yue entrèrent dans le pavillon de Léopold à l’heure où ce dernier achevait de transcrire les détails de son contrat avec l’Izich dans son livre de compte. Ils s’installèrent, Amerkant à la droite de son associé, le neveu debout près d’eux et les deux esclaves à genoux près de la fourrure de kumiho. Tour à tour, ils purent décrire l’évènement tel qu’ils l’avaient vécu. Makara ne prit la parole qu’après les avoir tous écoutés d’une oreille plus ou moins attentive :

— Je vais m’en occuper tout seul, fit-il à l’attention d’Amerkant. J’aurais quand même besoin de Guiraud, si tu veux bien aller le chercher.

Yue se crispa. Rin referma sa main sur celle de sa fille pour l'inciter au calme. Guiraud – une bête brutale et méchante à la carrure d’ogre – était le bourreau de prédilection des mestres. Tous les enfants du cirque en avaient peur. Beaucoup d’adultes aussi.

Amerkant parti, Makara reprit :

— Bon. Dites-moi, mon garçon, où est Mily ?

Benabard s’éclaircit la gorge.

— Pardon, mon oncle, je ne suis pas sûr de vous comprendre.

— Je vous parle de votre mère, ma sœur, l’épouse infidèle du coureur de dot que vous appelez papa : Mildred Rowena Makara ; où est-elle ? Pourquoi n’êtes-vous pas dans ses jupes ?

— Bien, elle… Mère est… Elle et mon père sont à l’ambassade jerild pour affaires. Nous sommes ici en vacances et vous sachant dans la région ils… comprenez, ils ne pouvaient pas m’emmener, alors...

— Malheureusement pour vous, je ne comprends pas. Mon cirque ne fait pas dans la garde d’enfant et une personne qui y vient sans s’annoncer n’y est pas la bienvenue, à moins d’avoir quelque chose à m’offrir. Avez-vous quelque chose à m’offrir, Benabard ?

Son visage se décomposait toujours plus. Rien d’intelligible ne put passer ses lèvres.

— Je m’en doutais, jeta son oncle. Mon garçon, je vais être clair. Quoi que vous ait laissé croire Mildred, je n’accorde aucune importance à notre parenté. Mes esclaves ne sont pas les vôtres. Vous n’avez donc ni à les commander, ni à les battre s’ils vous déplaisent. Vous n’êtes rien ici qu’un sale gosse sans protection et, à ce titre, vous valez moins que la petite fille dont vous avez abîmé le visage. Priez pour que cela cicatrise vite et proprement, sans quoi, cela vous coûtera infiniment cher. Joseph a été stupide de vous traiter en invité d’honneur. Je le prierai de s’en abstenir, à l’avenir. Combien de temps Mily espérait-elle vous faire rester dans mes pattes ?

Au prix d’un effort titanesque, Benabard parvint à articuler :

— Je ne sais pas, mon oncle.

— Est-ce à moi de me renseigner sur les modalités de votre séjour en ville ? Votre mère vous a donc jeté en voiture sans rien vous dire, sinon qu’elle vous envoyait au-devant de moi ? Sait-elle ce que nous faisons aux indésirables, au sein de cette compagnie ?

Benabard déglutit. Cependant, il ne put ni répondre ni laisser planer le silence, car la voix de Guiraud tonna devant la tente.

— Entre, autorisa Makara. Quant à toi, disparais, ordonna-t-il à son neveu. Je m’occuperai de ton cas plus tard.

Benabard s’esquiva et Guiraud parut, suintant de sueur et de bière. Rin et sa fille se raidirent.

— Très honnêtement, je ne suis plus de force à faire de grands discours, avoua Makara. En fait, je ne suis même pas vraiment en colère, mais vous savez que je ne tolère pas l’indiscipline. Je te laisse le choix Rin, entre punir Yue pour avoir oublié ses manières ou te punir toi pour son éducation déplorable.

Une tension se relâcha en Rin. Imperceptiblement, le poids de dix hommes quittait ses épaules.

— Moi, Mestre, choisit-il.

— Accordé.

Guiraud agrippa l’esclave et le releva aussi aisément qu’on l’eut fait d’un bambin.

— Tu peux nous laisser, Yue, mais que ce soit clair : la prochaine fois, le fouet sera pour toi. Est-ce que tu as compris ?

— Oui, Mestre, s’étrangla la petite fille.

— Parfait. Tu peux t’en aller, dans ce cas. Pense à faire désinfecter cette plaie et recoudre ta manche.

Non sans hésiter, elle se redressa. Ses jambes la soutenaient à peine. Elle épousseta ses genoux endoloris et jeta un dernier regard à son père. Il lui souriait.

Rin était très doué pour se donner l’air invulnérable et Yue très douée pour se persuader qu’il l’était réellement. Tachant de se donner la moitié de son courage et de son talent d’acteur, elle serra les dents et sortit du pavillon la tête haute.

Le cœur lui battait dans les tempes, assourdissant. Cela ne l’empêcha pas de tressaillir à la seconde où claqua le premier coup. Le deuxième. Le troisième. Elle en perdit vite le compte. Yue ne savait compter que jusqu’à dix.

Elle ferma les yeux pour s’interdire de pleurer autant que pour lutter contre le frisson qui la gagnait. Il faisait froid pour la saison.

Providentiellement, un long châle agréablement tiède, brodé de perles et chargé d’effluves acidulées lui tomba sur les épaules : celui de Célestine. Yue tourna vers elle des yeux humides de chagrin et de gratitude.

— Sèche-moi ces vilaines larmes. On va aller se reposer dans ma tente en attendant Rin, d’accord ?

Célestine fit valser ses amples boucles brunes en tournant la tête vers une seconde âme en peine ; adossé à un pilier de la grande tente rectangulaire – Yue le remarqua à peine – Benabard était assis, recroquevillé comme un nourrisson.

— Toi aussi, jeune homme, l’appela Célestine. Allons chercher de quoi te vêtir proprement.

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