3.3

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Yue grimaça de terreur en comprenant que cette apparition s’adressait à elle.

— N’aie pas peur, petite. Je ne suis pas…

— Rena ! tonna une voix beaucoup plus bestiale.

Une silhouette massive se profila, celle d’un homme aussi imposant qu’un ours. Une barbe soignée lui taillait le menton en pointe. La panique fit siffler la respiration de Yue lorsqu’elle vit approcher ce nouvel étranger.

— Tu lui fais peur ! le tança la femme. Recule !

L’homme obéit, l’air contrit.

— Regarde-moi cette merveille, souffla-t-elle encore. Je n’ai jamais vu deux yeux s’opposer à ce point par la couleur. Et tu sens son odeur ? La pauvre petite n’a pas reçu le lait de sa mère. Sont-ce des étrangers qui t’élèvent, petite lumière ?

Ses deux petits sourcils blancs se touchèrent presque lorsque l’expression de Yue se mit en rapport avec sa confusion.

— Rena, reprit le barbu d’une voix plus douce, le temps…

— Quoi, le temps ? Tu voudrais l’abandonner pour te coucher plus tôt ce soir ?

— Pas abandonner. L’enfant est propre et nourrie. Quelqu’un s’occupe. Tu es celle qui dit toujours : le temps, le temps !

Le fauve aux longues dents s’éloigna de la rousse pour se coller à lui.

— Partons. Violette aussi a mon avis.

Au bout d’un long soupir, la dénommée Rena se résigna à leur emboiter le pas. Yue se croyait débarrassée d’eux lorsque, derrière elle, le sol automnal craquela.

Le fauve fit volte-face en grognant, babines retroussées, sens en alerte. Après lui, tous se tournèrent vers l’origine du bruit.

— Isaac ! s’écria Yue retrouvant le souffle et la voix.

Galvanisée par son apparition, elle s’arracha du sol et courut vers le petit garçon qu’elle saisit au bras pour l’entrainer dans sa fuite. Ensemble, ils coururent à travers la bambouseraie brumeuse, cherchant un sentier perdu depuis longtemps. La densité des tiges les désorientait en plus de les ralentir. Le sol moite semblait vouloir avaler leurs pas déjà lourds. L’absence de repères les désorientait, le paysage ne changeant que pour s’assombrir ; la canopée s’épaississait au-dessus d’eux. Alors ils glissaient, tombaient, s’écorchaient, se cognaient, battus par une nature qui leur refusait passage et menaçait de les embusquer.

Yue se risqua à tourner la tête pour situer ceux qu’elle croyait à leur poursuite. Sa distraction lui coûta une chute plus brutale que les précédentes. Son pied s’était pris dans un terrier, tordant sa cheville droite. Le choc laissait toute sa jambe amollie, sourde à l’ordre de bouger. Impossible de se relever dans l’immédiat.

Isaac, effrayé et à bout de souffle, se fit tomber également en essayant de lui venir en aide. La fin de leur cavale se déclarait d’elle-même.

Personne autour. Plus de gros monstres ni de petits renards. Rien, sinon du bambou et de la brume à perte de vue.

Au loin, bien trop loin, le gong du temple se fit entendre. Un, deux, trois… huit coups retentirent.

Huit heures.

Les deux enfants se regardèrent, stupéfaits. Sans se parler, ils convinrent qu’à en croire le gong, la nuit était bien plus avancée que de raison. Cinq, six et sept heures s’étaient écoulées sans bruit. Le soleil s’était trop vite couché sur Soun-Ko. Bientôt, il n’y aurait plus que la lune pour éclairer la nuit.

Yue osait à peine s’avouer leur malheur que, à travers l’ombre, elle vit osciller trois lueurs ocres. Son cœur s’emballa.

— Yue ! entendit-elle appeler. Isaac !

Ses yeux s’agrandirent et son regard s’illumina lorsqu’elle reconnut la voix enrouée du vieux Thomen. Elle employa tout ce qui lui restait de force à hurler :

— Par ici !



Au cirque, la nuit appartenait aux forains. Amerkant et Makara n’y dormaient pratiquement jamais. En dehors des soirs de première, ils quittaient le camp parfois dès la fin du jour et, chacun de leur côté, passaient leurs soirées dans le monde, s’offraient de fins dîners et couchaient dans des hôtels particuliers.

À moins d’y être contraint, nul ne leur rendait vraiment compte de ce qu’il se passait durant leurs absences. De la même façon qu’ils n’avaient jamais eu vent des cent dernières cuites de Samoil, qui décuvait vite, ils n’auraient pas à apprendre la disparition des deux enfants qu’on venait de retrouver. Personne n’avait intérêt à trahir ce secret. Les mestres auraient été capables du pire en apprenant le danger encouru par leur tête d’affiche.

Lorsque Thomen, Merric et Sila reparurent au camp, portant fièrement Isaac et Yue, une colonne de fumée colorée fut érigée pour propager la bonne nouvelle aux participants de la battue. Le prétexte fut trouvé bon pour mettre un tonneau de cidre en perce et en abreuver les héros. Les musiciens sautèrent sur leurs instruments pour accompagner leur récit faussement épique de mélodies des quatre coins de Terres Connues. Tous les amants se sautèrent au cou avec effusion. Une fête commençait. Les forains en oublièrent presque pourquoi.

Rin et Célestine furent des derniers à revenir au camp, faute d’avoir poussé leurs recherches trop loin.

Leur étonnement fut grand de trouver leurs pairs occupés à danser, à rire et à chanter. Rin fit arrêter le bal à grand cri.

— Qu’est-ce que vous foutez ?

Le silence tomba comme une enclume.

— Où est Yue ?

Ceux qui la savaient proche s’écartèrent de façon à ce que Rin la vît. Isaac et elle étaient assis sur une caisse où on les avait installés et d’où ils n’avaient pas osé bouger.

Célestine fut la plus prompte à réagir. Elle se précipita vers eux les enlaça avec force, leur arrachant à chacun un gémissement plaintif.

— Isaac a vomi sur le chemin, lui apprit Sila, et je crois que Yue s’est fait mal à la cheville. Tu l’aurais vu boiter, on aurait dit Thomen.

Le trait d’humour de la danseuse de corde tomba à plat.

Rin n’avait toujours pas esquissé le moindre geste vers sa fille. Lorsque son immobilité reporta sur lui l’attention générale, on le vit tourner les talons sans mot dire.

— Rin ! le héla vainement Célestine.

Il disparut au détour d’une tente. La rumeur des conversations reprit progressivement, lourde de questions, puis de reproches.

— On lui ramène sa gosse et voilà, pas un merci ! cria Merric plus fort que les autres. Faut le dire si t’aurait préféré qu’e’crève, ta môme !

Le lanceur de couteaux se fit resservir à boire. Très vite, les festivités reprirent. La nuit ne serait pas éternelle et les forains comptaient en profiter, avec ou sans le maître de manège.

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