5.1
Les forains n’avaient pas veillé tard. Nul ne pouvait se permettre de manquer de lucidité ou de sommeil un jour comme celui qui se préparait. Une énième fois, les monteurs se devaient de contrôler les structures au bout desquelles la vie des acrobates allait se balancer. Les bêtes devaient être nourries et toilettées avec plus de soin que les autres jours. En matinée, la foire devait être plus animée qu’à l’accoutumée, plus belle, plus étrange, plus glorieuse. Les sucreries devaient être plus alléchantes, plus goûteuses et la musique plus dansante. Les gardes devaient être plus vigilants pour la sureté des braves gens. Plus tard, on pourrait se permettre un accident ou deux, laisser courir un voleur ou fermer les yeux sur les regards lubriques que les gueux jetaient aux jeunes dames. Mais plus tard, seulement.
— C’est entendu, mauvaise troupe ? criait déjà Amerkant aux aurores. Cette journée doit être absolument parfaite !
Un bon huitième des places assises restait disponible à la vente. Le but était de n’ouvrir le chapiteau qu’à guichet fermé.
— N’hésitez pas à faire grimper les prix dès que les demandes de dernière minute afflueront, recommandait Makara. Les riches aiment s’enorgueillir des sommes déboursées pour obtenir leur place.
C’était ainsi que fonctionnaient les mestres. L’un tenait les cordons de la bourse pendant que l’autre tirait les ficelles des coulisses. Ce fut vers ce dernier que Yue dut aller pour justifier son incapacité à monter sa licorne.
— Une entorse ? répéta Amerkant au bord de la crise de nerfs. Tu te moques de moi ?
— Non, Mestre.
— Comment est-ce que tu t’es fait ça ?
— Je… balbutia-t-elle.
— Elle est tombée, expliqua succinctement Thomen. Les enfants ne sont pas solides, à cet âge. Si je la fais se produire dans cet état, elle pourrait rendre sa blessure irréversible.
— Je m’en moque comme de ma première vérole ! Sa figure est sur toutes nos affiches alors, entorse ou non, elle fera partie du spectacle ! Vous n’avez qu’à lui mettre une attelle ! Boya l’a ausculté ?
Exaspéré, Thomen haussa le ton à son tour.
— Boya m’a déjà cassé assez de voltigeurs, je ne les lui confie plus. Yue a besoin de soins professionnels spécialisés et de repos si vous voulez qu’elle puisse continuer le métier d’acrobate équestre. Je peux donner son solo à un sénior et la faire remplacer dans l’ensemble à trois, mais à moins de repenser toute la chorégraphie des jeunes cavaliers, je ne pourrais rien faire d’elle pendant au moins deux semaines. Pas sans mettre toute mon équipe en danger. Vous voulez vraiment risquer un accident grave aujourd’hui ?
Le claudiquant n’aurait pas pu mieux choisir ses mots pour obtenir gain de cause. Il vit au regard d’Amerkant que cette première bataille était gagnée. Yue ne fut pas tirée d’affaire pour autant.
— Est-ce que tu peux marcher ? l’interrogea le mestre.
— Un peu, répondit-elle. Pas très droit.
Statique, elle ne s’appuyait visiblement que sur la jambe gauche. Amerkant jura dans sa barbe grisonnante en comprenant que le mal était sérieux.
— Je ferai venir un spécialiste, se résigna-t-il. D’ici là et en attendant que j’aie trouvé quoi faire de toi, tâche de ne pas croiser ma route, ni celle de Makara. Avec tes enfantillages, tu nous fais perdre du temps et de l’argent.
☼
Bientôt, la foire devait commencer d’animer les alentours du chapiteau. Les artistes de jour s’y préparaient, Rin en particulier. Yue profita de ce moment de tranquillité relative pour boitiller jusqu’à sa tente et jauger son humeur.
— Ta gosse est là, fit remarquer Merric.
Le concerné ne parut pas l’entendre, occupé à sa coiffure. Ses cheveux mi-longs glissaient sous le peigne presque sans résistance. Ils gouttaient sur les épaules du gilet rayé qui soulignait le caractère longiligne de sa silhouette. Avec ou sans, Yue l’avait toujours trouvé immense.
— J’ai parlé à Mestre Amerkant, raconta-t-elle. Il m’a grondé un peu fort à cause de ma cheville.
— Seulement grondé ?
— Oui. Et il m’a dit de rester loin de lui pour l’instant.
Rin n’ajouta rien. Il entreprenait de poudrer la longue balafre qui reliait le bord de sa paupière étirée à son menton en chatouillant le coin de sa lèvre. Yue ne connaissait pas l’histoire de cette cicatrice. Son père n’en parlait jamais.
Elle s’obligea à regarder ailleurs pour mieux se concentrer sur la raison de sa présence. Prenant son courage pour surmonter sa culpabilité et sa gêne, elle approcha et se plaça entre lui et le miroir à pieds poussiéreux dans lequel il s’observait. Elle arrangea ses cheveux de façon à dégager son visage, se couvrit l’œil gauche – le clair – puis s’examina sous tous les contours.
— On se ressemble un peu, non ?
Une grimace équivoque plissa les traits de Rin.
— Si, regarde ! On a des yeux pareils et une bouche pareille. Et toi et moi, on est tous les deux très en colère… contre moi.
Elle avait dit tout cela d’un ton très sérieux, mais d’une voix faiblissante.
— Pardon pour hier, conclut-elle très bas. J’ai fait que des bêtises.
— C’est tellement mignon que je vais vomir, commenta Merric en sortant de la tente.
Rin s’empêcha de rire, ou peut-être de pleurer.
— Tu es… le paradoxe de mon existence, soupira-t-il.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il posa sur son crâne une main agréablement pesante et chaleureuse.
— Ça veut dire que tu es à la fois la pire et la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. C’est toi qui me rends triste et c’est aussi toi qui me rends heureux. Tu me désoles et tu me rends fier en même temps. Fier de toi, et fier de moi aussi. J’ai l’impression… que tout a un sens grâce à toi.
Il cala les longues mèches blanches de sa fille derrière ses oreilles et attirant son attention le bijoux qui affichait sa condition d’esclave. Rin en portait un de même nature.
— Un jour, tu seras libre, Dragon. Moi, jamais. J’ai fait trop de bêtises pour ça. Alors même si c’est de ton âge d’en faire aussi, tu dois vite devenir plus raisonnable, autrement, avant même de t’en rendre compte, tu finiras comme moi. Et ce serait terrible. Le sens de ma vie, c’est la tienne, alors je t’interdis de la gâcher sur un coup de tête, c’est compris ?
Yue opina énergiquement, quoique sans tout à fait comprendre. Son père lui témoignait de l’affection. Rien d’autre n’importait beaucoup en cet instant.
— Ravi de l’apprendre. Va t’habiller, maintenant.
— Maintenant ? Pour quoi faire ?
— Si tu n’es pas obligée d’être ailleurs, j’aime autant ne pas te quitter des yeux. Tu vas accueillir les clients de la foire et leur faire visiter la ménagerie avec moi.
— Pour de vrai ? Comme quand j’étais petite ?
Rin sourit.
— Comme l’année dernière, tu veux dire ? Oui, dans ce cas. Est-ce que la robe de poupée te va encore ?
— Celle avec des carreaux ? Oui, je crois.
— Demande à Katina de vérifier. J’aimerais que tu la portes.
Yue enlaça Rin de toute la force de ses bras. Celui-ci fit mine de pas souffrir de l’étreinte et fit bonne figure jusqu’à ce que sa fille fût hors de vue.
En tant que trapézistes, Katina et Lester n’officiaient que la nuit, aussi le couple n’était-il pas trop pressé d’ouvrage à cette heure matinale. Ils pouvaient se permettre de rester au chaud sous leur tente avec leur nourrisson. Yue vint agiter leur tranquillité en réclamant sa robe de poupée de toute urgence. Ladite robe avait réellement appartenu à un mannequin de cire ; une artiste l’avait laissée à la compagnie en la quittant. L’année précédente, Célestine avait eu l’idée d’essayer son habit à Yue, le temps de lui raccommoder un autre costume. Le résultat avait été jugé si charmant que la tenue complète lui était restée.
Katina se chargea d’enfiler à Yue ses bas de soies bicolores, sa robe à carreaux bigarrés et ses souliers vernis avant d’orner sa coiffure de force épingles et rubans. Sa poupée vivante sur les bras, elle chemina ensuite jusqu’à la ménagerie pour la confier au Rin.
La foire eut vite beaucoup de monde à accueillir une fois ouverte. L’image de la petite Yue juchée sur l’une ou l’autre des robustes épaules de Rin plaisait toujours beaucoup aux enfants et aux dames. On allait souvent jusqu’à offrir des confiseries et des tours de carrousel à la fillette. Makara le permettait tant qu’il n’y perdait rien et contre l’assurance que les dents de Yue étaient soignées de façon à ce qu’elles ne se gâtassent pas.
Quant à Amerkant, il s’en moquait. Aujourd’hui, il avait d’autres chimères à fouetter. Le déserteur de l’armée impériale promis à Strega était mort en cellule deux jours plus tôt des suites d’une pneumonie. Les geôliers de Soun-Ko n’avaient pas donné suite à sa demande de rachat d’un condamné à mort et, en accord avec son associé et le seigneur Obsolom, il restait encore à inventer un numéro décent à leur nouveau dragon.
Fatigué de s’écorcher les neurones sur cette question épineuse, il en était réduit à aller et venir dans son pavillon en pestant contre tout et tout le monde.
— Il est drôle, Léopold, à faire des promesses impossibles que d’autres doivent ratifier ! Dresser un monstre, cela ne se fait pas en un jour ! Celui-ci ne bouge guère plus qu’une cheminée et produit plus de fumée encore ! Que suis-je supposé faire de cette chose ? Et cette sale gamine qui… ne peut pas bouger non plus.
Opportunément, une idée lui vint.
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