6.1
Les rivages sombres et escarpés des littoraux opralites furent superbement reproduits par les artisans monteurs de la compagnie. Les costumiers ne furent pas en reste. Ils fournirent une robe de soie blanche parfaitement taillée en quelques heures et l’arrangèrent de façon à ce qu’elle allât à Yue comme à la Vierge de Sainte-Légende du tableau qu’elle devait incarner.
Un support fut fabriqué pour que le monument pictural se maintint presque verticalement sur la plateforme mobile qui accueillerait la reproduction. Assise devant l’huile sur pierre, Yue observait consciencieusement l’œuvre d’art tandis que d’autres s’affairaient autour d’elle. De temps à autre, elle jetait un regard à sa covedette : le dragon dont la cage avait été transportée sous le chapiteau. Couché plutôt que dressé sur ses pattes avant, il ne bougeait guère plus qu’une pierre.
Une main posée au sommet de son crâne vint tirer Yue de son état contemplatif.
— Mon Dragon à la tête dans les nuages ? l’interrogea son père en s’asseyant près d’elle.
Pour toute réponse, elle se laissa tomber en travers de ses genoux.
— Tu t’inquiètes pour ton numéro, comprit Rin en lui caressant les cheveux. Ce ne sera pas plus difficile que de faire des acrobaties à dos de licorne, tu sais ? Je suis certain que tout ira bien.
Ces mots furent doux, mais creux, motivés par la seule envie de rassurer. Yue le sentit.
— Tu crois que le mestre va vraiment m’ouvrir le ventre ? s’inquiéta-t-elle.
— Pardon ? Bien sûr que non ! C’est de ça que tu as peur ?
Yue opina, visiblement effrayée.
— Tu n’as pas peur du… de l’autre dragon ?
— Pas vraiment. J’ai seulement peur qu’il ne fasse pas bien comme dit le mestre et que… tu sais… comme la fée.
Douloureusement, Rin se rappela des petits os brisés dont le craquement sinistre avait rendu sa fille folle de rage et de tristesse. Écœuré, il revit le corps frêle de la petite fabuleuse devenu charogne entre les mains du brutal Guiraud, mandé par Mestre Amerkant.
— Elle s’appelait Dorisis, se souvint-il. J’espérais que tu l’aies oubliée avec le temps.
— Pourquoi ? Katina dit que c’est mal d’oublier les gens morts.
— Elle a raison, mais tu n’avais que quatre ans. Les enfants n’ont pas très bonne mémoire à cet âge-là. Quand ils se souviennent de quelque chose, c’est souvent qu’ils en ont eu vraiment très peur.
— Si c’est vrai, je crois que j’ai souvent eu très peur, réfléchit la petite.
Rin serra la mâchoire.
— Je sais, dit-il d’un ton bref pour clore le sujet.
Il espérait que les souvenirs douloureux de sa fille pussent s’estomper, s’il évitait de les entretenir.
— Est-ce que tu sais ce qui est arrivé à la dame ? l’interrogea subitement Yue, les yeux rivés sur le tableau clair-obscur.
— Tu parles de la femme du tableau ? On l’appelle la Vierge de Sainte-légende, mais ce n’est pas une vraie personne, seulement une figure allégorique.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’elle a été créée pour donner un visage à une idée et que, plus tard, cette idée a servi à justifier des massacres et déclencher une guerre.
— Comment on déclenche une guerre, avec une idée ?
— Toutes les guerres sont des guerres d’idées, éluda Rin.
— Est-ce que le dragon aussi est une idée ?
— En fait, le dragon et la femme sont la même personne, donc, la même idée. Ce tableau représente un acte de nécromancie.
Devançant la question qui devait inexorablement suivre, il ajouta :
— La nécromancie, c’est de la magie utilisée pour tromper la mort, changer des choses de la Réalité qui ne devraient pas être changées. Strega, par exemple, n’aurait pas été une chimère si elle n’avait pas été victime de nécromancie. Elle était trois choses distinctes avant d’en devenir une quatrième unique.
— Strega sait faire de la magie ?
— Non, elle… Je ne suis pas sûr que… Tes questions me dépassent un peu. Tu devrais les poser à Célestine.
Yue s’arracha aux bras de son père pour sauter sur sa jambe valide.
— Tant pis. On peut ouvrir la cage, maintenant ?
Au grand dam de Rin, il le fallut bien. Sous la supervision d’Amerkant et de deux dresseurs expérimentés de la troupe, le maître de manège, sa fille, et le dragon vulcanien passèrent l’après-midi à monter et soigner leur numéro. La tâche s’avéra plus facile que ne l’avait craint les deux adultes. Le reptile de feu se montra infiniment docile, rendant presque inutile les chaines à ses pattes. Il n’essaya jamais, ni de mordre, ni de brûler et fit montre d’une grande réceptivité aux consignes.
Il assimila vite qu’il lui fallait, lorsque Yue s’allongeait au centre de la composition, sortir de sa cage, incliner légèrement la tête au-dessus de la fillette et déployer ses ailes.
Amerkant trouvait celles-ci très imposantes au regard de l’âge présumé de la créature. De la racine à la pointe, elles atteignaient presque la taille son corps : les mensurations du premier vol. Le mestre ne tenait à pas ce que le monstre se mette en tête de s’y essayer lors de la première sous l’effet du trac. Il fit part de ses craintes à son associé, qui n’y prêta qu’une oreille distraite. À quelques heures du lever de rideau et à défaut de mieux, il allait falloir composer avec le risque.
Au retour d’Amerkant le chapiteau, la scène avait été débarrassée. L’heure du dernier filage approchait aussi les monteurs avaient-ils fait places aux artistes, maquilleurs et autres acteurs des derniers artifices. D’inhabituels personnages se mêlaient à eux : deux à trois douzaines d’hommes armés.
Avant de risquer la moindre question, Amerkant examina leurs livrées sur lesquelles était brodé en cursives dorées l’emblème de la Maison Makara. Léopold n’avait pas menti en parlant de mesure de protection, mais n’exagérait-il pas ? Une si forte présence militaire n’effraierait-elle pas les spectateurs de la première ? Ne perturberait-elle pas les forains ?
Amerkant se força à faire abstraction de ses craintes. Makara avait dû prendre sa décision en toute connaissance de cause et lui avait encore du pain sur la planche pour garantir le bon déroulement de la soirée.
Dans l’arrière scène, Rin donnait ses dernières recommandations à Yue avant la répétition générale. La petite fille avait beau être née sous le chapiteau et s’y être produite des centaines de fois depuis, jamais elle n’avait eu à côtoyer sur scène d’autre chimère qu’une petite licorne zain, plus douce, celle-là, que les chevaux ordinaires.
— Rappelle-toi que même si nos chimères n’ont jamais essayé de nous faire de mal, ni à moi ni à toi, cela ne veut pas dire qu’elles en sont incapables. Je ne dis pas cela pour que tu aies peur, mais pour que tu sois prudente.
— Je le serai, promit Yue.
Elle avait son air sérieux. Pour le peu de fois où elle revêtait cette expression, Rin estima qu’il pouvait lui faire confiance.
— Toi aussi, tu le seras, d’accord ?
Rin s’apprêtait à répondre à l’affirmative lorsqu’il réalisa que sa fille ne s’adressait pas à lui, mais au dragonneau, dans sa cage. Tout immobile qu’il y restait, il paraissait la fixer elle, spécifiquement. On eut même dit que le battement de ses doubles paupières répondait intelligiblement à la voix de Yue.
— Il m’aime bien, je crois.
— Les dragons se reconnaissent entre eux, plaisanta Rin.
— Il dit aussi qu’il aime beaucoup mes yeux et qu’il se demande à quoi ressemble les siens. On pourra lui apporter un miroir pour qu’il les voit après le spectacle ?
Rin resta sans réponse, presque sans souffle.
— S’il te plait, on pourra ? insista Yue.
— Dragon, tu es un peu trop grande pour faire ça.
— Faire quoi ?
— Arrête, je t’assure ce n’est pas drôle du tout.
— Arrêter quoi ?
— Yue ! s’aggrava Rin. Les humains ne comprennent pas les animaux et encore moins les chimères ! Toi, tu es humaine, est-ce que c’est clair ?
— Mais…
— Je t’ai demandé si c’était clair !
Le rouge monta instantanément aux oreilles et aux joues de la petite fille. Dans sa frayeur, elle trouva à peine la force d’opiner.
— Je ne veux pas avoir à te le répéter, prévint Rin. S’il y a une prochaine fois, tu seras punie. Sévèrement. Tu as compris ?
Tant bien que mal, elle assentit encore.
— Hé là, l’interrompit Amerkant en passant derrière la coulisse, le dernier filage commence. Maître de manège exigé.
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