8.2
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— Belle performance, jeta ironiquement Amerkant à la fin du numéro de Merric. Évite d’éborgner la personne qu’on attachera à la roue ce soir, ce serait quand même dommage.
— Désolé, Mestre. J’rate jamais mon coup d’habitude, mais j’ai des fourmis dans les doigts.
Il jeta un regard de compassion au mannequin qui avait reçu son dernier projectile dans la tête plutôt qu’au-dessus.
— Tes petits problèmes ne m’intéressent pas, le rabroua Amerkant. Si tu fous ton numéro en l’air ce soir, c’est toi qui serviras de cible à ton remplaçant pendant les décans à venir.
— Compris, grogna l’artiste en quittant la scène.
— On salue le public, espèce de rustre ! Et qu’est-ce que vous attendez, vous autres ? Je veux voir un changement de décor fluide, ce n’est pas compliqué, si ? Où est le maître de manège ? Que quelqu’un me ramène cet abruti !
Amerkant avisa sa montre.
— En voilà un à qui la correction d’hier n’a pas remis les idées en place, maugréa-t-il.
Les secondes s’écoulèrent. En parfaite synchronisation avec les aiguilles du cadran d’Amerkant, le premier gong de quatre heures retentit. Le deuxième, le troisième et le quatrième suivirent comme de coutume. Là, le mécanisme de sa montre cessa brusquement de tourner. Renfrogné, Amerkant se tritura la barbe en interrogeant les aiguilles du regard. Lorsqu’il releva les yeux, un importun traversait nonchalamment la scène sous la rumeur interloquée des forains en présence. Il ressemblait à une hallucination : un homme svelte à la pâleur de craie, aux cheveux blanc argentés, auréolé de lumière et couvert d’ornements.
— Hé ! Vous !
Si tous pouvaient le voir, lui ne paraissait pas entendre.
— Qu’est-ce qu’ils branlent, les porte-flingues de Makara ? Que quelqu’un me mette ça dehors ! s’impatienta Amerkant.
Il vint trois gardes pour encercler l’intrus, fusils armés et prêts à tirer. Leur présence ne dissuada pas l’intru de continuer à marcher, l’air aussi insouciant que s’il visitait une maison dont il serait l’invité d’honneur. Les hommes de Makara ne se décidaient pas à user de leurs arguments et Amerkant comprit subitement pourquoi en croisant le regard de leur intru. Ces yeux, ces prunelles grises aux contours pâles n'étaient pas celles d’un humain.
Il était mal avisé d’attaquer un fabuleux sans être sûr de ce qui composait sa chair ou de la nature du sang qui lui coulait dans les veines. Celui-ci…
Amerkant recula lorsqu’il fit un pas dans sa direction.
Plus courageux ou seulement plus inconscient, Guiraud descendit sur scène, ses presque deux mètres et son épaisseur proportionnelle ridiculisant la stature de tous les hommes en présence. Il fit craquer ses points massifs, beaucoup plus déterminé à s’en servir que les garde de leurs fusils. Sa main s’abattit sur l’épaule de l’intrus, qui cessa enfin d’errer, prouvant que le monde matériel pouvait avoir prise sur lui. Amerkant se rengorgea. Pour peu, il aurait ri de sa prime frayeur.
— Apporte-le à Makara, ça c’est son genre de problème.
Guiraud prit l’étranger par le bras comme d’aucun se serait saisi d’un manche à balais. Ce geste lui coûta la vie.
Ses doigts éclatèrent dans une gerbe de sang monstrueuse et un cri d’agonie. Il tomba recroqueviller sur son membre en charpies. Puis ce fut son avant-bras, son coude, épaule… son bras entier se brisa, articulation par articulation, macabre feu d’artifice qui couvrit l’arène de rouge.
Un coup de feu, puis deux autres. Autour de la cible, les trois tireurs étaient tombés morts, abattues par des tirs qui ne les visaient pas, des balles perdues dans une trajectoire absurde. Une plaie béante pour crâne. Vague de panique. Elle balaya la scène, les gradins, les coulisses, et le reste.
Hypnotisé par la figure impassible de l’intru, sa figure éclaboussée de sang, ses yeux blancs qui ne clignaient pas, Amerkant tomba en arrière, les jambes rompues, le souffle court. Ses sens noyés dans le chaos, il croyait être en plein cauchemar.
Une présence derrière lui. Une main caressante, presque maternelle, lui passa dans les cheveux et autour du visage, raffermit sa prise et lui brisa le cou.
Son cadavre tomba lourdement aux pieds de Gerane. Elle l’enjamba pour se planter devant Lith.
— Je vous avais prié de m’attendre, le sermonna-t-elle.
— Ta requête a été rejetée.
Sitôt l’évidence soulignée, il reprit sa visite avec l’indifférence tranquille des être qui se croient invulnérable. Plus prudente, Gerane enfonça les griffes de ses orteils dans le sable de l’arène pour mieux y déployer ses sens. Quelques pauvres hères se cachaient encore entre les décors, sous les gradins et entre les rideaux.
— Rena ! Rena !
Violette entra sous le chapiteau, surexcitée, tractant un corps d’une main et brandissant une affiche de l’autre. Elle présenta l’homme groggy comme un prédateur présente sa proie.
— Regarde !
Son bout d’affiche chiffonné montrait homme en gilet rayé et haut-de-forme : exactement celui qui gisait entre elles, le chapeau en moins.
— Que veux-tu que j’en fasse ? soupira Gerane.
— Il doit être important ! Son visage est partout.
— Il ne l’est pas pour nous. Tu peux l’achever.
Violette poussa sa proie du bout du pied, désenthousiasmée.
— Il a une odeur bizarre.
Gerane le reconsidéra, se concentrant sur les couleurs de son emprunte à défaut de pouvoir en sentir l’odeur. Sans contexte, il s’agissait d’un humain. Pour autant, une teinte légère, aussi fine qu’une seconde peau, lui colorait le visage.
— Mieux vaut éviter de le manger, concéda-t-elle.
Elle débarrassa Violette de son affiche et défit les nœuds de sa cape.
— Du monde approche, souffla-t-elle. Où est Togo ?
Violette haussa les épaules. Derrière elle, l’entrée principale du chapiteau s’ouvrait plus grand, perçant la pénombre d’une lumière agressive. Avec ordre, presque avec chorégraphie trois douzaines, deux douzaines de gardes les encerclèrent, bien plus calmes et déterminés que leurs prédécesseurs. À leur tête, le seigneur du château de toile entra après eux, ses contours brouillés par une force de nature trouble.
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