14.1

5 minutes de lecture

L’armature métallique du grand chapiteau n’avait presque plus de toile pour l’habiller. Certains piliers s’étaient affaissés sous la chaleur d’un brasier dont il ne restait plus que des cendres. La lune, rayonnante jusqu’à travers le brouillard et les fumées rémanentes, jetait de monstrueuses ombres sur cette scène de désastre que des moines en coule blanche et des sergents en habit noir arpentaient lentement, comme autant de fantômes.

Yue eut à peine le temps de s’en effrayer qu’un cri alarmé lui fit bondir le cœur.

Son retour au cirque n’était pas passé inaperçu. La coulisse étant aussi pleine de monde que le reste de la structure dénudée, son apparition avait pris plus d’une personne de court.

Terrifiée par l’agitation subite qu’elle avait provoquée, elle fit un faux mouvement dont sa cheville foulée pâtit terriblement malgré l’attelle d’Isaac. Un élancement d’une vigueur innommable lui remonta jusque dans le genou, puis la hanche. Un gémissement plaintif et une larme lui échappèrent. Ce fut peut-être le plus douloureux. La fierté l’étouffait toutes les fois qu’elle faisait montre de faiblesse en public.

La petite fille trébucha deux ou trois fois avant de réussir à stabiliser sa course, pénible et disgracieuse.

— Papa ! appela-t-elle en passant du côté de la scène.

Une seconde fois, elle se fit remarquer, mais ne se laissa ni arrêter ni ralentir. Elle en bouscula plus d’un en se frayant un chemin à travers la foule éparse.

Fatalement, une main se referma sur son bras. Freinée dans son élan, elle en perdit le contrôle au point de tomber à genoux. Sa détermination n’en fut pas ébranlée. Elle se releva aussitôt et se débattit pour échapper à l’étau qui l’enserrait.

— Lâchez-moi ! protesta-t-elle. Je veux… je dois… je cherche mon père !

Une gifle retentissante s’abattit sur sa tempe. Étourdie par le choc, elle n’entendit que très confusément les jurons dont son assaillant ponctua son geste.

— Qu’est-ce que tu fais là, hein ? rugit-il. Tu n’as pas l’impression de déranger ?

Yue aurait voulu lui retourner la question. Au lieu de cela, elle se contenta de serrer la mâchoire en regardant le sol, se demandant si cette circonstance faisait partie de celles où elle avait le droit de mordre.

— Je te parle ! gronda l’homme en la secouant.

Cet accès de violence décida Yue à reprendre la lutte pour se libérer. Si elle ne mordit pas, elle griffa. La surprise plus que la douleur lui donna l’ascendant sur son opposant. Elle fut hors de sa portée en trois pénibles enjambées. Une quatrième la fit entrer en collision avec un nouvel ennemi potentiel. Elle se disposait à lui échapper comme à l’autre lorsqu’une vague saisissante d’effluves la submergea. Ces senteurs aussi familières que profondes ainsi que le toucher apaisant d’une étoffe brodée lui firent reconnaître celle que ses yeux embrumés ne lui avaient pas laissé voir.

— Célestine, souffla-t-elle avec soulagement.

— Yue… Où est-ce que tu…

Célestine grimaça, l’air de souffrir atrocement.

— Où est-ce que tu étais ? reprit-elle. Je t’ai cherchée partout !

— Elle est à vous ?

Reconnaissant la voix de celui qui l’avait brutalement interpelée et se sentant protégée, Yue trouva la hardiesse d’examiner sa figure. Elle était creusée, pâle et ridée. Yue, qui n’avait qu’une idée très vague de l’effet du temps sur les corps, lui aurait donné plus de deux cent ans. À la vue des bras secs et chétifs qui dépassaient des manches trop courtes de sa robe de bure, elle s’étonna d’avoir eu tant de mal à lui échapper.

— Que lui voulez-vous ? demanda Célestine d’un ton bourru.

Avec hauteur, le vieil homme montra les trois sillons rouges dont les ongles de la petite fille avaient zébré sa main.

— Tenez-la un peu, cracha-t-il.

Sans attendre la moindre réplique, il retourna auprès de ses confrères. Ce comportement laissa Yue stupéfaite. Elle s’était attendue à ce qu’une discussion sérieuse débute entre les deux adultes, que l’homme exigeât qu’une punition lui soit infligée ou que Célestine ait à répondre de ses actes d’une façon ou d’une autre. Elle aurait presque souhaité qu’il en fut ainsi tant le caractère inhabituel de ce dénouement la perturbait.

— Tu n’es pas raisonnable, Yue, la disputa franchement Célestine. Tu t’attires toujours des embêtements ! Je ne sais plus quoi te dire ! Qu’aurais-tu fait si je n’avais pas été là, dis-moi ? Est-ce qu’il t’est si difficile de rester sage quelques heures ? Tu ne fais que des bêtises depuis hier ! Tes idioties vont finir par me rendre folle !

Il semblait à Yue que sa langue se pétrifiait. Quand bien même elle se serait sentie capable de parler, elle n’aurait rien eu à répondre. Ainsi, elle prit le parti de se laisser gronder en silence, jusqu’à ce qu’il plût à Célestine de terminer ses remontrances.

Le mal de tête dont Célestine souffrait encore fit qu’elle baissa très vite de plusieurs tons avant de conclure d’une voix presque douce :

— Maintenant, tu ne me lâches plus, est-ce que c’est bien compris ?

Yue opina et attrapa la main que Célestine lui tendait, puis la suivit complaisamment, convaincue qu’elle ne pouvait la mener qu’à un endroit, ou plutôt qu’à une personne : son père.

Le confort de cette certitude lui laissa l’esprit assez libre pour observer son entourage. D’abord, sans conteste, elle comprit qu’il y avait eu un incendie. Ensuite, la foule l’interpella ; Yue avait toujours connu le chapiteau plein de monde les soirs de première, mais jamais ailleurs que dans les gradins. Elle ne s’expliquait pas non plus l’absence des visages familiers de sa troupe.

Çà et là, de grandes bâches brunes maculées de taches rouille tapissaient le sol. Yue ne connaissait que trop bien ces accessoires. On en recouvrait les restes des victimes de Strega après ses représentations.

— Il y a eu un accident avec une chimère ? supposa-t-elle.

Célestine ne répondit pas, mais ses doigts se crispèrent autour de ceux de la petite fille.

— Pourquoi tu dis rien ? insista-t-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ? Et il est où, papa ?

Célestine inspira comme pour se préparer à formuler une réponse difficile lorsqu’une voix forte s’éleva pour l’interrompre.

— Célestine, c’est bien ça ?

La femme se retourna. En même temps que Yue, elle reposa les yeux sur le vieux moine dont elles s’étaient tout juste éloignées. Il était en compagnie d’un homme en livrée bleue dont l’aspect n’était pas étranger à Yue. C’était lui qui avait appelé.

— Je dois contrôler l’identité de la fille. Quant à vous, la mestresse veut vous voir. Suivez-moi.

Annotations

Vous aimez lire Ana F. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0