16.1
Isaac n’avait pas de résistance à l’autorité. S’il lui était arrivé de désobéir à un adulte ou à un enfant dont il reconnaissait l’ascendant, ce n’avait jamais été que pour mieux obéir à un ordre antérieur.
Suivant cette habitude, il s’était habillé lorsque Néphélie – il ne fallait plus dire Célestine – l’avait enjoint à le faire, l’avait suivie partout où elle avait voulu le mener et mangé ce qu’elle lui avait servi sans rechigner.
En fin d’après-midi, tous deux étaient de retour à l’auberge. Engourdi de fatigue et de tristesse, Isaac poussa un gémissement dolent en se recouchant sur leur lit.
— Tu as mal quelque part ? s’inquiéta Néphélie.
— Pas vraiment.
Elle s’assit près de lui pour lui prendre la température et le pouls. Son cœur battait la chamade et ses joues chauffaient, mais pas de façon trop alarmante.
— Dragon me manque, bruissa-t-il. Pourquoi je ne peux pas aller avec elle ?
Néphélie poussa un profond soupir.
— Isaac, si Yue avait été une grande fille ou que ses nouveaux mestres avaient été… différents, je t’aurais laissé avec elle, mais ce n’est pas le cas.
— Mais elle va grandir, argua Isaac. En attendant, je pourrais rester dans mon endroit secret, non ?
— Ne dis pas n’importe quoi, tu…
Néphélie s’interrompit pour réfléchir.
— Tu restes souvent dans l’endroit secret pendant longtemps ? reprit-elle.
Isaac se redressa et dégagea les cheveux de son visage en même temps qu’il en chassa quelques larmes.
— Oui, tout le temps. Avec maman, c’est là qu’on habite quand on part en voyage.
— Qu’y mangez-vous ?
— Euh… rien… pas besoin, là-bas.
— Alors le… l’endroit secret n’est… Quelle taille fait-il ?
Isaac haussa les épaules.
— En combien de temps peux-tu en faire le tour ?
— Je… Un jour ? hasarda Isaac. Ou un peu moins.
Trois coups sonores firent trembler le bois noirci de la porte ainsi que les cœurs des occupants de la chambre. Néphélie obliqua un regard vers le carreau de fenêtre voilé d’un rideau fin, puis vers l’entrée. L’appel fut réitéré. Isaac s’aplatit les mains sur la bouche pour faire taire son souffle, sans vraiment savoir pourquoi il avait si peur d’être entendu.
La voix de l’aubergiste, sans âge et éraillée, pénétra la pièce comme si son détenteur s’y était trouvé.
— Vous êtes là, m’dame ? Y a quelqu’un qui vous demande en bas. Ç’a l’air important.
La crispation prit Néphélie à la nuque. Elle n’attendait de visite d’aucune sorte et se serait passée d’en avoir. Cent questions et autant de scénarios lui échaudaient la tête alors qu’elle tâchait de deviner qui pouvait vouloir lui parler et sous quel nom cette personne la demandait.
— Donnez-moi une minute, répondit-elle d’une voix légèrement trop rauque.
Elle avait résolu de donner à Néphélie une inflexion plus douce, plus jeune, et peut-être un phrasé plus simple que celui de Célestine. Elle destinait ce nouveau personnage à une vie humble, effacée ; une vie de transition comme l’avaient été deux de ses précédentes. Il lui faudrait encore quelques jours pour se parfaire.
Tout en déplaçant ostensiblement ses effets pour donner l’illusion d’être affairée, elle tendit l’oreille pour s’assurer du départ de l’aubergiste. Après force grincement de plancher, le silence parut se faire dans le couloir.
— Est-ce que tu peux aller dans ton endroit secret, là, maintenant ? souffla-t-elle à Isaac.
Le petit garçon hocha la tête.
— Vas-y, ordonna-t-elle. Moi, je surveille ton coffre pendant ce temps. Tu n’auras qu’à sortir quand… est-ce que tu entends les choses de l’extérieur quand tu es dedans ?
— Parfois, pas toujours. Pas tout le monde.
Néphélie leva les yeux au ciel, ahurie par le pari qu’elle était sur le point de risquer. D’un autre côté, elle avait plus à gagner qu’à perdre en mettant Issac à l’abri de son visiteur.
— Vas-y et attend un signe de moi ou d’une personne que tu connais bien, d’accord ?
Les yeux d’Isaac s’embrumèrent. Les mains toujours appuyées sur les lèvres, il battit nerveusement des paupières en hochant la tête. Néphélie savait la gêne qu’éprouvait Isaac à faire usage de magie devant témoin, soit par timidité, soit par idée de discrétion. Aussi, elle se retourna pour lui laisser les quelques secondes d’intimité nécessaires. Une perturbation dont la texture se trouva proche de celle du courant d’air arracha un frisson à la jeune femme. Un bruit mat s’ensuivit, celui de la chute du coffre sur le sol. Néphélie hésita entre le cacher dans la chambre et le serrer dans sa bourse. La seconde option l’emporta.
En descendant l’escalier, elle tâcha de se construire un visage neutre, empreint d’une légère teinte de naïveté supposée seoir au naturel de son nouveau personnage.
À l’image des petites pièces sombres dans lesquelles couchaient les clients, la salle de l’auberge était un brin sordide, trop étroite dans toutes les dimensions. La carrure d’un homme en habit noir l’encombrait presque entièrement.
Une ombre opaque voilait le visage du visiteur. Il se découvrit, révélant de grands yeux bruns d’une douceur insoupçonnée. Un sourire poli éclaira son visage d’une lueur humble. Il s’introduisit à Néphélie avec plus de respect qu’on ne lui eut jamais témoigné, puis plaida sa cause : son épouse et lui avait recueilli une enfant. Cette enfant avait égaré un frère. Ce frère, disait-on, pouvait s’être trouvé auprès d’elle : sept ans, de grands yeux verts, une abondante chevelure noire…
— Isaac, le nomma Néphélie.
— Exact. Ainsi, vous le connaissez ?
— Assez.
— Si ce garçon n’a pas d’attache plus légitime ou plus forte que celle qui le lie à Yue, je voudrais les réunir sous ma protection.
— Pourquoi tant de charité ? Vous vous donnez beaucoup de mal pour une esclave de votre beau-frère et son frère inconnu ? D’aucun pourrait vous prêter de mauvaises intentions.
— Je vous l’accorde. Je n’ai pas de preuve irréfutable de ma bonne foi à vous donner, seulement ma parole. Je peux vous jurer sur ma vie que je n’ai jamais fait de mal à un enfant, que j’ai toujours aidé mon prochain, et que j’ai l’intention de pouvoir refaire son serment sur mon lit de mort. J’ai résolu de prendre soin de Yue. J’ignore si quelqu’un au monde est en mesure d’en faire autant pour Isaac. J’ai aussi la conviction que séparer une fratrie, naturelle ou non, est un acte horrible. Ainsi, je veux les réunir et m’en occuper moi-même. Je suis père de famille. J’ai étudié les sciences arcaniques de bonne heure. La magie ne m’effraie pas.
Cette dernière précision fit lever un sourcil à Néphélie. Pourquoi parler de magie, subitement ? Savait-il ? Yue lui avait-elle révélé si facilement les capacités d’Isaac ? Où Hiram parlait-il de Yue et de ce que son physique fabuleux suggérait ? Était-il réellement si ouvert à l’idée d’accueillir des enfants si particuliers chez lui ? de les traiter en humains libres ?
Néphélie n’avait jamais cru, ni aux miracles, ni en la chance. Elle n’y avait jamais eu droit. Isaac pouvait-il être moins malchanceux ?
— Je peux peut-être vous confier Isaac à certaines conditions, céda Néphélie. Sachez d’emblée que vous aurez du mal à… l’atteindre. Dans un premier temps.
☽
L’air avait changé de texture. Isaac le huma à plein poumons. Ses narines s’emplirent d’un mélange de fleur d’oranger et de menthe poivrée. La parure du grand lit de sa maisonnette sentait encore comme les cheveux de sa sœur. Il étreignit le coussin qui exhalait le mieux cette odeur une longue minute et, rassuré par elle, se sentit la de force à quitter la chambre.
— Golem ? appela-t-il. Golem !
Le pantin n’était nulle part dans la maison.
— Golem ! cria Isaac en franchissant la porte.
Au loin, il discerna nettement la longue silhouette minérale du gardien de l’arcane. Il était assis à l’endroit même où Isaac l’avait laissé la veille. Le fait qu’il n’ait pas bougé ne pouvait signifier qu’une chose : ce qu’il s’était mis en devoir de surveiller n’avait pas bougé non plus.
Isaac s’approcha d’un pas vacillant. Le vent lui soufflait dans le dos, si fort qu’il le poussait en avant. Arrivé au niveau du pantin, il s’accrocha à son bras pour ne pas perdre l’équilibre.
Gerane était bel et bien là, droite sur son séant. Près d’elle, le dragon reposait presque aussi sagement, louchant sur un bouton de fleur que son souffle nasal ballotait.
— Bonsoir, Isaac, dit inopinément Gerane sans ouvrir les yeux.
Le petit garçon tressaillit.
— Bonsoir, Gerane, bredouilla-t-il. Pourquoi vous êtes encore là ? Vous aviez dit…
Elle contint imparfaitement un éclat de rire.
— Où et comment aurais-je pu m’en aller, selon toi ? Mes soupçons se confirment, tu n’as pas formé cet arcane.
Sans vraiment comprendre tout ce qu’elle insinuait, Isaac fut vexé par sa remarque.
— Comment vous connaissez mon nom ? s’étonna-t-il tardivement.
— D’où sais-tu le mien ? répliqua-t-elle du tac au tac.
Elle daigna enfin ouvrir les yeux. Isaac baissa les siens pour ne pas croiser son regard et se dissimula encore un peu plus derrière son golem.
— Isaac, tu n’as aucune raison d’avoir peur. Tu as plus de pouvoirs que moi, ici. Quant à ce que l’expérience me donne d’ascendant sur toi, le créateur de cet arcane s’est débrouillé pour t’en protéger. Je ne peux rien faire pour te nuire ou contre ta volonté. Si nous sommes encore là, le dragon et moi, c’est qu’inconsciemment, tu nous as interdit de partir.
— Pourquoi j’aurais fait ça ?
— Tu ne sais pas ce que veut dire inconsciemment, j’imagine.
— Arrêtez de vous moquer de moi ! protesta faiblement le garçon.
— Je ne me moque pas, prétendit-elle. Approche, s’il te plait. J’aimerais te voir à mon aise, pour une fois.
Elle s’était exprimée d’un ton suffisamment doux pour que, le temps d’oublier qui elle était et ce qu’elle était, l’instinct d’Isaac le poussât à lui obéir. Pour la première fois, il se tint devant elle sans personne pour les séparer. Elle semblait étrangement humaine, vue de près.
— Tu es très jeune, souligna-t-elle comme s’il ne se fut pas agi d’une évidence. Je ne m’étonne pas que ton usage de la magie soit aussi chaotique. Tu es aussi puissant que tu es livré à toi-même… Ce qui n’est pas sans me rappeler une personne que j’ai bien connue. Tu vas finir par te blesser ou par faire une très grosse bêtise si tu continues à suivre aveuglément tes instincts. Tu vas vite devoir commencer à tracer des glyphes pour former tes arcanes. Si on ne donne pas de direction à la magie, elle déborde.
Pour illustrer son propos, elle passa une main dans la masse rousse de ses cheveux pour offrir quelques-unes de ses mèches au vent. Il soufflait fort. Trop fort. Il n’y aurait pas dû y avoir de vent.
— Je peux te donner quelques leçons, si tu veux, proposa-t-elle.
— Non merci, refusa Isaac.
— Non ?
— Vous êtes dangereuse. Vous faites du mal aux gens.
— Vraiment ? Que me reproches-tu exactement ?
Isaac déglutit.
— Je crois que je commence à te cerner, s’avança-t-elle.
Du bout de sa griffe, elle raccourcit son habit d’un petit rectangle de toile qu’elle étala au creux de sa main gauche. Un éclat bleu, bref et mouvant comme un craquement d’allumette, illumina la fabrique. Gerane souffla dessus, considéra son œuvre, puis la fit voir à Isaac.
Fasciné, le petit garçon avança malgré lui pour s’en emparer. Le tissu était étrangement froid entre ses doigts.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Disons que c’est un outil, expliqua Gerane sur un ton professoral. Disons aussi que la magie est une force, comme celle qui nous maintient les pieds sur terre ou celle qui fait flotter les bateaux. Toi Isaac, tu as beaucoup de force en toi et tu as très vite compris que tu pouvais t’en servir sur toute sorte de matériaux, mais il te manque un intermédiaire entre ton pouvoir et ce à quoi tu l’appliques. Tu n’essaierais pas de planter un clou sans marteau, n’est-ce pas ?
— Non, bredouilla Isaac.
— Bien. Aucun arcaniste n’aurait l’idée de pratiquer la magie sans glyphes ou outils alternatifs, écrits, oraux, ou gestuels, au risque de blesser quelqu’un ou de détruire le matériau à travailler.
Isaac se rembrunit.
— Je ne comprends pas bien ce que vous dites.
— Tu finiras par comprendre. Essaie.
— Essayer quoi ?
— De former un arcane en te servant de mon tracé pour canaliser ton pouvoir. Cela t’aidera à cibler les déformations que tu génères, de sorte que la Réalité reprenne son alignement d’origine et que tes arcanes ne deviennent pas sacrilèges.
— Que… Quel arcane je dois former ?
— Tu as le choix, mais si ça ne tenait qu’à moi, j’aimerais autant que tu t’en serves pour me libérer de cet endroit. Tu ne comptes pas me garder prisonnière éternellement, je suppose ?
Le trop plein d’informations explicites et implicites condensées dans ces deux phrases contraignit Isaac à réfléchir longuement et intensément.
Gerane était dangereuse, sa maman l’avait dit. Or, à l’en croire, Gerane était sa prisonnière. La prison, Isaac le savait, était un endroit où les personnes dangereuses devaient rester enfermées pour être empêchées de faire du mal aux autres. En conclusion, Gerane ne pouvait faire de mal à personne tant qu’elle était enfermée, ni à lui, ni à personne.
— Je crois que c’est mieux si vous restez ici, décréta-t-il. De toute façon, je dois attendre un signe.
Sans laisser à Gerane le temps de réagir, Isaac fit volte-face et repartit s’enfermer dans sa maisonnette.
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