25.2
Yue se souvenait avec précision de sa petite enfance – des bons moments comme des mauvais. Voir le dragon vulcanien encerclé de porte-sabres, tenant leurs gardes comme les bateleurs tenaient leurs positions de force, lui rappelait un ses cinq ans. Ses acrobaties commençaient à être dignes d’intérêts et ses mouvements à faire figure de danse ; ses mestres l’avaient mise en scène dans un ensemble chorégraphique à prétentions théâtrales, agrémenté de cracheurs de feu et jongleurs d’épées. La scène s’était passée de projecteurs. L’éclat rugissant des torches réfléchi par les lames voltigeuses avait suffi à faire ressortir la mouvance des artistes aussi bien que celles de leurs ombres.
Yue avait aimé participer à ce numéro. Rin avait détesté le regarder. Trois ans plus tard, la fillette pensa enfin comprendre la nature de leur désaccord. Le danger, réalisait-elle, pouvait être beaucoup plus terrifiant, vu de loin. Elle avait aimé l’éclat du fer et du feu pour ne l’avoir jamais associé à celui de la mort. Jamais avant cette soirée.
Le dragon battait nerveusement des ailes sans s’élever du sol. Il grondait pour intimider ses opposants sans beaucoup plus de succès. Ses cris exprimaient plus de détresse que d’hostilité pour ce qu’en jugeait Yue. La première offensive vint pourtant de lui. Une puissante volte de sa queue percuta trois de ses ennemis. Deux d’entre eux s’écrasèrent au sol. Le troisième – la troisième – termina sa chute contre les marches de l’escalier en un craquement sinistre.
Trois autres assaillants approchaient frontalement la chimère, qui rugit en manière de sommation. Deux autres lames, dont celle de Krisha, en profitèrent pour l’attaque de côté. Leurs tranchants tailladèrent sa cuirasse en giclées iridescentes de fluide noirâtre. Le vulcanien hurla. À nouveau le palais trembla. La secousse fut telle que le la lumière vacilla. Bien vite, pourtant, la danse reprit coup et ripostes, parades et esquives.
Les mains crispées à la rambarde et les yeux toujours rivés au ballet monstrueux, Yue dégravit les marches d’un pas fébrile.
La femme échouée au bas de l’escalier au début de l’affrontement s’y étendait encore les yeux grands ouverts. La petite fille se pencha sur le corps étendu, fixa la poitrine inerte à la recherche d’un brin de souffle. Rien.
Les oreilles de Yue s’emplirent d’une eau trouble qui lui noya les sens. Elle sortit de sa torpeur comme d’un sommeil trop profond : en sursaut violent. Le mauvais appui de sa cheville lui fit perdre l’équilibre.
Un cri, presque un râle.
En ce court laps de temps, le dragon avait été maitrisé, ses ailes de peau clouées au sol par six lames courbes. Il gémissait pitoyablement, osant à peine remuer de peur de se déchirer. Yue se sentit profondément triste. Pourquoi devait-il souffrir à ce point ? Pour s’être maladroitement défendu contre des inconnus effrayants qui l’attaquaient à dix contre un ?
C’est juste un bébé dragon…
— Mademoiselle Yue ! appela Krisha d’une voix rude, vous n’auriez pas dû descendre ! Remontez, s’il vous plait. Vous ne…
Les portes de la cour nord s’ouvrirent avec fracas. Un même éclair de paralysie foudroya toutes les personnes présentes lorsque, trempée de la racine de ses cheveux roux à la pointe griffue de ses orteils, une silhouette décharnée foula le seuil de la résidence.
— Je me charge de Mademoiselle, décréta-t-elle, un étrange sourire aux lèvres. Le Sang de Yogaela doit retourner à Arë’n. Ne vous mettez en travers de mon chemin que si vous voulez mourir.
Annotations