29.1
L’état d’Ibranhem s’était stabilisé, tout en restant préoccupant. Son souffle demeurait plutôt régulier, mais ses brûlures l’éprouvaient jusqu’à l’évanouissement. À entendre les sifflements gutturaux de sa respiration, à voir les chairs calcinées de sa gorge, son père était presque soulagé de le savoir inconscient.
— Mestre ?
Hiram écrasait du pouce les perles de sueur à la racine des cheveux d’Ibranhem. Il oscillait en harmonie avec ce geste de bienveillance, comme s’il avait bercé son fils. Quand l’avait-il réellement fait pour la dernière fois ? Ce jeune homme avait grandi bien trop vite.
— Mestre, reprit plus ostensiblement son esclave, si je puis me permettre, je pense que votre fils a besoin de repos. Même… endormi, il est très certainement sensible à l’agitation.
Le père dut prendre sur lui pour reconnaître la justesse de cette remarque. Il se leva, puis sortit silencieusement de la clinique de fortune.
Au détour du couloir qui jouxtait la salle, il surprit le dernier mouvement esquissé par une de ses filles pour se dissimuler à l’autre angle du mur. Hiram poussa un soupir amusé.
— Je vous ai vues.
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elles ne parussent.
— Bonjour, mon père, dirent-elles presque d’une même voix.
Hiram s’efforça d’imprimer à sa voix le ton réprobateur que la situation exigeait :
— Vous n’avez rien à faire là, je me trompe ?
L’échec fut cuisant. Chacune de ses syllabes eut la douceur de la compassion qui l’animait profondément. Hiram savait bien pourquoi ses filles étaient présentes : voir leur frère ainsi que tous les blessés de la veille. Comment aurait-il pu le leur reprocher sérieusement ? Néanmoins, il préférait les savoir frustrées plutôt qu’inutilement traumatisées.
— Qui est supposé vous garder ? poursuivit-il.
— Meriem, répondit Ismé.
— Mais elle a été obligée d’aller aider à la cuisine, l’excusa Emaëra. Alors…
Ismé fit un aller-retour par la cachette dont elles étaient sorties pour en rapporter un panier d’effluves et de pétales de jasmin bleus et blancs. En y regardant plus près, Hiram vit qu’ils étaient arrangés en guirlandes, ou plutôt en bijoux.
— On a fait des bracelets, expliqua-t-elle. Il y en a pour Ibranhem, pour Krisha, pour Bahir… Il y en a aussi pour Rowena.
Hiram eut un petit sourire indulgent.
— C’est très gentil d’avoir pensé à elle, mais ce n’est pas très poli de l’appeler par son prénom.
— Comment on peut l’appeler alors ? s’enquit Ismé. Elle ne veut pas qu’on l’appelle mère, et on ne peut pas l’appeler ma mère, puisqu’elle ne l’est pas.
— Euh… et bien… balbutia Hiram. Nous verrons cela plus tard.
— On a aussi fait un joli peigne pour les cheveux de Yue, expliqua Emaëra. Ça ne se verra pas bien sur ses cheveux tout blancs mais ce sera joli quand même. Comme ça, quand elle reviendra, elle verra qu’on l’aime bien et elle voudra plus partir. Enfin, j’espère… Et il y a une couronne pour Isaac. Tara dit qu’il a sauvé plein de monde hier, alors on voulait lui dire merci. Puis un collier pour Benabard, pour dire qu’on lui pardonne.
— On ne sait pas vraiment de quoi on le pardonne, précisa Ismé, mais ma mère dit qu’il ne faut pas garder de rancune dans le cœur, ou quelque chose comme ça.
Complètement désarmé, Hiram ploya le genou, tant pour mieux voir ses filles que pour céder un peu du poids de son corps au sol, puis reprit d’une voix dont il ne chercha pas à déguiser la douceur :
— Votre mère est une femme exceptionnelle qui fera de vous des personnes tout aussi exceptionnelles si vous suivez sagement ses conseils. À ma place, je pense qu’elle vous féliciterait pour votre pensée, mais vous dirait qu’il y a de meilleures façons de faire montre de vertu qu’en trompant la confiance de ceux qui se démènent pour prendre soin de vous.
Il tendit une main au creux de laquelle une Ismé contrite déposa l’anse de son panier.
— Je ferai parvenir vos cadeaux à qui de droit, promit-il. D’ici-là, je vous invite à aller proposer votre aide à Meriem. Si vous parvenez à lui être utile, cela pourrait vous alléger la conscience après les embêtements auxquels vous venez de l’exposer. Qu’en pensez-vous ?
Les jumelles échangèrent longuement, silencieusement, à travers leurs seuls regards. Une énième fois, Hiram se demanda si, comme le prétendaient certains, le fait d’avoir partagé le même berceau primaire conférait à ses filles des dons de communication transcendantaux. Au terme de leur conversation, elles surprirent Hiram par leur double étreinte. Il la leur rendit avec cœur.
Aussi subitement qu’elles avaient décidé de ce contact, elles le défirent, puis s’en furent à pas précipités en direction de l’escalier de service. Laissé à l’abandon, Hiram se redressa, épousseta son habit, puis reconsidéra le panier de jasmin, le sourire aux lèvres en se figurant à quel point ses arbustes devaient se trouver dégarnis. Tout en appréciant la facture des différents bijoux, il accéda à l’étage bas, puis aux caves.
Il répondit à peine au salut courtois de l’esclave placé en faction près du fabuleux avant de retomber sur la chaise grinçante qu’il avait occupé la veille. Il lui fallut un certain temps avant de trouver le courage de lever les yeux.
L’épaule appuyé aux barreaux de sa prison, le détenu l’observait aussi fixement que s’il y avait été occupé depuis des heures. Ce fut alors qu’Hiram remarqua à quel point ses yeux flamboyaient. Ils avaient l’incandescence du charbon ardent, voilé d’un film brun qui leur conférait l’éclat de l’ambre, même dans la pénombre.
Hiram tâcha de se rappeler de leur couleur originelle et se haït de ne pas y parvenir.
— On a beaucoup discuté, jeta subitement le fabuleux.
— Qui, on ? s’enquit Hiram après un léger sursaut.
— L’humain, le dragon et moi. On. J’entendais moins souvent la voix de l’humain avant… avant… je sais plus. Je l’entends, c’est tout. En fait, j’entends plein de choses. C’est agaçant. En tout cas, on a discuté.
— À quel propos ?
— Votre question d’hier. Mon nom. L’humain n’a rien contre le sien. Moi, je le trouve trop long. Le dragon pense que ça n’a pas d’importance. Alors ce sera Bard.
Il accompagna son décret du signe associé, ressemblant à l’accord d’un luth. Hiram ne put contenir un rire nerveux.
— Bard ? répéta-t-il. Un diminutif de ton prénom ? Cela n’est pas très flatteur en pays réel, si je ne m’abuse.
— Je sais. Mais puisque je suis un fabuleux, maintenant, c’est naturel. Ce n’est pas vraiment moi qui l’ai choisi. En fait, c’est Yue et le sourd. Il m’a fallu du temps pour m’en rappeler ou même pour comprendre que c’était de l’humain qu’ils parlaient. Je crois que ce nom nous va bien. Je le garde pour nous trois. Et j’apprendrais peut-être à jouer du luth un jour.
— Tu aimes la musique ?
— Assez. La musique, c’est la seule chose que le dragon entendait, quand sa prison était dans un entrepôt. Et parfois, Mildred chante, quand elle croit qu’elle est toute seule. Elle a une jolie voix, quand elle chante.
— Je sais, approuva Hiram. Mes deux épouses ont cela en commun. Ta belle-mère… Maleka, je veux dire. Elle me regarde avec inquiétude toutes les fois que je vais écouter de la musique, car elle sait comme je suis sensible au charme d’une jolie voix dans une jolie femme. C’est de là que m’est venu mon premier sentiment d’amour pour Maleka, puis pour ta mère à toi. Celle de l’humain, si tu préfères.
Hiram et Bard échangèrent un regard entendu, étonnés de leur complicité momentanée.
— Que faites-vous de sa dot ? taquina l’adolescent.
— Je mentirais en disant que la fortune des Makara ne m’a pas aidé à sortir d’une période extrêmement difficile. Il n’a pas été question d’amour dans notre union, mais j’aurais aimé voir ce sentiment naître entre nous. Finalement, nous en sommes restés à notre arrangement. Son argent sauvait mon chai. Mon nom la sauvait d’un mariage plus contraignant que le nôtre. Mais ce n’est pas à moi que te raconter les détails de cette histoire… Bard.
Prononcer ce nom le fit légèrement frissonner. Pas désagréablement, néanmoins.
— Elle me déteste un peu trop pour me faire des confidences ou seulement m’adresser la parole, remarqua le fabuleux.
— Concentrons-nous sur une chose à la fois. L’opinion que Mildred a de toi est très certainement la dernière chose sur laquelle nous pourrons agir positivement. Notre priorité est de te comprendre.
— Est-ce que cela veut dire qu’Ibranhem va mieux ?
Hiram s’assombrit.
— J’imagine que c’est trop tôt aborder le sujet. Je suis désolé… Pas seulement pour ce que j’ai dit, aussi pour ce j’ai fait à... Je ne voulais pas. Enfin si mais… J’avais… C’était comme au cirque. J’avais juste vraiment besoin de détruire quelque chose.
Après une longue minute de méditation, Hiram s’éclaircit la gorge.
— Si je t’offre un collier de jasmin confectionné par mes filles, le brûleras-tu ?
Bard s’observa. Les vêtements qu’il avait fini par enfiler demeuraient intacts.
— Je ne crois pas.
— Les remercieras-tu si l’occasion se présente ?
— Est-ce que l’occasion va se présenter ?
— Cela dépend de beaucoup de choses. Ce qui est certain, c’est que je ne compte pas te garder ici indéfiniment. J’entends élever des enfants dans un climat sécurisant et pour l’instant, tu es un danger pour eux comme pour toi-même. Je te regarde comme une victime au même titre que beaucoup d’entre nous. Si une partie de moi t’en veut pour ce que tu as fait à Ibranhem, une autre ne peut pas s’empêcher de se réjouir que tu sois là. Malgré tes contradictions, tu m’as dit et prouvé qu’au moins une partie de toi était mon fils. Pour tout ce que je n’ai pas su faire pour toi par le passé, je veux t’aider, mais je ne peux pas te faire passer avant tout ceux dont je suis responsable.
— Qu’est-ce que ça veut dire, exactement ?
— Que tes conditions de vie s’amélioreront nettement si tu me prouves que tu n’es plus un danger pour les autres, ou que tu as envie qu’on t’aide à ne plus en être un.
— Comment je peux faire ça ?
— Tu es sur la bonne voie. Le fait que tu te montres plus coopératif qu’hier est un pas en avant. Tu es peut-être d’assez bonne humeur pour me parler de l’arcane de ta naissance ?
Bard hésita un court instant, puis se résigna, comprenant que le silence ne défendait pas ses intérêts.
— C’était un homme qui savait parler à toutes les choses : le ciel, la terre, le feu… Et les choses lui répondaient. Vous savez, les choses n’ont pas l’habitude qu’on leur parle. Qu’on leur parle vraiment, je veux dire. La première voix qu’ils entendent, c’est comme découvrir d’un coup tous les mots du langage. Le dragon n’avait jamais entendu la voix de sa mère, ni d’aucun dragon. Personne ne lui avait jamais parlé. La voix de Yue, c’est la première qu’il a entendue. Puis celle de l’homme, la seconde. Mais il aurait fait n’importe quoi pour une de ces deux voix… L’homme parlait à toutes les choses et moi je lui ai répondu. Mon corps, mon sang, mon feu… C’était comme devenir fou. Je devais faire ce qu’il me demandait ou mon cœur allait s’arrêter. Et il voulait que je retrouve la fille de sa sœur : Yue, justement. Mais elle n’était plus dans la Réalité. Alors j’ai cherché son sang ailleurs. J’en ai trouvé une goutte, une toute petite, incrustée dans une bague. C’était celle de l’humain. Ça m’a rendu furieux, j’ai même cru qu’il… J’ai cru qu’il l’avait tuée. Tué une des deux seules voix que j’avais jamais entendues ! Alors j’ai arraché la main qui m’avait pris la moitié de mon monde. Il aurait attendu la mort longtemps si l’homme ne l’avait pas achevé. Mais il était en colère aussi, alors il nous a attaché, deux corps dans un corps. Il m’a sauvé, ou il m’a puni, je ne sais pas… Et l’humain en veut à Yue, parce qu’il a besoin d’en vouloir à quelqu’un. Puis il y a eu…
Hiram ne comprenait que substantiellement le récit du fabuleux, mais y entendait l’accent de la vérité. Il observa une minute de silence.
— L’un de vous sait-il le nom de cet homme ? finit-il par demander.
Bard sourit.
— L’homme s’appelle Lith Manëlesi. Je sais aussi que le jour où Lith comprendra que Gerane et morte et que sa nièce n’est pas à Arë’n, il la cherchera et il la trouvera… Ils savent se reconnaitre. Leur emprunte est claire. Leur odeur est… sucrée. Je crois que Yue. Vous devriez aller voir.
Les traits déchirés par l’incompréhension, ou peut-être la peur de comprendre, Hiram resta muet.
Des pas précipités se firent entendre dans l’escalier. La haute silhouette de Fareh se cadra sous le bas plafond du sous-sol. Elle venait lui apprendre le retour des deux fugueurs.
Hiram se leva, déposa le collier de jasmin à portée de main du fabuleux, puis le quitta sans rien ajouter.
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