31.1
Les deux épouses d’Hiram Adade avaient un point commun : lorsqu’elles désiraient la paix, elles prétextaient la maladie. Au lendemain du jour étrange qui avait plongé le palais dans le chaos, Mildred s’était choisi la fièvre, Maleka, la migraine. Dès lors, elles gardèrent si bien le lit qu’elles s’abîmèrent réellement la santé proportionnellement au moral.
Plusieurs jours, plusieurs décans, le palais fonctionna de travers. Beaucoup de tâches durent être négligées pour ne pas sacrifier l’essentiel : soigner les blessés, entretenir le dialogue avec Bard, s’occuper des jumelles et veiller sur Yue qui, elle-même, veillait sur Isaac.
Yue veillait réellement sur Isaac. L’attention qu’elle lui portait ne relevait pas du jeu d’enfant et ne souffrait aucune concurrence. Tous les matins, elle lui séchait délicatement les cheveux avant de patiemment redéfinir ses boucles au moyen d’un trait d’huile. Elle découpait les morceaux trop grossiers de ses assiettes à chaque repas pour l’encourager à manger, lui faisait prendre l’air lorsqu’il faisait beau et lui trouvait de l’ombre aux heures où le soleil tapait trop fort. Le soir, elle le bordait, soit en lui racontant des histoires de son invention, soit en l’éventant pour lui apporter de la fraîcheur lors des nuits trop chaudes. Enfin, elle se vexait toutes les fois qu’une tierce personne proposait faire ces choses à sa place.
La petite fille se montrait moins bienveillante vis-à-vis d’elle-même. Il s’agissait parfois de la forcer un peu pour lui faire accepter des soins nécessaires. Elle n’avait jamais eu de bonnes habitudes de sommeil ni d’alimentation et peinait beaucoup à les prendre. Les mauvais jours, la tenir pouvait s’évérer particulièrement difficile. La petite profitait du moindre défaut de surveillance pour s’adonner à des bêtises dangereuses et essayer de la reprendre donnait souvent lieu à des scènes au bout desquelles elle s’enfermait dans le silence.
Les bons jours, elle épuisait le palais de ses jeux et de ses rires pour le plus grand bonheurs de tous les enfants, Ibranhem comprit.
Les jumelles s’amélioraient en langue des signes au contact de Yue et d’Isaac. Tous n’avaient que cela en commun pour communiquer. Emaëra apprenaient sensiblement plus vite que sa sœur, aidée par son naturel volubile. Par la force des choses, Ismé participait de moins en moins aux jeux des trois autres et finissait par faire bande à part. Hiram le déplora au commencement puis, jugeant qu’il y aurait du bon à ce que ses jumelles cessent de se comporter en siamoises, il encouragea Ismé à voir et recevoir des amis tant que cela le lui plairait. Maleka ne s’y opposa pas. Elle n’exprima même pas d’opinion sur la question. Ismé usa allégrement de cette permission inespérée.
Pour garder l’œil sur les enfants autant que possible, Hiram avait pris l’habitude de travailler à l’extérieur en début et fin de journée, soit sous le patio de la cour, soit sur le balcon de sa chambre qui donnait sur les jardins. Lorsque la chaleur les faisait s’en retourner vers l’intérieur, lui-même visitait alternativement la chambre où Ibranhem reprenait doucement des forces et le sous-sol dont il n’avait pas réussi à faire déménager Bard. S’il s’était écouté, il aurait offert au fabuleux la chambre qu’il réservait à son fils cadet depuis sa naissance. S’il avait écouté Mildred, Bard serait enterré plus bas que la cave.
Le quotidien de Bard consistait à oublier et à se souvenir de choses banales, à s’émerveiller puis à maudire tout ce qui l’entourait et, enfin, à poser des questions auxquelles personne n’avait de réponse. Qu’allait-il devenir exactement ? Quand aurait-il le droit de voler à nouveau ou seulement de marcher sans chaînes ? En somme, il se montrait aussi impatient que pouvait l’être un garçon de treize ans privé de perspective et d’occupation.
Fatalement, le bruit de son existence s’était répandu dans la petite ville. Sans qu’on sût qu’une part de lui avait été le fils d’Hiram, la rumeur tenait pour acquis qu’une créature mi-homme mi-monstre habitait la cave du palais. En d’autres termes, elle ne se trompait pas.
Cela posait problème à Hiram d’un point de vue légal. Si le Jerada était des derniers gouvernements à ne pas être en guerre ouverte contre toutes les races fabuleuses, il n’y était pas moins proscrit d’en héberger clandestinement. Il lui faudrait déclarer Bard et obtenir que cela ne lui ôtât pas de liberté fondamentale.
Hiram eût voulu que Mildred soit de son bord face à cette situation. Lui était homme de lettres, condamné par son héritage à s’inquiéter de chiffres. Sa seconde épouse, elle, était une femme de loi. Elle avait le tour d’esprit de ceux qui les écrivaient et, par le fait, les manipulaient à leur guise. Cependant, il s’estimait déjà heureux qu’elle ne s’opposât pas ouvertement à lui, fut-ce au prix de son alitement.
Tant qu’Hiram s’inquiétait de questions légales, il se penchait également sur le cas de Yue avec attention. Il ne savait encore rien, ni de la procédure d’affranchissement enclenchée par Mildred, ni du succès de sa démarche. Aussi croyait-il être empêché de l’inscrire à l’école ou de la placer sous préceptorat sans la condamner à être, le temps de ses leçons, esclave de ses instructeurs.
Il avait promis à la pauvre petite une vie agréable et ne voulait pas se parjurer, ce malgré tous les risques que sa présence représentait. Il n’oubliait pas le massacre de son cirque, l’attaque de l’huldra, la magie de son frère, les révélations de Bard… tout ramenait à elle ainsi qu’à un nom : celui de Lith Manëlesi.
Hiram disposait de suffisamment d’éléments nouveaux pour rediligenter une enquête sur le massacre du cirque et la disparition du père de Yue, le tout sans avoir à en informer Mildred. Le tout était d’investiguer sans alarmer d’instance gouvernementales. Tout ce qui se rapportait aux aranites faisait pousser les hauts cris en haute sphère, non seulement à l’Empereur Réel, mais aussi au Sultan Jeradien. Fallait-il risquer persécutions politiques et incidents diplomatiques pour une petite fille ? Ou abandonner l’idée de la réunir à son père disparu comme d’obtenir justice pour son foyer décimé ?
Pour le moment, Hiram se contenterait de garder l’œil ouvert sur en espérant que le ciel ne leur tombât pas sur la tête sans se donner la peine de prévenir.
Une nuit sans lune, le chant mélancolique d’un rapace endormait l’esprit du mestre du palais perché sur son balcon, une toux feinte lui révéla une présence derrière lui. Dans la pénombre, il lui fallut un temps pour reconnaître Krisha. Elle avait refaçonné son habit de travail de façon à ce qu’une chute de voile recouvrît l’absence de son bras droit. Pour parfaire la négation de sa diminution, elle avait mis fin à sa convalescence de façon prématurée en se remettant à l’ouvrage.
Des spasmes lui agitaient intempestivement l’épaule, les longues marches la mettait en nage et les efforts prononcés qu’elle s’acharnait à fournir ralentissait sa cicatrisation, mais Maleka ne pouvait se résoudre à la priver de sa fierté de soldate en la forçant à garder le lit.
— Bonsoir, la salua Hiram. Puis-je t’aider, Krisha ?
Elle baissa les yeux. Au creux de son bras valide était un porte-documents de teinte sombre.
— Pardon, Mestre. J’ai pris une liberté que vous pourriez me reprocher.
Hiram songea qu’elle faisait allusion à sa présence dans l’aile droite, mais comprit vite que le fait était plus grave.
— Vous vous occupez de Mademoiselle Yue plus que Mestresse Rowena et Mestresse Maleka. Je vous regarde comme la seule personne réellement soucieuse de son bien-être et capable d’y pourvoir en ces murs. Ainsi j’ai…
Incapable de terminer sa phrase, elle se contenta de présenter le porte-document à Hiram. Il avança pour s’en saisir. Dès qu’elle fut débarrassée, Krisha demanda son congé, l’obtint, s’inclina, puis s’esquiva.
Hiram s’installa sous sa lampe pour découvrir le contenu entré en sa possession. D’abord, il tomba nez à nez avec ce qui lui sembla être un acte de naissance dont l’essentiel était écrit en idéogrammes xe-en. Ses soupçons furent confirmés lorsqu’il trouva le même document, cachets, tampons et signatures en règles, complété en Réel ; l’acte de naissance de Yue.
Née au premier décan du prévernal li-hore, elle aurait neuf ans dans quelques lunes. Yo Rin Temehn, son père, en avait vingt-trois. Un triangle régulier barré d’une médiane ponctuait son nom, signe de son état d’esclave.
Une grande croix d’encre ancienne barrait tout le paragraphe destiné à la mère. Dans la marge, une mine de plomb avait laissé une inscription indéchiffrable.
Sous ces deux documents s’entassaient plusieurs autres : les traces d’un suivi médical rigoureux, des rapports annuels d’activité, de longues listes d’observations diverses, des pages codées… le sceau des Makara figuraient sur la plupart d’entre elles. Un exemplaire du certificat de changement de mestre dont Hiram possédait une copie se présenta au bas de la pile, épinglé à une lettre remarquablement calligraphiée sur papier épais, incurvé comme après avoir été longtemps roulé.
Ce document faisait état de l’exhérédation de Yo Rin Temehn et de sa descendance, ratifié par So Hae Temehn, Comtesse de Tem.
Hiram se renfrogna. Ce nom ne lui était pas inconnu. Il y rattachait le visage d’une femme qu’il avait pu croiser dans le monde lors de ses séjours chez Mildred. So Hae avait peut-être même assisté à leur mariage, quinze ans plus tôt. La lettre était datée d’il y avait moins de sept ans, soit plus d’un an après la naissance de Yue.
Quoiqu’Hiram aimât penser que Rin vivait encore, la réunion de ces pièces écrites lui laissait le sentiment amer d’être le dernier secours que la petite Yue avait au monde.
Providentiellement, un dernier document se présenta sous celui qu’il finissait de lire : lourd de cachets agrémentés de rubans et fleuri de signatures, dont une imitation de la sienne, il attestait de l’affranchissement de Yue. Depuis une vingtaine de jours au moins, il était déjà ce qu’il cherchait à devenir : son tuteur.
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