33.2

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Bard battit nerveusement des paupières. À chaque itération de ce mouvement spasmodique, ses iris gagnèrent en éclat jusqu’à revêtir leur lueur magmatique.

— En volant ? répéta-t-il.

— Oui, confirma Yue.

Il expira, cynique.

— Tu sais voler ? persifla-t-il.

— Toi, tu sais voler. Moi, je sais monter.

— Je… je suis un dragon, rappela-t-il, ahuri d’avoir à le faire, pas une licorne. Tu sais quelle température peut atteindre la cuirasse d’un vulcanien ?

— Non. C’est important ?

— Oui, c’est important ! Ça l’est si tu veux rester en vie, en tous cas. Même si on trouvait un moyen de te faire tenir sur mon dos, qui te dit que j’arriverai à te porter en plein vol ? Je m’en sors à peine tout seul et je… J’aurais de gros problèmes s’il t’arrive quelque chose. J’ai pas le droit de sortir de la cave ou de te parler !

— Et t’es content, comme ça ?

Il y eu un silence.

— Transforme-toi, ou rentre au palais tout seul.

Bard se concerta avec lui-même. La perspective de pouvoir déployer ses ailes après les avoir si longtemps comprimées plaisait à son être draconique, sans compter que la voix de Yue lui commandait l’obéissance, sans qu’il ne comprît pourquoi. Cependant, l’humain était en tétanie. Somme toute, la décision finale revenait à l’entité nouvelle née de leur fusion.

C’est une gamine, songea-t-il dans un moment de lucidité. Elle va se brûler, chouiner un peu et laisser tomber.

En dépit de la maturité et de la dureté qu’elle se plaisait à feindre, Yue retombait encore assez régulièrement dans les travers de son âge.

— Tu veux bien te retourner ? la pria-t-il.

Elle voulut bien. Après un bref coup d’œil circulaire pour s’assurer qu’aucune autre âme n’errait sur les toits de la petite ville portuaire, il se dévêtit et laissa la chaleur arcanique lui parcourir le corps. Ses cornes incrustées se dressèrent en couronne sur son front. Le cuir et le minerai lui noircirent les mains, les bras, le buste… Sa colonne vertébrale s’arqua brutalement. Un gémissement bestial accompagna son craquement sinistre. Les ailes se firent jour à travers la chair, tendues, nerveuses, immenses. Elles avaient peut-être un peu poussé depuis le premier vol du jeune reptile.

Il s’ébroua du museau à la queue, soulevant ses épines dorsales. Les crocs lui vinrent, timides, suintants de salive ardente. Ainsi changé, il se présenta à Yue.

Elle approcha la main. Il eut un mouvement de recul, craignant pour elle plus que pour lui-même. Malgré lui, elle atteignit sa cible et le gratifia d’une caresse insensément apaisante. Au moment où Bard se serait attendu à l’entendre crier de douleur sous l’effet de la brûlure, il sentit un voile de fraîcheur lui recourir la figure. Son cœur s’emballa. La chaleur décuplait sous sa peau, proportionnellement au froid à la surface de celle de Yue.

Celle-ci prit la liberté de se hisser sur le dos du dragon, les jambes logées à la naissance de ses ailes. Le même phénomène se produisit, arrachant un frisson à la chimère.

Yue manquait de prises sans selle ni surfaix au dos d’une créature qu’elle connaissait si peu. Elle s’éclaircit la gorge pour se donner contenance.

— Tu… t’as qu’à faire comme d’ha… ah !

Pris de hardiesse, et pour dissiper l’inconfort de la chape de glace qui lui pesaient l’échine, le dragon s’élança, manquant de désarçonner sa cavalière. Gauchement, trébuchant, il courut, sauta de toit en toit, plus rapide que ne l’était le plus leste des étalons, et plus folâtre que ne l’étaient les papillons au sortir de leurs chrysalides.

Le vent, furieux, tourmenté par ce projectile lancé à vive allure, contraignait Yue à garder les yeux presque fermés et le corps crispé.

Enfin, le bord. Yue inspira profondément.

Les muscles bandés à l’extrême, les ailes ouvertes, le dragon donna la première impulsion. La force du décollage comprima Yue à l’écaille minérale. Privée de souffle, les yeux exorbités, elle sentit un cri naître dans sa poitrine, puis obstruer sa gorge.

Jetant son ombre immense sur l’erg de l’Almahar, Bard allongea son corps reptilien sur l’air et se laissa porter. Véritablement, il se sentit libre et léger pour la toute première fois. Tout en planant, il s’imaginait être une étoile rousse filant dans le ciel noir ; une étoile capable de courir le monde.

Grisée par l’adrénaline, la cavalière poussa une exclamation perçante teintée d’euphorie. Dès que leur vitesse stabilisa, la hardie voltigeuse se redressa et alla tendre les mains vers ciel, comme pour saluer un public d’étoiles. Sa cape de toile fine tonnait sous les rigueurs des courants ascendants à la façon des clameurs d’une foule endiablée. Au hasard des roulis du dragon, il arriva que l’attache de l’étoffe cédât. Le vent l’emporta, laissant la petite fille vêtue de son seul habit de nuit, dont la chemise se gonflait d’air pour lui flotter autour du corps.

Des larmes de joies lui perlaient au coin des yeux. Elle retrouvait des sensations trop longtemps oubliées.

— Là ! s’écria-t-elle subitement, sa voix étouffée par la pression de l’air.

Quoiqu’il ne vît pas son bras tendu, Bard devina qu’elle lui désignait une éminence rocheuse qui, s’il l’avait remarquée depuis un moment déjà, devait tout juste être entrée dans le champ de vision de la petite fille.

Le cauchemar débuta. Il allait falloir atterrir. Bard avait déjà redoublé de fortune en réussissant à décoller. La phase terminale de ses vols n’avait jamais été couronnée de succès.

Déstabilisé par la perspective de sa chute prochaine, il n’en dégringola que plus sûrement. Le sol se fit bien trop proche en un battement de cils. Bard s’agitait en tous sens sans parvenir à synchroniser les mouvements de ses ailes. L’heure n’était plus à l’alacrité. Yue elle-même saisissait la gravité de sa position.

Un nouveau cri, horrifié, chercha à lui transpercer la gorge. Trop tard. À la façon d’astres tombés du ciel, ils heurtèrent les dunes en une giclée prodigieuse de sable.

La poudre retomba, indolente. Gisant au fond du cratère né de leur impact, les muscles agités de spasmes, Bard tâchait de recouvrer ses sens. Il se dressa sur ses pattes et piétina en cercle, désorienté. Il cherchait sa petite cavalière.

Désespéré de ne pas la voir, il huma frénétiquement l’air à la recherche de son odeur. Très vite, ses narines s’emplirent de celle du sang de la petite fille. Éperdu, il gratta le sol aux endroits où elle lui paraissait plus intense. Son cœur semblait sur le point d’exploser.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

Le dragon se retourna en sursaut. Essoufflée, très échevelée, la main comprimée sur un bras dégoulinant de sang, Yue se retenait de pleurer.

— Faut que tu travailles tes réceptions, grommela-t-elle d’une voix chargée de sanglots. T’aurais pu me dire que tu savais pas atterrir.

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