34.1

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La voix d’Hiram portait naturellement et, sous l’effet de la colère, tonnait comme la foudre. Ses échos faisaient vibrer tout le sous-sol. Yue l’entendit sitôt que Krisha lui en ouvrit la trappe. Elle eut un mouvement de recul et déglutit. Son tuteur s’époumonait en jerild, mais comme lorsque Rin l’assourdissait de remontrances en son xe-en, elle n’avait pas besoin d’y comprendre grand-chose pour se savoir en mauvaise posture.

— Après vous, Mademoiselle, la pressa Krisha.

Elle aussi était un peu remontée contre la petite fille. Comme Maleka, elle avait le sentiment de passer pour incapable et le supportait mal. Cela lui pesait d’autant plus qu’elle craignait pour sa place depuis la perte de son bras. À quoi pouvait servir une cheffe de garde incapable de protéger une enfant contre ses propres lubies ?

Yue avançait d’un pas raide, engourdie par la douleur autant que par l’appréhension. Tout en marchant, elle tâchait de se rappeler l’exercice de concentration que préconisait son père pour ne pas perdre ses moyens sur scène, ou devant les mestres : se mettre les oreilles à l’intérieur du crâne, s’écouter respirer, calmement, projeter son regard, serrer les dents – les serrer sans se mordre les joues ; partir par la pensée, aussi loin que possible, dans un monde où rien ne faisait peur ou mal. Tout à fait éteinte, la conscience en-dehors du corps, elle prit le dernier tournant en direction de la cellule du fabuleux. La porte en était grande ouverte. Hiram se tenait devant. Les mains solennellement jointes dans le dos, il allait, venait, s’essoufflait à aligner des formes négatives à un rythme soutenu, presque litanique.

Bard se tenait prostré à l’angle de sa prison, l’air contrit. Au milieu de la pièce, négligemment assis dans l’attitude d’un spectateur, Ibranhem se balançait en équilibre sur un unique pied de chaise. Sa présence interpella Yue, ébranlant son état de semi-conscience. Son pouls s’accéléra si subitement qu’elle en eut le souffle coupé.

— Te voilà, salua froidement Hiram. Yue, tu t’en doutes, je ne suis pas content de toi.

Si elle baissa les yeux en s’efforçant de se donner l’air humble, son menton resté haut lui donnait celui du dédain. Son tuteur se renfrogna.

— N’appuies pas sur ta jambe blessée. Assieds-toi.

Ibranhem quitta l’unique siège de la cellule et le présenta à la petite fille. Elle prit place. Krisha voulu se retirer mais Hiram le lui défendit. L’atmosphère s’en fit plus pesante.

— Tu me causes plus de soucis que de raison, ma pauvre petite, déplora-t-il. Je voudrais passer tout le temps que j’ai pour toi à chercher les moyens de te rendre heureuse. Au lieu de ça, je dois réfléchir à une façon de corriger tes défauts d’obéissance, sans arrêt. Pense que c’est pour ton propre bien que je t’impose des règles. Tu vois bien, déjà, que tu ne laisses pas à ta cheville le temps de guérir et que tu multiplies les accidents. Tu finiras estropiée si tu t’acharnes ! Et si le mal que tu t’infliges ne suffit pas à te le faire comprendre, je me vois obligé de doubler ta peine pour t’empêcher de recommencer, et ce autant de fois que nécessaire.

Le cœur battant toujours plus violement, elle s’agrippa fermement les coudes pour réprimer un frisson naissant.

— Je ne parle pas de te battre, l’assura-t-il, mais à partir de maintenant, je vais devoir te tenir plus fermement. Pour commencer, nous t’avons fait la faveur de laisser Isaac partager ta chambre jusqu’ici. Ce temps est révolu. Je lui en ai fait préparer une autre dans l’aile des hommes, il s’y installera dès ce soir. Quant à la tienne, j’y ferai installer deux verrous : un à la porte et l’autre à la fenêtre. Je te sais assez habile pour t’en faire une sortie et je ne veux pas prendre de risque. Cela ne me plait pas du tout d’avoir à t’enfermer, mais jusqu’à ce que tu deviennes plus raisonnable, j’y serai obligé. Il y a une heure pour dormir et des endroits pour jouer. Cela implique que tu n’as rien à faire sur le toit au milieu de la nuit.

La confusion ourla les traits de Yue d’une gravité presque comique. Était-ce donc bien l'affaire du toit qu'on lui reprochait ? Qu'en était-il alors de Bard ? Tout cela avait-il à voir avec Ibranhem ?

— Je te l’ai déjà explicitement défendu, Yue, je te prie de ne pas jouer l’étonnement, s’irrita Hiram.

Elle déconstruit son expression faciale et se raidit sur sa chaise. Son tuteur soupira, puis leva les yeux vers Krisha.

— À partir d’aujourd’hui, je voudrais que tu te consacres exclusivement à accompagner Yue. Je te ferai confier les clefs de sa chambre. Tu pourras vaquer à d’autre occupations si elles ne te contraignent pas à te séparer d’elle ou aux heures où elle est supposée dormir.

— Je… mais… balbutia-t-elle. Mon handicap ne m’empêche pas de travailler, Mestre. Je suis tout à fait capable remplir toutes mes tâches.

— Du travail, tu en auras, promit Hiram. Je désire que tu prennes une part importante dans les nouvelles occupations de Yue.

Redirigeant son attention sur cette dernière, il poursuivit :

— Il y a de ma faute dans tes égarements. J’ai négligé trop d’aspects de ta personnalité en voulant te faire vivre ici au même rythme que mes enfants. Ton état de cavalière et ta vie itinérante te seyaient davantage. Je ne peux pas te les rendre tels que tu les as connus, mais je peux t’en rendre quelques agréments. Je t’offre de te faire reprendre les sports hippiques et l’exercice physique sous la supervision de Krisha. Le reste du temps, tu seras encadrée par ton nouveau précepteur.

Ce disant, Hiram avisa son fils aîné, toujours debout derrière Yue.

— Ibranhem se chargera de vous donner des leçons à ton frère et toi. Je ne pense pas que vous soyez prêts pour l’école et je ne veux pas faire entrer plus d’inconnus dans votre quotidien pour le moment. En parallèle, il préparera son concours d’entrée à l’université.

Il fit peser sur son fils aîné un regard lourd de reproches.

— Je ne suis pas content de lui non plus, ajouta-t-il. Lui aussi me désobéit et pousse même son frère à la faute. J’espère qu’il se corrigera pour te donner le bon exemple.

— Je le ferai, Mon Père, promit Ibranhem.

Sa voix avait le teint de l’ennui et de la désinvolture. Néanmoins, crispées sur le dossier de la chaise qu’il avait cédé à sa nouvelle élève, ses mains tremblaient.

— Assez de tout cela pour le moment, décréta Hiram. Au chapitre des bonnes nouvelles, j’ai enfin quelques annonces à faire. En premier lieu, la rumeur circule au Menèg qu’une jeune fille capable de se transformer en bête fauve erre en Terres Connues. Les autorités impériales sont à ses trousses. Si elle est arrêtée, nous pourrons espérer beaucoup de réponses à nos questions lancinantes. L’espoir nous en est enfin permis. Je te tiendrais au courant des avancées qui me parviendront.

Yue opina, plus par automatisme que par assentiment véritable. La situation lui échappait absolument.

— Bard, je pense avoir trouvé le moyen de te rendre un peu de liberté, poursuivit Hiram. Un peu, j’insiste. Mais c’est une solution temporaire plus tolérable que l’actuelle et elle devient presque nécessaire, suite aux évènements d’hier soir.

La fabuleux leva la tête avec appréhension.

— J’aurais du mal à te protéger des idées quelque peu radicales de Mildred en prenant possession de tes droits de vie. Sans cela, pourtant, je ne peux pas répondre légalement de toi. Je ne peux pas non plus t’imposer à Maleka. Cela reviendrait presque au même et risquerait au surplus de la mettre dans une situation délicate dans le futur. Reste une solution quelque peu retorse. Si je te place sous le nom de Yue et que tu ne blesses plus personne, nul ne pourra l’exproprier avant sa majorité, ce qui est une sécurité autant qu’une contrainte. Partout l’empire, cet âge est fixé à dix-huit ans. Si Yue veut bien accepter ta responsabilité et que tu t’engages à ne pas la lui rendre pénible, vous n’avez qu’un mot à dire chacun et cette vilaine cave ne sera plus qu’un souvenir.


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