36.1
Mildred ne se levait jamais avant onze heures du matin. Elle se faisait servir le petit-déjeuner à l’heure où les cuisines lançaient la préparation du déjeuner, obligeant les esclaves à déranger leurs habitudes. Tara, en particulier. La petite nouvelle de la maison avait été attachée au service personnel de la seconde épouse. Des quatre femmes qui partageaient son statut, elle paraissait être la seule à supporter le caractère impérieux de la seconde mestresse. C’était elle qui l’accompagnait tout le jour, transmettait ses ordres et subvenait à ses besoins immédiats. La dernière fantaisie de Mildred était de se faire éventer. Pour cela, elle avait fait l’acquisition d’un immense flabellum à plumes, comme en brandissaient les servantes de maharanis, que la jeune esclave ne faisait que lever et baisser de l’approche du zénith au coucher du soleil.
Cette après-midi, alors que Mildred lisait paisiblement, assise au fond sa chaise en osier favorite, Tara se sentit faiblir et dut cesser de lui brasser de l’air. Cela lui valut un regard réprobateur. Elle serra les dents dans l’attente d’une remontrance qu’elle pensait inévitable. Cette remontrance ne vint pas. Mildred se contenta de soupirer.
— Quel âge as-tu, Tara ? lui demanda-t-elle d’un ton sans humeur.
Son accent jerild s’améliorait de jour en jour et, sitôt qu’elle arriverait à insuffler un peu plus d’air à ses consonnes, elle pourrait faire figure de native auprès des étrangers.
— J’ai… j’ai quatorze ans, Mestresse.
Mildred battit des paupières avec la nonchalance d’un papillon ensommeillé.
— Tu es… jeune. Plus que je ne le pensais.
— Je suis une femme, répliqua-t-elle légèrement vexée.
— Une femme, oui, probablement. Mais pas une adulte.
Mildred ferma son roman, décroisa les jambes et se leva.
— La chaleur est supportable, aujourd’hui, je te dispense de ta corvée d’éventage. Où est mon ombrelle ?
Tara s’empara du manche de l’objet désiré et déploya ses grandes ailes de dentelle au-dessus de sa mestresse.
— Allons nous promener dans le jardin. Non, se ravisa-t-elle, Maleka y passe trop de temps. Allons en ville.
— En ville ? Vous êtes sûre ?
— Tu parles trop, Tara. Pour la centième fois.
Tara s’excusa en se flagellant mentalement. Elles traversèrent toute la cour d’un pas que la jeune esclave trouva insupportablement lent. Mestresse Mildred avait toujours eu ce genre d’allure grave, mais dernièrement, elle était empreinte de plus de fatigue que de majesté. Ses jambes par trop amaigries paraissaient prêtes à se dérober à chaque pas qu’elle faisait.
Justement, elle vacilla, comme au commencement d’un malaise. Tara se précipita pour la soutenir alors qu’elle pointait l’objet de son trouble d’un doigt squelettique tremblant.
Le soleil jouait de ses rayons sur le front écaillé du fabuleux comme à la surface d’un bassin d’eau claire. Son image ondoyait dans le jour. Adossé au mur de terre cru qui encadrait la cour, il balayait les environs de ses yeux clairs, si clairs… Le fils de Mildred avait toujours eu les yeux sombres, à son grand dam. Elle aurait voulu qu’il les ait eu bleus, comme elle, comme Léopold, comme leurs parents… comme la famille qui ne les accepterait jamais plus, ni elle, ni cet enfant maudit.
— Que fait-il dehors ? s’étrangla-t-elle.
Tara n’était pas sourde. Entre les cuisines, les dortoirs et les communs, des histoires se racontaient, dont celle de l’escapade du dragon et de sa demi-libération prochaine. Pour sa part, elle trouvait étrange qu’un fabuleux pût devenir autre chose que l’esclave le plus bas d’une maison, fut-il fils de mestre. L’idée ne paraissait pas choquer les vieux serviteurs de la maison, cependant. Ainsi, Tara gardait ses opinions pour elle.
Bard les remarqua à son tour. Il s’immobilisa brusquement. Hiram le rejoignit, posa la main sur son épaule, suivit son regard jusqu’à celui de sa seconde épouse… ils convergèrent tous d’un pas réticent vers le centre de la cour.
— Vous avez pris des initiatives, constata Mildred sur le ton du reproche. Sans me consulter.
— Je ne voulais pas perturber votre convalescence, chère amie.
— Ne faites pas semblant d’avoir pitié de moi quand vous jetez sous mes yeux ce qui a provoqué ma maladie ! Que prévoyez-vous ? Le faire vivre parmi nous en plein jour ? Mes aînés finiront par avoir vent de cette histoire, et ils ne seront pas contents ! Comment osez-vous, Hiram ? Cette chose a volé le visage de notre fils !
— Je n’ai rien volé ! s’insurgea le fabuleux. C’est mon visage !
Une gifle sonore s’abattit sur sa joue déjà rouge de colère. La dureté de ce geste et la sècheresse de la main qui l’avait porté était familière à un des êtres qu’il avait été.
— Mildred ! s’indigna Hiram.
— Je ne veux pas de cette chose ici. D’ailleurs, je ne veux pas non plus de la Li-Hore et de son mage de frère. Il est plus que temps de nous débarrasser d’eux.
— Je suis le tuteur de Yue et des démarches sont en cours pour faire de moi celui d’Isaac aussi. Je n’ai pas l’intention de les abandonner à qui que ce soit d’autre qu’à leurs parents. Quant à Bard, nous…
Mildred pouffa.
— Bard ? N’avez-vous rien trouvé de plus ridicule que ce diminutif ?
— Parce que Benabard, ce n’est pas ridicule ? se plaignit le fabuleux.
Prévisible, une seconde gifle retentit, plus percutante que la première. Cette fois, Bard décoléra et recula d’un demi pas.
— C’était le nom de ton arrière-grand-père ! tonna Mildred. Un homme respecté de tous ! J’ai dû mener des batailles pour te permettre de le porter, alors respecte ton…
Elle s’interrompit, consciente que ses mots l’avaient trahie.
— Nous en reparlerons, conclut-elle à mi-voix à l’attention de son mari. Cependant, je vous déconseille de multiplier les initiatives d’ici-là.
☼
Les retrouvailles de Bard et de sa mère avaient laissé le garçon pensif. Il pensait s’être déjà imaginé le pire de ce que ce moment aurait pu être : son mépris, son rejet, ses cris, sa violence, le tout à l’extrême. Cela n’en était pas moins douloureux.
— Je crois qu’elle me déteste depuis toujours, se résigna-t-il.
— Mildred ne pensait pas tout ce qu’elle a dit, lui répondit Hiram.
Bard ne s’était pas adressé à lui mais fut assez peu surpris de constater qu’il avait pensé à voix haute. Ce défaut lui venait de loin.
— Tu n’avais pas encore vu l’entrée remise en état, ce me semble, poursuivit le mestre.
— C’est vrai. Elle est très belle. Toute votre demeure est somptueuse.
— C’est aussi la tienne, insista Hiram.
Il entama son ascension du grand escalier, talonné par le fabuleux.
— Je te l’ai dit, ce n’est pas une vie d’homme libre que je t’offre. Tu ne pourras toujours pas quitter le palais seul. Jusqu’à ce que les habitants de la ville s’habituent à toi, tu ne pourras te déplacer qu’avec Yue et Krisha. Officiellement, cette petite fille est ta mestresse, et c’est comme telle que tu devras la présenter aux inconnus qui te demanderont qui tu es.
— Je dois l’appeler Mestresse ? fit-il avec une pointe de dégoût dans la voix.
— Inutile d’aller si loin. Respecte-la comme tu respecterais une sœur qui te rend un grand service.
— Mais si elle… m’oblige ?
— Du haut de ses huit ans, elle ne peut pas t’obliger à grand-chose, plaisanta Hiram.
Bard sourit nerveusement, conscient du contraire.
Ils arrivaient au bout de l’aile gauche et se tinrent bientôt devant la dernière porte du couloir.
— Ta chambre, lui présenta Hiram. Celle de Benabard, à vrai dire. J’imagine que vous pouvez la partager tous les trois à partir de maintenant.
Un moment de complicité dans la gêne s’ensuivit entre les deux hommes. Ils se décidèrent à entrer. Les yeux du fabuleux s’écarquillèrent. Il s’enfonça dans la pièce presque sans s’en rendre compte.
La chambre lui évoquait un souvenir lointain. Rien n’y manquait. Un lit immense trônait au centre, sous un grand baldaquin translucide. Bard reconnaissait les draps dont il était couvert comme appartenant au même ensemble que ceux de sa couche du sous-sol. Un grand coffre gisait ouvert aux pieds du lit, rempli d’objets en bois, tissus et cire : des jouets.
Un placard aux portes pliables abritait une quantité astronomique de vêtements, certains de taille enfantine, d’autres semblant devoir lui seoir à la perfection. Dans un coin, deux fauteuils bas et une pile de coussins formaient un salon autour d’un meuble à étagères. Plusieurs générations de livres s’y entassaient, des contes imagés aux essais philosophiques.
Cette chambre était celle du fils d’Hiram. Depuis toujours. Et elle avait toujours été prête à l’accueillir. La gorge du fabuleux se noua malgré lui.
Il s’empara d’un lourd ouvrage dont la tranche lui paraissait familière. En première de couverture, il lut :
— Atlas Légendé des Guerres de Sainte-Légende, Le Triangle Martial.
Ses yeux s’embrumèrent alors que ses pouces écailleux glissaient sur la reliure du cadeau de son treizième anniversaire.
— Désolé, s’excusa Hiram, je sais que… que mon fils n’aimait pas ce livre.
— Ce livre est parfait, le rassura Bard. Et vous aussi. Votre fils est stupide de pas l’avoir compris plus tôt.
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