43.1
La lumière du jour s’arrêtait au nu des fenêtres de la demeure baronniale. Celles-ci avaient l’air de tableaux trop blancs, détachés du papier peint damassé par des menuiseries en ogives.
Dans la pénombre, le mobilier abondait. Il était de bois massif, de fer forgé, de pierre polie et de trophées de chasse. Des membres de chimères figés dans la mort se mêlaient aux effets de décoration. Ici, les ailes écaillées d’une sarce se déployaient au-dessus d’une cheminée, là, le buste d’un cerf aux bois fleuris toisait la porte d’une antichambre, plus loin, tenu par des fils, le squelette blanchi d’une licorne à longue défense anguleuse mimait une cabriole ; encore ailleurs, deux oiseau-tonnerres pendaient au plafond, tels des lustres. Les portes se paraient toutes de poignées en os sculptés et les sols croulaient sous d’immenses tapis de peau.
Entre autres curiosités, la nouvelle chambre de Yue disposait d’un mobile composé de papillons naturalisés suspendus par des fils d’argent, une fourrure de panthère rose trônait en édredon sur son lit – un lit d’enfant à bord haut, façonné comme un berceau – et une petite fée lumineuse dans une prison de verre et de bois blanc en forme de maison de poupée faisait office de veilleuse.
L’air fleurait la sauge, la citronnelle et le bois de chauffage. Au creux d’un fauteuil à bascule, Yue se berçait elle-même au rythme de son carrousel musical et, sans savoir quoi, attendait.
Progressivement, le ciel se teinta d’ocre et le poêle tiédit. La cantilène cessait de jouer, puis repartait, commandée par la clef d’or que Yue remontait inlassablement. L’esprit engourdi par la monotonie, elle entendit à peine entrer son tuteur. Celui-ci interrompit la ronde du carrousel en pinçant le mécanisme. La surprise arracha Yue de son fauteuil.
— Tu n’es pas supposée être en possession de cette boîte à musique, observa Léopold. Le kelpie est égratigné au flanc et l’aile gauche du pégase est éméchée, j’ose au moins espérer que ce n’est pas de ta faute.
Yue s’étrangla les mains et fuit du regard.
— C’est Madame Makara qui m’a dit que je pouvais l’avoir, expliqua-t-elle. J’ai fait très attention mais je… Pardon.
Le mestre libéra l’anneau d’or de la clef, laissant le manège aller au bout de sa chanson.
— Au moins, le mécanisme est intact, se rassura-t-il.
Il toisa sévèrement sa pupille.
— Je t’autorise à la garder, mais je me réserve le droit de te la confisquer si tu l’abîmes davantage. En attendant, tu as assez joué pour aujourd’hui. Prend un bain, change-toi, et retrouve-moi dans mon atelier après dîner : la porte rouge à gauche du grand salon. Tu trouveras tout ce qu’il te faut ici et dans les deux pièces attenantes.
Il s’en fut sans donner plus de précision, laissant Yue dans l’embarras le plus détestable. Cependant, la petite fille comprit vite qu’il lui suffisait de prendre son nouveau tuteur au mot. L’une des pièces qui jouxtait sa chambre était un cabinet de toilette muni de tout le nécessaire et d’autant de superflu. La baignoire, une pièce de fonte élégamment recourbée, était remplie d’eau fumante. Sortie du bain, Yue regagna sa chambre pour y trouver du linge propre et repassé prêt à être enfilé ainsi qu’une paire de chaussures étincelantes. Enfin, dans l’antichambre, le couvert avait été mis pour elle de l’entrée au dessert. Comme l’eau de son bain, les plats étaient chauds.
N'ayant croisé aucun domestique depuis son arrivée, Yue se convainquit que la maison elle-même répondait par magie à ses besoins. Dès lors, elle se prit à remercier le plafond et les murs toutes les fois qu’une apparition opportune facilitait son quotidien. Elle alla jusqu’à témoigner sa reconnaissance à une rambarde pour avoir empêché sa chute dans l’escalier qu’elle dévalait.
Arrivée devant la porte rouge, elle hésita entre frapper, s’annoncer, appuyer sur la clenche ou attendre un miracle.
Le miracle l’emporta.
Porté par un courant d’air, le panneau pivota sur ses gongs dans un léger grincement d’usure.
Si toutes les pièces du castel s’apparentaient à des cabinets de curiosités, l’atelier du Mestre était un musée à part entière ; un musée haut de plafond, tout habillé de rouge et de blanc en rayures verticales. Quatre immenses tentures tranchaient l’espace, non en tissu, mais en papier glacé : des affiches.
Yue et son père figuraient au centre de l’une d’elle, Rin maintenant sa fille sur son épaule tandis qu’elle s’appuyait contre lui, les bras posés en couronne sur le crâne du maître de manège. La cicatrice de Rin ne figurait jamais sur les images promotionnelles et les yeux de Yue, pour exagéré son hétérochromie, n’avaient pas de pupilles : un dessin inachevé à dessein, qui ne leur ressemblait pas mais noua de la petite fille et lui donna froid. Elle se sentait comme un soir d’insomnie, l’envie d’être consolée sans être triste, de sentir la chaleur de ses paumes sur ses joues quand son père écrasait les larmes qu’il croyait voir au coin de ses yeux et le poids de sa main sur son crâne lorsqu’il lui caressait les cheveux.
— Yue ? appela le mestre. Cesse de traîner, approche.
Le bureau du mestre était surélevé par de hauts tréteaux, de sorte qu’il travaillait debout, à la lueur ocre d’une lampe suspendue dans la pénombre comme un astre dans le vide du ciel.
— Je n’aime pas que mon temps se perde. Lorsque je t’appelle, tu es priée de te dépêcher de venir.
Yue baissa les yeux sur ses doigts entortillés.
— Pardon, je regardais les affiches.
— C’est n’est pas une excuse. Je ne te pardonnerai plus d’inexactitude à partir de maintenant. Tu as compris ?
— Oui, Mes… Oui, j’ai compris, se rattrapa-t-elle.
Cela sonnait mal, presque irrespectueux malgré les efforts de la petite pour être polie.
— Monsieur le baron sera convenable pour remplacer Mestre. Essaie de t’y habituer rapidement.
— Oui, Monsieur le baron.
Yue trouvait ce nouveau titre un peu long, mais le préférait à l’incertitude. Satisfait, le baron se munit d’un porte document et alla s’installer face à la cheminée en invitant Yue à le suivre. Elle se planta devant lui tandis qu’il en feuilletait les pages.
— Je t’ai préparé un nouveau programme d’études. En négligeant quelques disciplines inutiles au profit des chiffres et des lettres, je pense que nous pourrons te mettre à niveau d’ici moins de trois ans si tu t’appliques.
— Alors… ici aussi je dois juste étudier ? Je peux plus faire de spectacle… à cause de l’héliaque qui existe plus ?
L’idée l’effrayait au point de lui étouffer la voix.
— Je n’ai pas l’intention de gâcher ton talent. Tu vas aussi reprendre tes entrainements et peut-être faire quelques scènes dans l’avenir proche, mais j’ai surtout besoin que tu apprennes lire et écrire correctement, pour le moment.
— Pourquoi ?
— Tu n’es plus une esclave. Il serait mal vu que je néglige ton éducation. N’as-tu pas envie d’apprendre ?
Yue n’en savait rien. Les leçons d’Ibranhem l’avaient souvent frustré et découragé, voire déprimé, mais réussir à déchiffrer des phrases lorsqu’ils lisaient une histoire ensemble ou à écrire des mots de plusieurs syllabes sans oublier de lettres l’avaient aussi rendue aussi heureuse et fière.
— Qui va m’apprendre ?
— Tu la rencontreras demain. Assieds-toi.
Elle se serait agenouillée par réflexe s’il ne lui avait pas désigné le fauteuil jumeau du sien, trop grand, trop mou. Yue s’y enfonça raide, guettant les réactions du baron d’un œil farouche.
— Ta-t-on déjà parlé de ta famille ? s’enquit-il.
— Ma famille, vous voulez dire mon père ?
— Pas seulement. Bien sûr, il y a lui, mais il y a aussi ta grand-mère, ton arrière-grand-père… Je veux également te parler de ta mère : Yogaela Manëlesi. J’espère que tu n’es pas trop fatiguée, car je veux que tu sois attentive.
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